Transparence, mode d’emploi La Suisse sera-t-elle inspirée par l’exemple du Ghana?
Anne Fishman, 12 février 2021
«Gold Coast» (Côte d’Or): le nom prometteur porté par le Ghana jusqu’à son indépendance en 1957 évoque l’une des premières richesses ayant suscité la convoitise des négociants européens dès la fin du 15ème siècle. La production de pétrole a quant à elle débuté en 2011, quatre ans après la découverte des premiers gisements dans le champ offshore Jubilee. Huit ans plus tard, une société norvégienne, Aker Energy, annonçait en avoir identifié de nouveaux dans le champ pétrolifère Pecan.
Si la découverte de gisements est toujours brandie comme une promesse de prospérité, celle-ci est rarement tenue dans les États fragiles. En tant que «nouveau» pays producteur, le Ghana a voulu éviter la malédiction des ressources naturelles dont bon nombre de pays riches en pétrole sont victimes. En 2011, le gouvernement du président Atta Mills a promulgué une loi sur la gestion des revenus pétroliers et créé le Comité d’intérêt public et de responsabilité – Public Interest and Accountability Committee (PIAC). Son mandat? Assurer la responsabilité et la transparence dans la gestion et l’utilisation des revenus pétroliers et gaziers.
Le poids des négociants suisses
Si dès 2018, soit sept ans après le lancement de la production pétrolière au Ghana, le Fonds Monétaire International (FMI) mettait déjà en garde contre le manque d’application de la législation, le Ghana a montré qu’il est possible d’adopter une approche transparente. Les informations sur les ventes de pétrole publiées par la compagnie étatique pétrolière du Ghana (Ghana National Petroleum Company ou GNPC), la branche nationale de l’Initiative pour la transparence des industries extractives (ITIE) au Ghana (GHEITI) ainsi que d’autres institutions nationales permettent d’avoir une bonne visibilité sur des revenus essentiels pour l’État. Et de comprendre le rôle des juridictions étrangères d’où les principaux acheteurs opèrent.
Mais qui acquiert l’or noir du Ghana? En décembre dernier, une analyse détaillée des données ghanéennes par le National Resource Governance Institute (NRGI) a mis en évidence le poids des négociants suisses sur ce marché.
Entre 2015 et 2019, la GNPC a vendu pour plus d’un milliard de dollars de pétrole à des maisons de négoce basées en Suisse, soit 40% du montant total des ventes réalisées par la compagnie pétrolière nationale.
Plus concrètement: 17 cargos sur 44 ont été vendus à des sociétés helvétiques, dont dix à Litasco, trois à Gemcorp Commodities Trading, un à Trafigura et un à Vitol (toutes domiciliées à Genève) et deux à Glencore (domiciliée à Baar, dans le canton de Zoug).
L’importance des négociants suisses au Ghana, comme dans d’autres pays africains, est très forte. Plus d’un milliard de dollars de ventes? Ce montant colossal est près de dix fois supérieur aux dépenses de protection sociale consenties par le gouvernement ghanéen durant ces cinq années, dans un pays où la pauvreté stagne et où les enfants ont 40% de plus de risques de vivre dans la misère que les adultes. Face à de tels enjeux, il est impératif de garantir que la population bénéficie des revenus tirés de son sous-sol. Et accroître la transparence est une condition essentielle pour y parvenir.
Le reporting du Ghana sur les ventes de pétrole, mis en place dans le cadre de l’ITIE, montre qu’il est possible de fournir des informations détaillées sur ces revenus. Mais l’ITIE reste une initiative volontaire, et bon nombre de grands pays producteurs n’en font pas partie. Par ailleurs, si elle encourage aussi les sociétés de négoce à publier leurs paiements aux États, rien ne les oblige à le faire. C’est pourquoi il est crucial qu’elles soient tenues, par la loi, de divulguer ces données.
La transparence des paiements est une arme efficace pour lutter contre la corruption.
Elle diminue le risque que les revenus tirés de l’extraction et de la vente de matières premières finissent dans les poches de potentats ou de fonctionnaires corrompus, en donnant la possibilité aux citoyens et citoyennes d’exiger des comptes.
L’opacité d’un secteur face à l’attentisme du Conseil fédéral
L’opacité entourant le négoce de matières premières n’est plus à démontrer. Et la déferlante des affaires de corruption en lien avec ce secteur en 2020 a prouvé que ce problème n’appartient pas au passé, comme l’affirment les traders. En décembre 2020, Vitol a accepté de payer plus de 160 millions de dollars pour classer des procédures judiciaires dans différents pays. En cause notamment: des faits de corruption au Brésil, au Mexique et en Équateur, dans certains cas jusqu’à juillet 2020. Fin novembre 2020, le ministère fédéral brésilien annonçait que Trafigura et d’anciens dirigeants faisaient l’objet d’une enquête pour transactions suspectes dans le cadre de l’affaire Lava Jato.
En Suisse, l’inaction politique reste pourtant de mise. En juin 2020, le Parlement a adopté une loi obligeant les sociétés suisses actives dans l’extraction à divulguer les paiements aux gouvernements des pays producteurs de pétrole et autres ressources. Un «détail»: cette loi ne couvre pas les activités de négoce et n’aura certainement aucun effet. Une analyse réalisée par Public Eye a montré que seules quatre sociétés sont couvertes par ces nouvelles dispositions.
Il est temps d’agir (pour de vrai)
Le Conseil fédéral a gardé, via une norme de délégation, la possibilité d’étendre la législation au négoce afin de s’adapter à l’évolution du cadre juridique international. En bref: il pourrait aussi soumettre les traders aux obligations de transparence dès que d’autres pays le feront. Or il est urgent d’agir! Les pays producteurs ont souffert de la chute dramatique des prix du pétrole causée par la pandémie de Covid-19. Ce constat est également valable pour les pays dont l’or noir n’est pas la ressource principale, comme le Ghana, où les projections de croissance pour 2020 sont presque quatre fois inférieures aux estimations de 2019. La chute des prix du pétrole a fait fondre les recettes publiques, alors que le risque de surendettement était déjà considéré comme élevé en décembre 2019.
Au vu de l’ampleur des montants en jeu, des affaires de corruption qui ne cessent d’éclabousser la place suisse du négoce, mais aussi de la crise que traversent les pays producteurs de pétrole en raison du coronavirus, le manque total de volonté des autorités helvétiques est aberrant.
Qu’attend donc le Conseil fédéral pour imposer enfin une transparence salutaire à ses chers négociants?