Matières premières: cinq années d’inaction fédérale

Le Conseil fédéral doit publier bientôt une nouvelle évaluation de la situation dans le secteur suisse des matières premières, cinq ans après son «rapport de base». En dépit des nombreux scandales impliquant des négociants helvétiques, les autorités fédérales ont toujours renoncé à agir pour juguler les risques, en particulier de corruption. Face à ce maigre bilan politique, Public Eye dresse son propre état des lieux et montre comment la Suisse peut et doit prendre ses responsabilités face à la malédiction des ressources, en régulant ce secteur sensible.

En mars 2013, le Conseil fédéral admettait que le secteur des matières premières pose des «défis sérieux » liés au respect des droits humains et de l’environnement dans les pays producteurs ainsi qu’à la lutte contre la corruption. Il concluait que ces défis induisent « des risques pour la réputation de la Suisse». Malgré ce constat lucide, le Conseil fédéral a balayé, au nom des conditions-cadres de la place économique helvétique, toute proposition visant à réglementer ce secteur. Depuis 2015, il n’a approuvé qu’un seul des huit motions et postulats débattus au Parlement, préférant miser sur d’inefficaces mesures volontaires et des dispositions alibis, comme le montre une analyse de Public Eye.

Le bilan est particulièrement maigre en ce qui concerne la lutte contre la corruption alors qu’il «est notoire que le secteur des matières premières figure en première place des activités exposées», comme le notait en 2015 un rapport national d’évaluation des risques de blanchiment. Gunvor au Congo, les Paradise Papers ou les récentes révélations sur l’affaire Petrobras: de nombreux cas ont montré que les prises de risques élevées et les pratiques douteuses font partie du modèle d’affaires des négociants helvétiques, qui n’hésitent pas à recourir à des intermédiaires sulfureux ou à s’associer avec des personnes politiquement exposées pour conquérir des marchés. Mais l’inaction politique de la Suisse ne passe pas inaperçue au niveau international. Dans son évaluation du dispositif suisse de lutte contre la corruption, en mars dernier, l’OCDE a enjoint aux autorités fédérales de soumettre le négoce de matières premières à «une régulation adaptée et contraignante».

Unique mesure à caractère contraignant découlant du rapport de base, la transparence des paiements aux gouvernements des pays producteurs est une farce politique. Le Conseil fédéral a proposé de limiter cette obligation aux sociétés extractives, alors que l’essentiel des firmes suisses sont actives dans le négoce. Le projet des autorités, adopté par le Conseil national, ne concernerait ainsi que 4 des quelque 544 sociétés établies en Suisse. Les achats, notamment de pétrole, qu’elles effectuent en milliards dans des pays où la corruption est endémique demeureront secrets ; l’enrichissement illicite de potentats restera facilité par cette opacité totale. Le Conseil des États doit se prononcer le 11 décembre et peut encore corriger le tir.

En matière de droit humains, le Conseil fédéral a initié en 2013 un groupe de travail composé de représentants de la branche, de l’administration et de la société civile. Le but: développer une «Guidance» pour mettre en œuvre les Principes directeurs de l’ONU relatifs aux entreprises et aux droits humains. Public Eye a pris part à ces discussions, menées avec un secteur plus motivé à soigner son image qu’à s’attaquer aux problèmes liés à ses activités. Ce processus, qui a abouti aujourd’hui à la publication de la «Guidance», montre les limites d’une approche basée sur le volontarisme: l’administration a refusé d’introduire un mécanisme d’évaluation de sa mise en œuvre. Les sociétés sont donc libres de l’appliquer ou non. Si l’initiative pour des multinationales responsables était acceptée, elles seraient tenues par la loi de faire preuve de diligence raisonnable en matière de droits humains et d’environnement. Grâce à la «Guidance», elles disposeraient d’un «mode d’emploi».

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Les débats sur le négoce de matières premières en Suisse
En 2011, l’entrée en Bourse de Glencore et la publication du livre de la Déclaration de Berne (aujourd’hui Public Eye) Swiss Trading SA mettaient sous les feux des projecteurs ce secteur économique important qui évoluait dans l’ombre. De nombreux articles de presse et interpellations parlementaires ont suivi, incitant le Conseil fédéral à créer une plateforme interdépartementale dirigée par le DFF, le DEFR et le DFAE. Celle-ci a écrit le «Rapport de base: matières premières», publié le 27 mars 2013. Dans l’intervalle, les autorités ont rédigé trois rapports sur l’état d’avancement de la mise en œuvre des 17 recommandations émises dans ce rapport de base. Le Conseil fédéral doit publier bientôt une nouvelle évaluation approfondie.
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