Violations éthiques et essais cliniques

© Roger Anis
Les tests de médicaments sur des êtres humains représentent une étape centrale du processus de Recherche & Développement. Pour des raisons stratégiques et par souci de rentabilité, les entreprises les délocalisent de plus en plus souvent dans des pays en développement, et surtout émergents. A quel prix?

Pour qu’un médicament soit homologué en Suisse, des essais cliniques sont obligatoires. Une fois une substance active découverte, synthétisée et étudiée en laboratoire, il est en effet impératif de tester son efficacité et son innocuité sur les êtres humains. Pour cela, les firmes mènent trois vagues d’essais successives, qui serviront de base à l’homologation du médicament. Une quatrième phase est parfois entreprise si des recherches complémentaires sont nécessaires. Plusieurs millions de personnes participent aux dizaines de milliers d’essais cliniques en cours dans le monde à tout instant. En juillet 2018, Roche sponsorisait près de 3000 essais cliniques actifs répartis dans 80 pays, et Novartis près de 2500 dans plus de 75 pays.

Mais ces étapes coûtent cher. L’industrie pharmaceutique consacre 60% à 70% de son budget de Recherche & Développement aux essais cliniques, soit quelque 80 à 90 milliards de dollars sur les 130 dépensés chaque année. En 2017, la facture pour Roche et Novartis s’élevait respectivement à 7 et 5,5 milliards de dollars.

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La «mondialisation» des essais cliniques

De plus en plus souvent, les géants pharmaceutiques comme Roche ou Novartis préfèrent les délocaliser dans des pays en développement et émergents. En Chine, en Russie, en Egypte, en Inde ou en Argentine, participer à un test de médicaments est souvent la seule option pour les gens pauvres d’obtenir un traitement. Mais cette «mondialisation des essais cliniques» s’accompagne de violations éthiques, comme le montre les enquêtes menées par Public Eye dans six pays, sur quatre continents. En Suisse, les contrôles sont insuffisants: Swissmedic, l’organe chargé de l’homologation des médicaments, ne prend pas les mesures nécessaires pour remédier à ce scandale.

Pourquoi délocaliser?

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  • MOINS CHER, et de nombreux participants potentiels

    Délocaliser permet aux pharmas de réduire leurs coûts. Dans les pays plus pauvres, la majorité des gens n’ont pas accès aux soins de santé de base et doivent payer les médicaments de leur poche. La participation à un essai clinique représente ainsi pour beaucoup l’espoir d’accéder à une (meilleure) prise en charge. Les personnes susceptibles de participer à un essai sont donc plus nombreuses et plus faciles à convaincre. La main-d’œuvre, le recrutement et le suivi des essais cliniques y sont aussi meilleur marché.

  • PLUS RAPIDE, et donc plus lucratif

    Recruter des participants dans les pays en développement permet de réduire la durée totale d’un essai de six mois en moyenne, ce qui prolonge la très lucrative période de commercialisation du médicament breveté. Chaque jour de commercialisation supplémentaire d’un médicament en situation de monopole (protégé par un brevet) peut se chiffrer au-delà du million de dollars.

  • PLUS SIMPLE, les contrôles sur place étant souvent insuffisants

    Dans les pays en développement et émergents, la réglementation en matière d’essais cliniques est souvent moins stricte, et les contrôles sont limités. Le risque de violations éthiques est donc omniprésent. Problème dans l’obtention du consentement éclairé, privation du meilleur traitement éprouvé (standard of care) pour les participants du groupe de comparaison (contrôle), discontinuation du traitement à la fin de l’essai, absence d’engagement à fournir des compensations en cas d’effets secondaires graves: les enquêtes menées par Public Eye dressent un portrait sombre du secteur des essais cliniques.

Les violations éthiques constatées sur le terrain

Public Eye a enquêté dans six pays comptant parmi les destinations privilégiées de l’industrie pharmaceutique pour la conduite d’essais cliniques. Nos enquêtes menées en Inde, en Argentine, en Ukraine et en Russie en 2013, en Pologne depuis 2015, et en Egypte en 2016, dressent un portrait sombre de ce secteur très opaque. Les violations éthiques suivantes ont été constatées de manière récurrente:

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  • Absence de consentement libre et éclairé

    La personne participant à un essai doit donner son «consentement libre et éclairé». Dans des contextes de fragilité sanitaire et socioéconomique, et lorsque la confiance accordée au médecin est très grande, cette exigence n’est souvent pas remplie. Le médecin, parfois lui-même en charge de la recherche, exerce une influence inappropriée sur la personne qu’il souhaite recruter. Les patients sont mal informés. Dans certains cas, ils ne savent même pas qu’ils vont participer à un essai, et n’ont donc pas conscience des risques que peut comporter le traitement, en phase expérimentale.

  • Des patients privés du meilleur traitement éprouvé

    L’utilisation d’un placebo comme médicament de comparaison facilite l’obtention de résultats clairs. Elle constitue toutefois une violation éthique s’il existe des médicaments déjà utilisés et réputés efficaces et que l’absence de traitement représente un risque pour le patient. Priver les participants du groupe de comparaison (contrôle) du meilleur traitement éprouvé équivaut également à une violation éthique selon la Déclaration d’Helsinki.

  • Compensation financière insuffisante ou inexistante en cas d’effets secondaires graves

    En cas de préjudice ou de décès lié au médicament testé, une compensation financière doit être prévue. Bien entendu, la majorité des gens qui participent à un essai clinique sont malades et risquent de voir leur état de santé s’aggraver pendant l’étude. Mais d’autres souffrent de séquelles ou meurent à cause du médicament testé. Trop souvent, l’évaluation du lien entre le dommage et le médicament testé n’est pas menée de manière indépendante, mais par les responsables de l’étude. Les malades n’ont pas les moyens de défendre leurs intérêts.

  • Traitement interrompu à la fin de l’essai

    Une personne qui accepte de participer à un essai devrait avoir la garantie qu‘à son terme, elle aura accès au traitement s’il s’est avéré bénéfique, ou à tout autre traitement approprié (standard of care). Dans la réalité, le traitement est souvent interrompu à la fin de l’essai. Un problème d’autant plus aigu dans les pays où l’accès aux médicaments est limité.

  • Des médicaments inaccessibles ou inabordables après les tests

    Les essais cliniques ne devraient être menés que dans des pays où une autorisation de mise sur le marché sera demandée si les tests sont concluants. Roche et Novartis affirment respecter cette règle éthique à la lettre. Dans les faits, si les taux de mise sur le marché se sont améliorés, cela ne signifie pas que les nouveaux médicaments sont véritablement accessibles dans les pays où ils ont été testés. Notre enquête publiée en 2019 montre que lorsqu’ils y sont commercialisés, leur prix est si exorbitant qu’ils restent hors de portée financière pour la grande majorité de la population. Dans les pays émergents, l’accès à des traitements vitaux s'apparente bien souvent, après les tests, à un jeu de hasard, en raison de la politique de prix irresponsable pratiquée par les géants de la pharma.

Facteur aggravant: la sous-traitance

Les pharmas ne mènent souvent pas elles-mêmes leurs essais cliniques, mais en délèguent la conduite à des entreprises spécialisées, appelées Contract Research Organizations (CRO). Cette sous-traitance est problématique, car la multiplication des acteurs rend plus difficile encore la traçabilité. Elle brouille aussi les responsabilités en cas de violation éthique, comme l’illustre le cas de l’essai clinique sur le vaccin H5N1 mené par Novartis en Pologne. Selon les textes internationaux en vigueur, c’est le promoteur – ou sponsor – qui porte la responsabilité finale du bon déroulement d’un essai clinique. Dans les faits, les pharmas ont la fâcheuse tendance de se cacher derrière leurs sous-traitants.