Gunvor en Équateur En Amazonie, un prédateur nommé Gunvor

Sans avoir gagné un seul appel d’offres, le négociant genevois s’est imposé comme l’un des principaux acteurs du brut amazonien. Soutenu financièrement par les banques suisses, Gunvor a convaincu l’Équateur de s’endetter lourdement auprès de sociétés d’États asiatiques, poussant le pays à forer toujours plus profond dans ses réserves naturelles pour les rembourser. Émanations toxiques, déversements pétroliers sauvages: les populations locales vivent un véritable calvaire. Les justices états-unienne et équatorienne enquêtent désormais sur le versement de pots-de-vin par le réseau Gunvor.

Dans la nuit naissante, la lumière reflète deux flammes dans les yeux d’Ana Lucía (prénom d'emprunt), dessinant une silhouette sur le mur en bois de sa chambre. Les bougies de cette résidente de la localité de Pacayacu en Équateur oriental sont perchées à une trentaine de mètres du sol et crépitent comme un incendie. Les deux «velitas» d’Ana Lucía brûlent au quotidien jusqu’à 15 000 m3 de gaz, dispersant des effluves toxiques à dix kilomètres à la ronde, davantage en cas de grands vents, contaminant l’atmosphère, les plantes et les cours d’eau de cette région.

© Johis Alarcón/Panos
La nuit ne tombe jamais vraiment sur la maison d’Ana Lucía. Comme la plupart des Amazoniens et Amazoniennes, cette jeune maman cohabite avec l’une des 447 torchères qui brûlent l’excédent gazier des puits pétroliers.

Comme la plupart des Amazoniens et Amazoniennes, Ana Lucía vit sur le territoire d’une concession pétrolière, le bloc 57 exploité par la société nationale d’hydrocarbures Petroecuador. À 50 mètres de ce qui est son «chez-soi» depuis dix ans, on a une vue imprenable sur les torchères qui brûlent «l’excédent» gazier extrait avec le brut du puits pétrolier adjacent, mais aussi sur les immenses cuves de stockage peintes en vert.

Berçant sa fille de deux ans dans ses bras, Ana Lucía s’inquiète soudain des conséquences que pourrait avoir notre arrivée nocturne, pointant ce paradoxe: «Je préfère encore qu’ils n’éteignent pas les «mecheros» (briquets en espagnol, ndlr). Quand il y a une panne, l’odeur est tellement épouvantable qu’elle en donne la nausée.»

L’arrière-cour de l’Équateur

À peine perturbée par le bruit environnant dans cette nuit d'avril, la fille d’Ana Lucía dort toujours paisiblement. Déjà, des collaborateurs d’une ONG étrangère sont passés prélever un peu de poussière sur le toit de sa maison et quelques cheveux sur la tête de ses deux filles aînées. Mais l’analyse n’a rien donné de concluant: «Je suppose qu’elles sont encore trop jeunes», exprime-t-elle, fataliste.

Dans ce petit bout de pays, façonné par l’industrie pétrolière depuis la découverte du brut en 1967, brûlent 447 de ces «mecheros». Les gouvernements qui se sont succédé depuis ont tous promis de sortir cette région de la misère, en échange des matières premières dont regorge leur sol. Ils n’y ont récolté que cancers, fausses couches et malformations congénitales. Dans ces régions pétrolières, le taux d’incidence de cancer entre 2010 et 2016 était même le plus élevé au monde, avec plus de 500 cas pour 100 000 habitants, selon les recherches du médecin espagnol Adolfo Maldonado.

«On nous considère comme l’arrière-cour de l’Équateur»: Donald Moncayo ne décolère pas. Né en 1973 avec le développement pétrolier, il organise des «toxi-tours» depuis 2003 sur les sites pollués abandonnés par Texaco/Chevron. Alors que rien n’a réellement changé depuis la «nationalisation» des activités extractives, Donald Moncayo dénonce la collusion du gouvernement avec les négociants et l’aveuglement volontaire des autorités sanitaires, qui n’ont mandaté aucune étude scientifique en cinquante-sept ans d’extraction. «Sans étude, il n’y a pas de causalité», résume-t-il depuis le champ pétrolier Campo Drago, symbole de la passation de témoin entre le géant états-unien Texaco/Chevron et Petroecuador au tournant du millénaire.

La société d’État a foré la végétation pour y placer ses nouveaux pions pétroliers. Au cœur d’un espace lunaire crépite solitairement une énième torchère, sans garde ni barrière de sécurité. À vingt mètres, le sol grésille des carcasses d’insectes morts; à dix mètres, la chaleur est étouffante comme dans un four. La terre est maculée de brut et l’eau affiche les reflets multicolores de la pollution. «Voilà la technologie de pointe qu’on nous avait promise», s’étrangle Donald Moncayo. Au-dessus de sa tête, seuls les vautours continuent, imperturbables, leur bal céleste. Virevoltant autour du «mechero», les rapaces s’aident de l’air chaud dégagé par la torchère pour prendre de la hauteur.

«What’s the big deal?»

C’est à quelque 3000 kilomètres de là que s’est tenue, il y a trois ans, une conversation qui aura de fortes répercussions dans le milieu très fermé du négoce du Napo et de l' Oriente, les deux types de brut extraits du sous-sol amazonien. On y retrouve trois intermédiaires désabusés, dont l’un travaille pour la maison de négoce genevoise Gunvor, ainsi qu’un discret agent du FBI qui écoute secrètement leurs conversations depuis des mois.

Alertés par le journaliste d’investigation équatorien Fernando Villavicencio, les procureurs du Département de justice états-unien (DOJ) enquêtent depuis 2012 sur une vaste trame de blanchiment d’argent qui implique Petroecuador. Au cours des neuf ans d’investigation, l’étau s’est progressivement resserré autour d'un intermédiaire de Gunvor, Raymond K., employé de 2009 à 2019 par le négociant.

© Amazon Watch / AP
Avant d'être engagé par Gunvor, Raymond K. a notamment été représentant du consortium de sociétés pétrolières OCP, qui exploite le pipeline traversant l'Équateur vers la Colombie.

C’est lui que l’on retrouve le 18 février 2018 à la table d’un restaurant chic de Coral Gables, dans la banlieue de Miami. Pressé par une enquête états-unienne, ce Canadien de 68 ans, qui roule sa bosse depuis plus de vingt ans dans les champs pétroliers d’Amazonie équatorienne, a passé au moins une partie du mois de février à élaborer des stratégies pour se tirer de ce faux pas avec ses deux compères, Antonio P. et Enrique C., deux entrepreneurs équatoriens reconvertis sur le tard au consulting pétrolier. Il est question de versement de pots-de-vin à des fonctionnaires équatoriens, en échange de contrats favorables.

Mal leur en a pris. Pisté et enregistré depuis des mois par le FBI, Raymond K. s’est laissé aller à quelques confidences sur la brûlante question de la chaîne des responsabilités au sein de Gunvor. Selon l’intermédiaire, cité en substance par la justice américaine, certains dirigeants de Gunvor «avaient connaissance des schémas de corruption». Au restaurant, Raymond K. évoque concrètement plusieurs conversations avec des cadres de la maison de négoce qui ne sont «pas sûrs de vouloir savoir» à propos des pots-de-vin ou qui ne voient tout simplement pas le problème.

«Croyez-moi... Quand j’étais là-bas avec [des cadres de Gunvor], [l’un d’entre eux] a dit, What’s the big deal?»,

selon les extraits de la plainte pénale du district Est de New York, datée du 18 août 2020. En français: «Quel est le problème?»

Les trois hommes se sentent lâchés par Gunvor, qui semble mûr pour faire sauter ses fusibles. Raymond K. ne travaille plus pour le négociant depuis 2019. Le 18 novembre 2020, Gunvor s’engage publiquement à renoncer à l’usage d’intermédiaires. Cette annonce a-t-elle un lien avec ce qui se tramait entre la jungle amazonienne et Miami? Le négociant – condamné fin 2019 par la justice suisse pour des faits de corruption en République du Congo et en Côte d’Ivoire – a-t-il été informé de l’enquête aux États-Unis? Interpellée par Public Eye, Gunvor assure s'être séparée de son intermédiaire «pour des raisons de compliance avant d’avoir été informée de toute enquête».

Le 6 avril 2021, Raymond K. a, lui, plaidé coupable pour avoir versé 70 millions de dollars de commissions entre 2012 et 2019, dont plus de 22 millions de dollars de pots-de-vin à trois fonctionnaires équatoriens afin d’obtenir des contrats favorables à Gunvor. Il risque plus de vingt ans de prison. Mais cette histoire n’est que la queue de la comète.

Les réactions à Genève

« Ils sont dans de beaux draps ! »

Au ban du système financier international

Retour en arrière, sur une histoire d’émancipation frustrée et de promesses trahies. En novembre 2006, Rafael Correa est élu à la tête du gouvernement équatorien. Un vent nouveau souffle sur l’Amérique latine avec l’élection de chefs d’État «bolivariens» qui promettent de rompre avec l'impérialisme états-unien et la mainmise de ses multinationales sur les ressources naturelles. Son bilan parle pour lui. En tant que ministre de l’Économie et des Finances, il vient de contribuer au retrait de la concession de la société états-unienne Occidental Petroleum Corporation (ou Oxy), qui s’est alors retournée contre l’Équateur pour rupture de contrat.

© Rodrigo Buendia/AFP
L’ex-président équatorien Rafael Correa, mains imbibées de pétroles, lance sa campagne «la main sale de Chevron» en 2013. Huit ans plus tard, seuls les pollueurs ont changé de nom.

Désormais à la tête du pays et de sa «révolution citoyenne», le jeune quadragénaire promet aussi de faire payer Chevron, implantée dans l’Amazonie équatorienne depuis la fin des années 1960, pour tous les dommages environnementaux causés par des décennies d’extraction pétrolière débridée. Sa campagne «la main sale de Chevron» redonne espoir aux milliers de victimes équatoriennes de l’or noir. Les deux batailles judiciaires déboucheront des années plus tard sur d'humiliantes et onéreuses défaites pour l’État équatorien: plus d’un milliard de dollars de dédommagements à verser aux multinationales.

Le gouvernement Correa suspend aussi, fin 2008, le remboursement d’une partie de sa dette déclarée «illégitime». La société civile applaudit mais l’Équateur se retrouve au ban du système financier international. Le pays est ruiné, il lui faut trouver de nouveaux partenaires économiques pour relancer sa principale source de devises.

Personne ne le sait encore, mais cet isolement croissant précipitera l’Équateur dans les bras de Gunvor et ses consœurs.

Mésalliance des peuples et entremetteurs

Accolades et poignées de mains: l'Équateur scelle son basculement vers la Chine le 27 janvier 2009. Les sociétés d’États PetroChina, UNIPEC, Sinochem, et leur homologue thaïlandaise PetroThailand (PTT) se disent prêtes à avancer les capitaux indispensables à l’extraction pétrolière, en échange de livraisons de barils sur plusieurs années. Pour Rafael Correa – qui n’a eu de cesse de vilipender les vendepatrias (bradeurs de patrie) durant sa campagne électorale – l’accord, établi dans le cadre d’une «alliance stratégique» entre pays amis, lui permet de sauver la face.

Ce n’est pourtant qu’un trompe-l'œil. Selon la plainte pénale états-unienne, Gunvor s'est agitée en coulisses pour faire aboutir cette opération:

«La société de négoce a aidé à garantir le financement d'environ 5,4 milliards de dollars de prêts garantis par du pétrole brut, octroyé par des sociétés d’État à Petroecuador.»

Et c’est ensuite Gunvor et les sociétés gravitant autour qui ont, en bout de chaîne, encaissé les barils pour les vendre dans les raffineries des États-Unis ou d’Amérique latine, comme le démontrent les recherches du cabinet environnementaliste états-unien Stand.earth.

L'Équateur a accordé des concessions de production pétrolière à près de 20 entreprises. Les zones d'exploitations pétrolières sont divisées en 93 blocs, dont 22 sont désormais exploitées par la société d'Etat Petroecuador.

Il faut dire que les négociants suisses sont coutumiers de ce type de contrat, nommés dans le jargon «opérations de préfinancement» (lire à ce propos le rapport de Public Eye l’explique «Trade Finance Demystified»). En clair, les grandes maisons de négoce utilisent les lignes de crédit mises à disposition par leurs banques – voire parfois leurs fonds propres – pour les prêter à des sociétés pétrolières d’État. Celles-ci s’engagent à rembourser leur emprunt, la plupart du temps contracté à des taux d’intérêt peu favorables, avec de futures livraisons de barils de brut ou de produits raffinés. Une excellente affaire pour n’importe quel bailleur de fonds. Pour les pays producteurs, cela revient à mettre en gage leurs ressources naturelles pendant des années, voire des décennies.

Selon le contrat passé entre Petroecuador et Petrochina, que Public Eye s'est procuré, le prêt d’un milliard de dollars est à rembourser en brut sur 24 mois à un taux d’intérêt de 7,25%.

© Periodismo de investigación
Premier contrat de préfinancement entre Petroecuador et Petrochina signé en 2009. Le prêt d'un milliards de dollars, à rembourser sur 24 mois, a un taux d'intérêt de 7,25%.

Le contrat de 2011, également en notre possession, prévoit une autre enveloppe d’un milliard avec un remboursement en barils, cette fois étalé sur 30 mois à 7,08%. Ce type d’accord sera conclu jusqu’à 16 fois.

C’est pourtant une galaxie de sociétés de négoce gravitant autour de Gunvor qui fait main basse sur la production pétrolière de l’Amazonie équatorienne.

Savoir se rendre indispensable

Avec Taurus Petroleum, Castor Petroleum, Core Petroleum et Gunvor vont littéralement s’accaparer le marché du brut amazonien pendant les quinze années suivant l’élection de Rafael Correa. Fait notoire: Gunvor, alors encore leader dans l’exportation de pétrole russe, n’a pourtant jamais remporté un seul appel d’offres pétrolier de Petroecuador. C’est que le négociant sait se frayer d'autres passages.

Des détails troublants laissent penser que ces sociétés travaillent en étroite collaboration, tout en évitant de se faire concurrence.

Leurs dirigeants se connaissent et s’associent pour donner naissance à de nouvelles sociétés qui, en Équateur, se partagent une grande partie du marché de l’exportation – et souvent les mêmes avocat∙e∙s. Quand ce ne sont pas tout simplement leurs cadres qui passent d’une structure à l’autre.

Implantée par l’États-Unien Ben Pollner à Genève en 2003, Taurus Petroleum était déjà connue pour avoir décroché pour 4 milliards de dollars de brut irakien après la première guerre du Golfe dans le cadre du programme onusien pétrole-contre-nourriture. Non sans soucis, car la société est un temps soupçonnée par la Commission Volcker d’avoir participé à un vaste système de pots-de-vin en faveur de Saddam Hussein. Dans les années 2000, le négociant se tourne vers l’Équateur, où il s’impose vite comme l’un des principaux exportateurs de brut à destination des États-Unis, activité qu’il mène principalement au travers de la raison sociale de Castor Group. Celle-ci compte des succursales au Delaware, à Genève et au Panama.

En 2009, Gunvor s’offre l'entièreté de Castor, son expertise, son personnel clé et ses actifs. Chez Castor Petroleum, on retrouve comme vice-président un certain... Raymond K., l’intermédiaire de Gunvor pisté par le FBI. À Genève, la société prend même le nom de Gunvor SA en 2011. Mais en Équateur, Gunvor continue aussi à opérer entre 2009 et 2011 sous la raison sociale de Castor.

Fraîchement débarquée en Amérique latine, Gunvor s’attache à consolider son contrôle sur le très stratégique Petroterminal de Panama – qui faisait partie des actifs de Castor Americas –, renforçant même ses capacités dès fin 2012. L’installation compte des entrepôts de stockage des deux bouts de son pipeline, ce qui facilite le blending, soit le mélange de différentes qualités de brut, en vue de leur exportation vers les deux côtes des États-Unis. Et ceci sans avoir à payer les taxes de passage du Canal du Panama. Raymond K. dit alors partager sa vie entre le Panama et les Bahamas, où il est employé par la filiale de Gunvor.

Mais le Canadien est aussi chez lui en Équateur, où il a travaillé pour le consortium OCP et Occidental Petroleum Corporation, qui exploitait le bloc 15. Responsable des relations avec les communautés locales, il est autant homme de terrain que de pouvoir. Ironie du sort, quand Rafael Correa met à la porte la multinationale états-unienne qui l’emploie, Raymond K. revient par la fenêtre grâce à ses relations avec Enrique C.

Surnommé le «tsar pétrolier» en Équateur, cet homme d’affaires est celui qui partage la table de Raymond K. à Miami, alors que les grandes oreilles du FBI écoutent. Ensemble, ils vont contribuer à la mise en place d’une triangulation pétrolière entre sociétés publiques asiatiques, Petroecuador et négociants privés. Elle deviendra le plus grand scandale de corruption de l’histoire pétrolière équatorienne, l’équivalent équatorien de l’opération anti-corruption brésilienne «Lava Jato», comme aime à la décrire le journaliste d’investigation Fernando Villavicencio (auteur, entre autres, de l'ouvrage «Ecuador Made in China»).

Le mal pétrolier

Pour l’Équateur, c’est le cercle infernal de la dette qui s'enclenche à nouveau. Pendant sa décennie «chinoise», le pays emprunte quelque 20 milliards de dollars. Le plus souvent remboursables en pétrole brut avec un taux d’intérêt oscillant entre 6 et 8%, ou alors contre des travaux d’infrastructures à réaliser par des groupes chinois. Après la restructuration en 2009, la dette extérieure de l’Équateur explose à nouveau, atteignant 64 milliards de dollars en 2020, ou 68,9% du PIB (produit intérieur brut). Près d’un tiers du budget du pays sert au remboursement des créanciers, soit 2,3 fois ses dépenses en santé publique.

Les nouvelles lignes de crédit servent souvent à rembourser les anciennes ou à investir dans de nouvelles infrastructures pétrolières ou minières, alimentant un cercle vicieux au détriment des besoins de la population et de l’environnement. L'État investit des milliards pour moderniser la raffinerie d’ Esmeraldas et pour construire celle du Pacifique. Le résultat est désastreux puisque la première ne fonctionne pas, alors que la seconde n’a jamais vu le jour.

«C’est la tragédie de ce pays: nous sommes obligés d’exporter du brut pour importer des produits pétroliers»,

résume Alberto Acosta, le premier ministre de l’Énergie et des Mines de Rafael Correa. L'histoire du pétrole en Équateur est un exemple parfait de la malédiction des ressources.

© Johis Alarcón/Panos
Le gouvernement équatorien a mandaté des habitants des communautés environnantes pour nettoyer une «piscine toxique» de Texaco/Chevron. Ici le nettoyage s’y déroule depuis sept ans alors que les bovins paissent en contrebas.

Entre 2014 et 2020, 87% de la production pétrolière équatorienne (soit plus de 660 millions de barils) est utilisée pour rembourser la dette, selon les analyses de l’ONG environnementaliste Stand.earth. C’est que l’effervescence pétrolière assèche le sol sur lequel elle bâtit. Les puits pétroliers de la région de Lago Agrío, exploités par Texaco/Chevron depuis 1972, commencent à s’épuiser. Il faut creuser toujours plus loin, toujours plus profond dans l’Amazonie. En 2013, le tabou est brisé: après s’être engagé à préserver le parc national Yasuni – réserve de biosphère de l’Unesco depuis 1989 et terre de peuples autochtones non contactés –, Rafael Correa confirme l’avancement de l’industrie pétrolière au cœur de l’Amazonie. Même si des peuples autochtones non contactés y vivent.

Pour Eduardo Pichilingue, l’emblématique bloc 43, qui marque l'entrée dans la réserve naturelle de Yasuni, est «la dernière frontière de l’extractivisme». Ce terme désigne une économie fondée principalement sur la surexploitation de son sol. L’environnementaliste, rencontré par Public Eye, avait lui-même rejoint le premier gouvernement de Correa afin de protéger ce qu’il appelle le «joyau de la couronne». Mais pour lui, l’ancien leader a fini par s’entourer «des mêmes personnes qui ont mené au boom pétrolier des années 1970, ceux qui prétendaient que c’est là que l’on trouvera les ressources pour le développement du pays».

«Ma mère n’a plus jamais pêché»

Au bord du rio Coca, un affluent du fleuve Amazone, les enfants s’amusent dans les crevasses nouvellement formées. La terre y est encore humide, les avalant jusqu’aux chevilles, aux genoux ou au bassin, pour les plus petits. Ici, la rivière a réclamé ses droits le 8 avril 2020, emportant 35 hectares de terre sur son passage, avant de se retirer dans son lit naturel. Ce jour-là, l’érosion causée par des décennies d’extraction de pétrole et de minerais a aussi provoqué la rupture de deux pipelines. L’équivalent de 15 000 barils de pétrole brut s’était déversé le long des rivières Coca et Napo sur 363 kilomètres, jusqu’au Pérou.

© Johis Alarcón/Panos
Comme la plupart des autres membres de la communauté kichwa, Cecilia Grefa a dû tourner le dos à la rivière contaminée. Elle dépend désormais de l'eau de pluie et des sporadiques livraisons de nourriture.

Cecilia Grefa s’en souvient. D'ethnie kichwa (la plus nombreuse des quatorze nationalités autochtones d'Équateur), la sexagénaire fait partie de l’une des 105 communautés affectées par l’érosion provoquée par l’industrie extractive. Ce jour-là, elle a failli y laisser son filet de pêche. Entre le courant et les débris, il a fallu s’y mettre à deux pour le tirer hors de l’eau et le récupérer, noir de brut. «J’en suis ressortie toute laide», assure-t-elle en se frottant les bras, comme s’ils étaient encore couverts de pétrole. «Je ne pouvais plus dormir, la pommade n’apaisait pas les brûlures.»

La pluie a fini par laver les dépôts les plus visibles sur les rives. Mais l’eau et le sol sont toujours contaminés. Assise à côté de sa mère, Verónica fait partie de celles et ceux qui ont décidé de se battre. Et comme s’il fallait encore le justifier: «Ma mère n’a plus jamais pêché.» Lassés par le manque de réaction, une trentaine de membres de la communauté a bloqué, début avril, la route des camions pendant trois jours. Petroecuador a fini par leur promettre quelques digues, construites avec des tuyaux de pipeline, qui reposent encore à l’ombre des arbres.

Pour Verónica, c’est clair: «La cohabitation avec l’industrie n’est plus possible.»

D’autant que les grands espoirs de développement fondés sur un « or noir » national se sont envolés devant la fourberie du secteur. Même si la société publique Petroecuador opère la plupart des forages, les groupes privés ont largement repris le contrôle du pétrole amazonien. Dans les contrats «d’alliances stratégiques» qui lient les sociétés d’État entre elles, a été incluse une inhabituelle clause de «destination libre» du brut échangé. Pour les traders, le profit se cache dans les détails.

Les navires changent de cap

L’écrasante majorité des tonnes d’Oriente et de Napo extraites autour du village de Verónica n’est donc jamais arrivée dans les ports asiatiques qui lui semblaient destinés. Ce sont en réalité Gunvor et ses consœurs qui ont mis la main sur ce brut dès 2009, et l’ont revendu sur les marchés péruviens, chiliens, panaméens et surtout aux États-Unis, enregistrant une très belle plus-value.

Les affaires se sont encore améliorées avec l’isolement progressif du Venezuela et les sanctions états-uniennes visant sa principale source de devises le brut. Peu à peu, le brut équatorien s’impose, par sa qualité, comme une alternative à son cousin vénézuélien. Les négociants, agissant en tandem avec les sociétés d’État asiatiques, augmentent encore leurs bénéfices, tout en évitant de transporter la marchandise à l’autre bout du monde.L'analyse des «bills of lading» (des lettres décrivant la cargaison des bateaux) et les statistiques douanières confirment cette tendance.

En relations commerciales avec les négociants Gunvor, Castor, Taurus et Core Petroleum, les banques européennes profitent très largement de la «mission extractiviste» en Amazonie. Ce sont elles qui financent l’achat de leurs barils et offrent les garanties durant le transport du port d’Esmeraldas aux raffineries états-uniennes de Chevron, ExxonMobil ou Marathon. Entre 2009 et 2020, elles ont financé pour quelque 155 millions de barils amazoniens, valant quelque dix milliards de dollars. Dans le top 6 des plus gros bailleurs de fonds figurent quatre banques basées à Genève: ING, Credit Suisse, BNP Paribas et UBS, selon le rapport d’Amazon Watch et de Stand.earth publié en août dernier.

© Amazon Watch / Stand.earth
Les banques suisses ont soif de brut amazonien. Sur les six plus gros bailleurs de fonds des négociants privés mentionnés dans l'enquête, on retrouve quatre banques ou succursales genevoises. Source: Amazon Watch/Stand.earth, «European Banks Financing Trade of Amazon Oil to the U.S.», 2020.

Le journaliste d’investigation Fernando Villavicencio s’est, lui, attelé à calculer le différentiel entre le prix du brut amazonien vendu par Petroecuador et celui, bien plus élevé, à son arrivée dans ces raffineries internationales, où de véritables appels d’offres ont lieu et le prix est plus proche d’un marché concurrentiel.

Conclusion: entre 3 et 5 dollars de différence par baril pour les raffineries états-uniennes, jusqu’à 7 dollars au Pérou. La somme est rondelette considérant les 1,3 milliard de barils de Napo et Oriente gagés sur 16 accords de préfinancement courant jusqu’à 2024. Fernando Villavicencio évalue le manque à gagner pour l’État équatorien à quelque 4 milliards de dollars (en prenant en référence le différentiel de 3 dollars le baril).

Il n’est pas le seul à s’inquiéter. Le rapport du contrôle des finances de l’État équatorien que Public Eye s’est procuré, daté de novembre 2010, évoque un manque à gagner de 34,5 millions de dollars pour Petroecuador uniquement sur son accord de préfinancement de 2009 avec Petrochina. Il signale également déjà qu’en bout de course, ce sont des intermédiaires comme Taurus Petroleum qui revendent le brut Napo et Oriente. Alors, que s’est-il passé?

Pourquoi les fonctionnaires équatoriens n’ont-ils pas réagi? Pourquoi n’ont-ils pas renégocié à la hause le prix du baril dans les contrats de préfinancement qui ont suivi?

Opaques montages offshore

La première partie de la réponse se trouve du côté de Panama, plus concrètement dans les documents du cabinet Mossack Fonseca, hackés et révélés en 2016 dans le cadre des «Panama Papers». Parmi eux, des contrats de consulting de 2009 entre deux sociétés contrôlées par Enrique C. et l’un de ses associés (Livingston Financial et Eston Trading) et Waterway Petroleum, une filiale de Gunvor alors basée aux îles Vierges britanniques. Cette dernière entité s’engage à régler en tout un dollar par baril de brut livré. On retrouve nos deux compères du restaurant.

La filiale de Gunvor Waterway Petroleum a effectué des paiements vers des sociétés offshore contrôlée par l'intermédiaire Enrique C., sur un compte hébergé par Banvivienda. Devant le manque de justificatif pour ces paiements, la banque panaméenne a fini par fermer le compte.

Ce type de mécanisme de répartition des commissions s’est répété, notamment selon la justice états- unienne, via des comptes bancaires contrôlés par Gunvor à Singapour «à partir de janvier 2013 ou aux alentours de cette date, afin de promouvoir le système de corruption et de blanchiment d'argent». Dans le petit monde du négoce genevois, les rumeurs vont déjà bon train (voir encadré plus bas). La banque panaméenne Banvivienda avait, elle-même, fini par résilier le compte d’Eston Trading, où Waterway Petroleum procédait aux paiements, devant le manque de justificatif des transferts.

C’est que la plainte pénale états-unienne est accablante.

Afin de convaincre les fonctionnaires de Petroecuador de rédiger des contrats défavorables à leur pays et obtenir des informations confidentielles, Gunvor aurait fait verser des commissions à trois fonctionnaires équatoriens.

Ceux-ci sont anonymisés mais suffisamment reconnaissables à leurs descriptions biographiques. Selon le Département de Justice, «Raymond K[.] et d’autres [ndlr., chez Gunvor] savaient que ces paiements seraient utilisés, au moins en partie, pour payer des pots-de-vin à des fonctionnaires équatoriens».

Il s’agit, selon nos informations, de Nilson Arias, connu comme «el Gordo», responsable du commerce international chez Petroecuador jusqu’en 2017, de son successeur, qui a démissionné en 2020, ainsi que de José Agusto Briones qui a, entre 2017 et 2020, notamment occupé le poste de secrétaire à la présidence de la République et de ministre de l’Énergie et des Mines. Ce dernier a été placé en prison préventive le 14 avril dernier, et a été retrouvé mort dans sa cellule le 23 mai. La thèse officielle pointe vers un suicide. Petroecuador a mis Gunvor sur liste rouge, demandant aux sociétés d’État chinoises d’en faire de même.

À la lumière des «mecheros» de Pacayacu, la vie de la famille d’Ana Lucía n’a guère été bouleversée par ces révélations. Vaille que vaille le brut amazonien, le chevalet de pompage poursuit son mouvement monotone jusqu’à l' assèchement. Alors que la photographe de Public Eye enseigne à ses filles les rudiments du septième art, on demande à Ana Lucía si elle a un message à faire passer aux banques et négociants suisses qui financent l’extraction. Leurs noms ne lui disent rien, mais elle acquiesce doucement: «Nous vivons ici parce que nous n’avons nulle part où aller.»

À cinquante mètres, les deux torchères d'Ana Lucía continueront de briller toute la nuit.

Des négociants rivaux mais un même modus operandi

Ils ont beau être rivaux à Genève, les négociants sont parfois obligés de passer par les mêmes intermédiaires. Public Eye avait déjà révélé, en novembre 2020, comment Gunvor et Vitol avaient dû faire affaires, pour camoufler des paiements, avec le même restaurateur parisien, qui se définissait lui-même comme un «homme de paille».

D’autres intermédiaires affichent une tout autre pointure et savent se rendre incontournables sur «leur» marché. Ce qui semble aussi être le cas en Équateur. Suite à l’aveu de l’un de ses cadres, Vitol a reconnu en décembre 2020, devant la justice états-unienne, sa culpabilité notamment dans une affaire de pots-de-vin à des fonctionnaires de Petroecuador, en échange de contrats favorables d’acquisition de fioul. Faux contrats de consulting, sociétés offshore ainsi qu’un cadre équatorien corrompu identifié uniquement comme «el Gordo» par la justice états-unienne: les parallèles sont évidents avec l’affaire Gunvor dans le même pays. Surtout, les descriptions des consultants équatoriens correspondent furieusement entre les deux affaires.

Les enquêtes de Public Eye Dans les eaux troubles du négoce de matières premières