Catastrophe écologique Norilsk Nickel: le serial pollueur russe vend ses métaux depuis Zoug

Depuis le déversement accidentel fin mai de 21'000 tonnes de diesel dans deux rivières du grand Nord sibérien, l’incurie environnementale de Norilsk Nickel, premier producteur mondial de nickel et de palladium, explose au grand jour. Moins connue: la responsabilité indirecte de la Suisse, qui abrite la société de trading de ce géant minier.

Il est midi passé, ce vendredi 29 mai. Andreï Afinogenov roule sur les routes du grand Nord sibérien au volant de sa voiture japonaise. Le voilà qui s’approche de la centrale thermique numéro 3, un énorme complexe alimentant Norilsk, une ville de 170 000 âmes située au-delà du cercle polaire, au nord de la région de Krasnoïarsk. Étrange, constate-t-il: plusieurs flaques, dont certaines très profondes, se sont formées sur la chaussée. Il est contraint de s’arrêter. Andreï a tout juste le temps de s’apercevoir que ce qu’il prenait pour de l’eau empeste le carburant, et de s’extraire par le toit de son véhicule, avant que celui-ci ne se transforme en torche.

Un banal fait divers? Non, le début d’une des plus grosses catastrophes écologiques de la région arctique, dont la responsabilité incombe au géant MMC Norilsk Nickel (Nornickel), premier producteur mondial de nickel raffiné et de palladium, propriétaire de cette usine thermique, via sa filiale énergétique de Norilsk-Taïmyr (NTEK). Quelques minutes plus tôt, une gardienne du site avait constaté que l’énorme cuve n°5 de gasoil s’était dépressurisée et qu’elle commençait à fuir. Les pompiers ont mis deux heures pour venir à bout de l’incendie provoqué par la voiture d’Andreï. Alors qu’ils aspergent les lieux de neige carbonique, 21 000 tonnes de carburant se répandent dans la toundra, comme le montre cette vidéo amateur:

Rejet de carburant. Vidéo fournie au journal en ligne «Medusa» par une source du ministère russe des Situations d’Urgences.

Le carburant souille la terre et atteint les cours d’eau à proximité: d’abord la Daldykan puis l’Ambarnaïa. Le rejet est massif! Une marée de couleur pourpre ne tarde pas à se former à la surface de l’eau, visible depuis l’espace.

Ces images dramatiques feront le tour de la planète.

Premières images des conséquences du rejet de carburant dans la rivière Ambarnaïa près de Norilsk.

Une catastrophe écologique

Ce désastre écologique rappelle la marée noire provoquée par le pétrolier Exxon Valdez au large des côtes de l’Alaska en 1989. Il faut pourtant attendre deux jours pour que la gravité des faits remonte jusqu’au sommet de l’État russe et que des opérations de secours soient enfin lancées.

Depuis la catastrophe, la machine à communiquer de Nornickel tourne à plein régime. Le géant minier affirme avoir pu récupérer 90% du diesel grâce au pompage de centaines de mètres cubes d’eau et en excavant les sols souillés. L’installation de barrages de confinement flottants aurait empêché la progression du carburant vers le lac Piassino, une vaste réserve d’eau douce en aval. Faux, répondent plusieurs experts russes indépendants. À la mi-juin, l’hydroécologiste Georgii Kovanosyan s’est rendu sur place pour faire des mesures. Les teneurs en hydrocarbures étaient deux fois et demie supérieures aux normes.

Plus inquiétant encore: des traces de polluants ont également été trouvées en aval du lac, dans le fleuve Piassina, un cours d’eau d’une importance vitale pour la péninsule de Taïmyr et qui se jette dans la mer arctique de Kara.

Parsemée de nombreux lacs et rivières, cette région riche en minerais et charbon est habitée par des peuples semi-nomades vivant de l’élevage de rennes et de la pêche. Elle abrite une flore et une faune fragiles, dont des ours blancs ainsi que les derniers troupeaux de bœufs musqués encore sauvages. C’est tout cet écosystème qui est mis en péril.

Une cuve qui date de 1985

Nornickel s’est empressée d’émettre l’hypothèse d’un accident provoqué par le réchauffement climatique, qui touche de plein fouet la Sibérie du Nord. Avec le dégel progressif du permafrost (le sol autrefois perpétuellement gelé des régions arctiques), des glissements de terrain se produisent de plus en plus souvent, fragilisant les fondations des immeubles et des usines. C’est ainsi que la cuve de diesel se serait effondrée sur elle-même.  

La réalité est plus confuse. Le réservoir à l’origine du désastre avait été construit en 1985. Selon le Service fédéral de supervision écologique, technologique et nucléaire (Rostekhnadzor), il aurait dû être réparé en 2016 et depuis cette date, les registres de Nornickel indiquaient qu’il était hors exploitation. De son côté, le géant minier affirme avoir procédé à des réfections en 2017 et à des tests hydrauliques et un audit de sécurité industrielle en 2018. Nos questions adressées au service de presse sont restées sans réponse.

© © Irina Yarinskaya/AFP/GettyImages
L’état de délabrement de la cuve n°5 serait l’origine la plus probable de la pollution.

Réprimandé par Poutine

Rostekhnadzor a qualifié d’«alarmants» les risques d’accident dans d’autres installations industrielles de Nornickel, constatant que la maintenance y était insuffisante et que la plupart des sites ne disposait pas de systèmes automatiques de prévention des fuites. Un plan de sécurité industrielle a été demandé en urgence. Le groupe minier ne manque pourtant pas de moyens! En 2019, Nornickel a réalisé un chiffre d’affaires avoisinant les 14 milliards de dollars, avec un bénéfice net s’élevant à 6 milliards de dollars. Il a versé 4,8 milliards de dollars de dividendes à ses actionnaires.

Le 5 juin, journée mondiale de l’environnement, Vladimir Poutine a tancé son allié de longue date, l’oligarque Vladimir Potanine, directeur général et principal actionnaire de Nornickel, dont la fortune est passée de 26,7 milliards à 23,1 milliards de dollars après l’accident. Lors d’une visioconférence retransmise à la télévision, le président lui a demandé avec insistance combien aurait coûté le remplacement de la cuve, n’obtenant qu’un marmonnement gêné de la part de l’homme le plus riche de Russie.

© © Alexei Nikolsky/Sputnik/Reuters
Vladimir Potanine, l’homme le plus riche de Russie, au milieu à gauche de l’écran, sermonné par Vladimir Poutine
lors d’une vidéoconférence de gestion de la catastrophe écologique.

L’état d’urgence a été proclamé et le comité d’enquête – l’organe fédéral chargé à Moscou des enquêtes criminelles complexes – s’est saisi du dossier. Une enquête pénale pour violation de la loi sur l’environnement et négligence a été ouverte. Elle vise pour l’instant trois responsables de la centrale: le directeur et deux ingénieurs placés en détention provisoire jusqu’à la fin juillet.

L’agence russe de surveillance de l’environnement (Rosprirodnadzor) a relevé 139 violations des normes environnementales commises par NTEK, la filiale énergétique de Nornickel. Elle réclame au géant minier un dédommagement record de 147,8 milliards de roubles (soit 1,9 milliard de francs). Début septembre, une plainte a été déposée auprès de la cour d’arbitrage de la région de Krasnoïarsk. Cette somme est contestée par le groupe, qui chiffre l’accident à 136 millions de francs et continue à produire des brochures en apparence très documentées pour expliquer le formidable travail de nettoyage effectué. Un «groupe de travail environnemental» a été mis sur pied à la hâte, appelant «à mettre davantage l’accent sur les questions écologiques dans la culture d'entreprise».  

Cotée à la bourse de Moscou et de Saint-Pétersbourg, l’action Nornickel a connu un fort recul, suscitant l’inquiétude de bon nombre de petits actionnaires, comme l’a souligné le Financial Times. Le géant de l’aluminium russe Rusal, qui détient 28% de Nornickel, appelle Vladimir Potanine à «changer l'équipe de direction» et à «réviser les règles du groupe concernant les questions environnementales et de sécurité».

Nornickel et sa base arrière suisse

Nornickel a longtemps vécu à l’abri des regards, ne rendant de comptes à personne. Ses principaux gisements et sites de production se trouvent sur la péninsule de Taïmyr ainsi que sur la presqu’île de Kola, au nord de la Russie occidentale, à l’intérieur du cercle polaire. Elle compte aussi plusieurs sociétés auxiliaires en Russie, Finlande, Afrique du Sud et Australie.

Mais depuis une vingtaine d’années, le groupe dispose aussi d’une base arrière en Suisse. Depuis 2002, une filiale du groupe, Metal Trade Overseas AG, officie discrètement à Zoug, installée dans le centre commercial de Metalli sur la Baarerstrasse 18, à deux pas de la gare, à la même adresse qu’un marchand de chaussures. D’après le rapport annuel 2019 de Nornickel, Metal Trade Overseas AG joue un rôle central dans les affaires du groupe. C’est à travers cette société de négoce qui exerce surtout des tâches logistiques et financières que Nornickel vend toute sa production provenant de Russie et de Finlande à l’étranger, vers l’Europe, l’Asie, la Chine et les États-Unis. Il s’agit de nickel et de palladium, mais aussi de platine, cuivre, cobalt et autres métaux précieux.

Une autre entité, Norilsk Nickel Holding SA, fondée à Genève en 2000 puis un temps domiciliée à Sarnen (Obwald), était jusqu’en novembre 2019 inscrite à la même adresse zougoise. Son siège social a depuis été transféré à Limassol (Chypre). Enfin de 2000 à 2018, une autre société, Norilsk Nickel Services SA (anciennement Norilsk Metal Trading SA), était domiciliée à Genève, au 50 rue du Rhône.

Durant ses années genevoises, le groupe s’est financé auprès de banques de la place, obtenant des lignes de crédit de BNP Paribas, ING, mais aussi UBS, Credit Suisse et la Banque Cantonale Vaudoise, comme le détaille le rapport financier 2008 de Nornickel. Dans les rapports financiers suivants, ces informations ont été remplacées par les mentions «banque A», «banque B», etc.

Dans cette vidéo enjouée datant de mars 2008, le géant minier fait la promotion de sa filiale zougoise qui semble alors tourner à plein régime:

Clip promotionnel: la filiale zougoise de Nornickel semble tourner à plein régime.

Généreux mécène…

Personne ne s’inquiétait alors des ravages environnementaux du géant minier. En février 2016, il était même chaleureusement remercié pour avoir financé la reconstruction du Salon russe au Palais des Nations, le siège de l’ONU, se vantant de ses actions caritatives en faveur de la population des villes du cercle polaire.  

Désormais seul point d’ancrage en Suisse, Metal Trade Overseas AG emploie une quinzaine de personnes. Sa raison d’être est vraisemblablement d’alléger les impôts du groupe, selon le schéma des «prix de transfert» consistant à rapatrier les bénéfices d’une multinationale dans des juridictions fiscalement clémentes. Le taux d’imposition du canton de Zoug sur les bénéfices est de 11,5%, l’un des plus bas en Europe.

Son directeur général, le Français Christophe Koenig, a été engagé début mai dernier, également nommé à la tête des ventes et du marketing au niveau mondial pour l’ensemble du groupe. «Je suis impatient de rejoindre une entreprise métallurgique de classe mondiale dotée d'un modèle d'entreprise extrêmement solide, avec une base de production à faible émission carbone et à coût compétitif, un portefeuille essentiel de métaux pour l'avenir durable de la société et un plan d'investissement impressionnant qui donne la priorité à la gestion de l'environnement et soutient le développement de nouvelles technologies révolutionnaires», s’est enthousiasmé cet ancien du groupe allemand Aurubis, l’une des plus grosses fonderies de cuivre en Europe.

Mauvais timing! Un mois plus tard, Nornickel faisait la Une des médias avec sa marée au diesel, pointé du doigt pour son mépris des normes environnementales.

… et pollueur en série

Depuis, la série noire se poursuit. Le 28 juin, des journalistes de l’hebdomadaire d’opposition Novaya Gazeta et des activistes de Greenpeace Russie ont pris le groupe en flagrant délit de rejets toxiques dans la nature. Dans une vidéo postée sur Youtube, on voit comment de l’eau pompée dans le réservoir de résidus de l'usine d’enrichissement de Talnakh (à 25 km de Norilsk), propriété de Nornickel, est rejetée par de gros tuyaux dans la rivière Harayelah, un cours d’eau qui se jette aussi dans le lac Piassino. Rien à voir avec un accident, cette fois-ci. Des responsables du site sont arrivés en catastrophe sur les lieux pour stopper la pompe et démanteler les tuyaux. Trois personnes ont été licenciées.

Enfin, jamais deux sans trois: le 12 juillet, c’est un pipeline de Norilsktransgaz – une société appartenant aussi à Nornickel – qui s’est percé, laissant s’échapper 44,5 tonnes de kérosène près de Toukhard, un village de 900 âmes, également situé sur la péninsule de Taïmyr.

Une lettre ouverte signée par six médias russes d’opposition dénonce l’arrogance avec laquelle le géant minier tente de museler toute information indépendante. Un député moscovite s’est récemment vu confisquer, à l’aéroport de Norilsk, des échantillons de terre et d’eau qui devaient être analysés dans un laboratoire de la capitale.

Vassili Ryabinine, ancien collaborateur de l’agence russe de surveillance de l’environnement de Norilsk, a démissionné de son poste après la catastrophe du 29 mai. Il accuse Nornickel de pratiquer depuis des décennies une politique de «rétention d’information». Selon lui, des violations crasses des normes environnementales se produisent chaque jour sans que personne n’en sache rien, les autorités locales et fédérales n’ayant jusqu’ici manifesté aucune volonté d’agir.

«Si des journalistes viennent à Norilsk, je peux leur trouver à chacun une conduite d’où sort quelque chose qui pollue»

a-t-il lancé lors d’une conférence de presse organisée par Novaya Gazeta et Greenpeace.

Le media et l’ONG ont mis en ligne un petit film intitulé «Rouille : en quoi Nornickel a-t-il transformé la péninsule de Taïmyr» qui montre l’ampleur des ravages:

L’ONG WWF-Russie a pu documenter, images satellites à l’appui, plusieurs suspicions de rejets d’eaux usées et non traitées, entre juin 2017 et juillet 2019, dans les rivières et plans d’eau des environs de Norilsk, à proximité de plusieurs mines et usines du groupe, dont celle de Talnakh. Ces incidents n’avaient jamais été rendus publics.

En juin 2016, le géant minier avait tout de même été contraint de fermer sa fonderie de nickel implantée au cœur même de Norilsk. Construite en 1942, ce mastodonte rejetait chaque année près de 400 000 tonnes de dioxyde de soufre, empoisonnant ainsi massivement l’air de la ville. Plus aucune végétation ne poussait dans un rayon de 30 km, notamment en raison des pluies acides. Cette fermeture a été présentée comme un grand pas en avant. Toutes les activités de traitement de nickel pour la région ont été transférées dans l’usine «Nadejda», située à 12 kilomètres, tout juste reconstruite et modernisée.

L’espoir cramoisi de notre ambassadeur

«Nadejda» signifie espoir en russe. Mais quatre mois après, c’est sur ce même site que se produisait un rejet accidentel d’oxyde de fer dans la rivière Daldykan (encore elle!) dont les eaux étaient soudain devenues rouge sang, horrifiant les promeneurs et les cueilleurs de baies. Nornickel avait d’abord nié l’évidence, envoyant aux journalistes des clichés montrant une eau d’un bleu pur. Puis il expliquait que la pollution n’avait pas le moindre caractère toxique. L’affaire s’était soldée par une amende équivalente à 450 francs suisses.

En avril 2017, anecdote plutôt piquante, l’usine «Nadejda» avait reçu la visite d’Yves Rossier, l’ambassadeur suisse en Russie. Nornickel, déjà très soucieux de restaurer son image sur le plan écologique, s’était fendu d’un communiqué de presse (disponible seulement en russe). «Lorsque les entreprises adoptent des méthodes de production environnementales plus globales, elles améliorent simultanément leur efficacité. C’est ce qui s’est passé avec Nornickel: en comparaison avec son mode de fonctionnement d’il y a 20 ans, le groupe a non seulement amélioré sa productivité au cours de cette période, mais il est également devenu plus écologique», avait déclaré le diplomate fribourgeois, tout juste nommé à son poste.

Les récents évènements montrent qu’il ne s’agissait que de vœux pieux. Ils questionnent aussi le rôle de la Suisse, comme base-arrière de grands groupes responsables de catastrophes écologiques. Au Brésil, la rupture d’un barrage du géant minier Vale, qui dispose d’une  filiale en Suisse, avait coûté la vie à des centaines de personnes. Dans le golfe du Mexique, l’explosion d’une plateforme pétrolière de BP avait provoqué une pollution massive. Celle-ci était exploitée par Transocean, une société qui a son siège à Steinhausen, dans le canton de Zoug.

L’initiative pour des multinationales responsables obligerait ce type de sociétés très problématiques à rendre des comptes. Si elle était acceptée, la filiale helvétique de Nornickel pourrait être contrainte de divulguer les risques environnementaux identifiés sur sa chaîne d’approvisionnement et s’engager de manière contraignante à y remédier.

Le magazine de Public Eye

Cet article a été publié initialement dans notre magazine de septembre 2020: «Opacité, scandales, procès: la Suisse et la valse des négociants». Édité cinq fois par an, le magazine de Public Eye présente des enquêtes ambitieuses, des reportages inédits et des éclairages sur des thèmes d'actualité. Commandez ici un abonnement à l'essai, gratuitement et sans engagement!

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