Industrie de la chaussure : le droit du travail foulé aux pieds

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Les chaussures sont considérées depuis longtemps comme un accessoire de mode et, de plus en plus, comme un produit jetable. On les achète à prix cassé et on ne les fait pratiquement plus réparer. La tendance de la « mode éphémère » que l’on observe dans l'industrie textile s’étend désormais aussi à ce secteur. Mais si nous pouvons acheter des montagnes de chaussures si bon marché, c’est parce que d’autres paient le prix fort : en travaillant dans des conditions dangereuses, en accumulant les heures supplémentaires non payées et en vivant dans la précarité.

En Suisse, on achète en moyenne plus de six paires par personne et par année. La vaste majorité (87 %) est fabriquée en Asie, tandis que l’Europe est responsable d’environ 4 % de la production mondiale. Mais il est souvent bien difficile de savoir vraiment d’où proviennent nos souliers. À l’instar de l’industrie textile, les différentes étapes de la production des chaussures sont réparties sur de nombreux sites à travers le monde : les tâches les plus ingrates, répétitives et moins lucratives, comme la coupe, la couture ou le collage, étant délocalisées dans des pays à bas salaires.

Illustration: Public Eye – Le magazine n° 5, avril 2017
L’industrie de la chaussure: un secteur mondialisé et opaque.

Salaires de misère

Et les dérives du secteur sont similaires à celles du textile. Dans presque tous les pays de production, l’industrie de la chaussure est l’un des secteurs où le salaire minimum est le plus bas. Prenons l’exemple de la Roumanie : le salaire minimum légal correspond tout juste à 167 francs. Pourtant, le gouvernement estime qu’une famille de quatre personnes a besoin de cinq fois cette somme, soit 788 francs, pour subvenir à ses besoins. 

Cet exemple illustre la problématique des salaires de misère dans le secteur de la chaussure, une pratique qui ne s’arrête pas aux frontières de l’Europe.

Début 2016, les Albanaises (153 fr.), les Roumaines (190 fr.) et les Macédoniennes (173 fr.) gagnaient en moyenne même moins que leurs homologues chinoises (438 fr.). Découvrez le quotidien des ouvrières albanaises dans notre reportage.

Illustration : Public Eye – Le magazine n° 5, avril 2017.
En Albanie, le salaire minimum légal n’est que de 150 francs suisses par mois. Un si maigre salaire ne permet pas de vivre dans la dignité.

« Made in Europe » et donc éthique ?

Le « made in Europe » semble plus rassurant que le « made in China ». Nos recherches révèlent pourtant qu’un lieu de production européen n’est pas une garantie de bonnes conditions de travail. Les problèmes systémiques qui gangrènent les industries du vêtement et de la chaussure – salaires de misère, heures supplémentaires non payés, absence de mesures de sécurité ne s’arrêtent pas aux portes de l’Europe. Pour les entreprises du secteur, peu importe dans quel pays sont fabriquées leurs chaussures, tant que les délais de livraison sont courts et que les coûts de production restent faibles. Elles n’hésitent pas à faire appel à de nombreux sous-traitants qui échappent à tout contrôle. En général, plus les intermédiaires sont nombreux, plus les conditions de travail sont mauvaises et plus les salaires sont bas. L’empeigne, par exemple, est souvent cousue par des ouvrières qui travaillent à domicile et sont rémunérées à la pièce, souvent bien en-dessous du salaire minimum légal. De peur de perdre leur emploi, qui est souvent l’unique source de revenu de la famille, les travailleuses n’ont souvent pas d’autre choix que d’accepter un salaire de misère.

Illustration : Public Eye – Le magazine n° 5, avril 2017.
Le prix d’une chaussure de sport décomposé : pour une chaussure de sport vendue 120 francs en magasin, seulement 2 francs 50 reviennent à la couturière.

Dangereux pour la santé

Dans l’industrie de la chaussure, les ouvrières et les ouvriers sont exposés à des produits chimiques dangereux. Les colles et les produits de nettoyage utilisés contiennent souvent du benzol, du dichlorométhane ou de l’hexane, des substances qui peuvent provoquer des intoxications. Un contact régulier avec du benzol peut même provoquer des leucémies. La vulcanisation de matériaux comme le latex, qui sert à la fabrication du caoutchouc, libère des vapeurs toxiques qui provoquent des vertiges, des quintes de toux et des vomissements. Les troubles respiratoires comme l’asthme sont fréquents. L’environnement de travail est bruyant et poussiéreux. L’utilisation fréquente de machines vétustes augmente les risques d’accidents, et les équipements de protection sont rarement mis à disposition.

Le travail dans les tanneries est également dangereux pour la santé: les peaux sont lourdes et sales ; leur odeur est nauséabonde. Une grande partie du personnel est composée de migrants, des Sénégalais pour la plupart. Et leur travail est dangereux : les accidents sont fréquents – le poids des peaux occasionnant régulièrement des lésions articulaires – et le contact avec des substances chimiques toxiques occasionne allergies et tumeurs. L’un des pires risques sanitaires est lié à l’utilisation de chrome. Aujourd’hui, 80 % du cuir est tanné avec des sels de chrome III. Le problème est que le tannage entraîne la formation indésirable de composés de chrome VI, qui sont cancérogènes et allergènes, et donc néfastes au personnel et à l’environnement, mais aussi à la personne qui portera finalement les chaussures.

Quelles sont les conditions de travail dans les usines de chaussures en Europe de l'Est? Entretien avec des ouvrières en Roumanie (émission Montags-Check, ARD, 25.04.2016). Pour activer les sous-titres en français, cliquez sur l’icône en bas à droite.

Des contrats inexistants

Dans certains pays, les relations de travail informelles sont la règle. Sans contrat de travail, les travailleurs et travailleuses ne bénéficient d’aucune protection sociale ni prestations prévues par la loi. La situation des travailleuses à domicile est particulièrement précaire : elles ne sont pas prises en compte dans les statistiques et elles ne bénéficient d’aucune protection légale. En 1996 déjà, le directeur général de l’Organisation internationale du travail (OIT) admettait qu’il était impossible de savoir combien de personnes travaillaient de manière informelle dans l’industrie du textile et de la chaussure.

Des journées sans fin et des syndicats muselés

Dans l’industrie de la chaussure, les journées de travail sont longues et les heures supplémentaires fréquentes. En Chine, par exemple, la durée quotidienne de travail est limitée à huit heures pour une semaine de 44 heures. Mais les ouvrières admettent être souvent forcées de travailler bien au-delà du raisonnable. Si elles refusent, elles s’exposent à des déductions de salaire, à des humiliations ou à des insultes. En Indonésie, entre trois et quatre heures supplémentaires sont effectuées chaque jour pour améliorer les revenus. Refuser, c’est prendre le risque de ne plus jamais avoir le droit d’en faire.

Même quand elles n’y sont pas forcées, les ouvrières en font malgré tout pour rembourser les dettes contractées pour subvenir à leurs besoins quotidiens.

De plus, le recours à une comptabilité parallèle est de mise : une liste pour les autorités, l’autre, non officielle, pour les employé·e·s. Le salaire minimum est versé sur le compte de l’ouvrière ; les heures supplémentaires sont payées en liquide. À court terme, cela peut sembler attrayant ; mais, à long terme, cela signifie qu’elles ne bénéficient pas de versements pour leur retraite ou leur protection sociale. Il est quasiment impossible pour des travailleurs et travailleuses isolés de se soulever contre ces abus, et les syndicats sont très faibles dans l’industrie de la chaussure. Les organisations syndicales sont réprimées, et ceux qui s’organisent malgré tout sont persécutés.