Analyse pionnière de la place suisse du négoce agricole: peu de réactions substantielles des sociétés

Public Eye a réalisé la première analyse approfondie de la place suisse du négoce agricole en s’intéressant à seize des plus grands négociants agricoles au monde qui dirigent leurs opérations depuis la Suisse. La lumière est enfin faite sur ce secteur opaque, dont les acteurs n’ont pas su apporter de contre-arguments convaincants.

Le Business & Human Rights Resource Centre rassemble et publie depuis des années des rapports et informations sur les violations de droits humains dans l’économie mondialisée. Notre récent rapport sur les négociants agricoles suisses figure désormais également dans cette base de données. Le Resource Centre a ensuite a demandé aux entreprises que nous avons analysées de réagir au contenu du rapport. Seuls 11 des 16 négociants en question ont répondu à cette sollicitation. La plupart des réponses données ne constituaient toutefois pas une prise de position concrète sur les violations de droits humains mises en évidence ou ne réfutaient pas les accusations de façon crédible.

De maigres réponses des entreprises

Plus de la moitié des négociants ont répondu sans faire aucune référence au rapport ni aux informations spécifiques qu’il contient sur le secteur ou des entreprises en particulier, ce qui est décevant. À grand renfort de déclarations génériques, telles que «Nous avons une politique en matière de droits humains» ou «Nous faisons plus que les autres», la plupart des entreprises ont tenté de contourner les problèmes concrets pour se dédouaner de toute responsabilité. Car comme le démontre notre rapport, ce ne sont pas des directives édictées par les négociants eux-mêmes qui empêcheront des violations de droits humains ou des normes environnementales, et se comparer à la concurrence n’aide en rien. Une entreprise nous a même signalé une faute de frappe dans le rapport au lieu de réagir aux abus concrets perpétrés dans le négoce international de matières premières agricoles. Il s’agit là pour nous d’un aveu qu’il existe bien des problèmes dans ce secteur.

Et même les entreprises qui ont apporté des réponses détaillées à notre rapport l’ont fait sans avancer d’éléments substantiels. Elles se sont contentées de combler certaines lacunes dans les données, or celles-ci sont justement dues à l’opacité du secteur. Sans informations crédibles et actuelles – par exemple sur la réparation adéquate des abus –, nous sommes contraints de continuer à nous fier aux données publiquement disponibles, et celles-ci dénotent dans la plupart des cas des comportements peu glorieux de la part des négociants agricoles.

Des instruments reconnus mais inutilisés

De nombreuses entreprises concèdent certes qu’il y a encore beaucoup à faire pour remédier aux problèmes du secteur. Elles se contentent de projets philanthropiques sélectifs plutôt que de s’engager pour la mise en œuvre systématique de leur responsabilité en matière de droits humains. Il existe pourtant des instruments suffisamment adéquats pour ce faire, tels que les Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l'homme (UNGP) ou la Déclaration des Nations unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales (UNDROP), adoptée en décembre 2018.

Cela fait maintenant huit ans que le Conseil des droits de l’homme des Nations unies a adopté les UNGP. Ces principes directeurs sont depuis lors devenus le cadre de référence de la responsabilité des entreprises en matière de droits humains et d’environnement. Fin 2018, un guide spécifique basé sur ces principes a été publié pour le secteur suisse du négoce de matières premières ; celui-ci est censé guider les négociants dans la mise en œuvre de leur responsabilité. Selon l’association professionnelle des négociants en matières premières (Swiss Trading and Shipping Association, STSA), ce guide est déjà majoritairement mis en œuvre par le secteur et ne fait que codifier les pratiques actuelles. Cette affirmation est tout à fait surprenante. Seules certaines entreprises ont mentionné le guide dans leur réponse en réaction à notre rapport. Le reste des négociants n’ont pas jugé utile d’y faire référence.

La déclaration UNDROP n’a quant à elle jamais été mentionnée dans les réponses des négociants. Sur la base des instruments de protection des droits humains reconnus à l’international, cette déclaration spécifie des droits fondamentaux comme le droit à un niveau de vie suffisant. Des revendications centrales comme le droits aux semences, à la terre et à la biodiversité sont également expliquées. La Suisse s’est prononcée en faveur de la déclaration UNDROP lors de l’assemblée générale des Nations unies en décembre 2018. Mais la Confédération semble toutefois peu disposée à s’engager pour que cet outil soit reconnu comme central pour la protection des droits humains sur les chaînes de valeur agricoles. Les entreprises ne font non plus pas cas de cette déclaration qu’elles ne mentionnent pas en tant qu’instrument adéquat.

Des mesures contraignantes sont nécessaires

De manière générale, aucune entreprise n’a remis en question notre analyse – elles ont seulement rejeté la faute sur leurs concurrents dans la plupart des cas. Comme nous l’expliquons également dans notre réponse aux réactions des entreprises : après des décennies d’auto-réglementation infructueuse de la part des entreprises, il est grand temps d’adopter des mesures contraignantes pour remédier aux problèmes du secteur. Il y a de toute façon trop peu à attendre des entreprises dans un avenir proche.