Trimer pour Shein Shein, le fantôme de Liège

Il y a 7 ans, un partenaire commercial du fondateur de Shein a décidé de créer en Belgique un centre pour le traitement des retours de colis. Dans la zone industrielle de Liège, des centaines d’employé·e·s traitaient les articles renvoyés à Shein, dans des conditions précaires et essentiellement à l’abri des regards. Jusqu’à ce que soudain, à la fin de l’été, plus aucun colis n’arrive dans l’entrepôt.

En début d’année, une petite cérémonie a eu lieu à l’aéroport de Liège. Un investisseur chinois, du nom de Liansen Tan, a été mis à l’honneur par le gouvernement wallon. Son mérite: il y a six ans, il a permis à l’aéroport de Liège et ainsi à la Wallonie d’accéder au marché chinois.

Les activités commerciales de groupes chinois en Europe sont devenues un sujet brûlant dans la région dès la fin de 2018, lorsque le géant du commerce électronique Alibaba a annoncé vouloir construire un énorme centre logistique à l’aéroport de Liège. Si certains voient avant tout dans l’arrivée du pendant chinois d’Amazon la perspective de 900 nouveaux emplois dont cette région a grandement besoin, d’autres s’opposent avec véhémence à l’arrivée d’Alibaba à Liège. Rassemblés sous la bannière «Stop Alibaba & co», ils critiquent le projet d’expansion de l’aéroport. En cause: la forte consommation de kérosène, l’augmentation du trafic de camions et les nombreux vols de nuit occasionnés.

Tout a donc commencé avec Liansen Tan. Sur le blog Expattime.be, il racontait l’année dernière comment il avait atterri en Belgique un matin pluvieux de novembre 2014, avec pour mission de construire un centre logistique pour le magasin en ligne d’un «vieil ami d’école». Le vieil ami en question n’était autre que Xu Yangtian; et le magasin en ligne Shein. Liansen Tan a appelé son entreprise de Liège «EC Hub», l’abréviation de «E-Commerce Hub». Du jamais vu: il allait construire ici un centre de retour de produits pour toute l’Europe, qui aurait aussi la capacité d’assurer les réexpéditions, afin qu’il ne soit «plus nécessaire de renvoyer les produits en Chine», raconte Liansen Tan, non sans fierté.

Une candidature spontanée sans succès

En cherchant ce EC Hub sur internet, on trouve facilement des avis d’ancien·ne·s employé·e·s: sur la plateforme d’évaluation des employeurs Glassdoor, le moteur de recherche d’emplois Indeed ou sur Google. L’image véhiculée par ces quelque 80 commentaires n’est pas des plus reluisantes, et la palette des griefs est vaste. La critique qui revient le plus souvent: des «quotas hors normes», «impossibles à atteindre». Celles et ceux qui ne parviennent pas à traiter le nombre d’articles imposé perdent vite leur emploi. Plusieurs déplorent «des conditions de travail à la chinoise», et un commentaire fait le constat suivant:

«Je déconseille, sauf si vous voulez tomber en dépression. Cette entreprise est tout sauf humaine.»

Je n’ai pas envie de tomber en dépression, mais ces commentaires ont piqué ma curiosité. Je postule donc en répondant à une annonce sur Facebook (assez ancienne) indiquant que EC Hub cherche trente manutentionnaires. La réponse arrive le lendemain: il n’y a pas de postes à pourvoir actuellement, mais on me recontactera quand ce sera le cas.

Je ne veux pas attendre si longtemps. Par chance, notre partenaires belge achACT nous met en contact avec Cédric Leterme, un politologue qui mène notamment des recherches sur le commerce en ligne pour Gresea et s’engage aussi dans le mouvement contre les avions d’Alibaba à l’aéroport de Liège. Lors de notre premier entretien, il nous explique n’avoir jamais entendu parler d’EC Hub ou de Shein. Mais il a ce qui compte le plus dans ces cas-là: les bons contacts.

Sudoku, chips et Uno

Un mardi matin de septembre, Cédric et moi nous retrouvons alors au centre de Liège, autour d’une table avec quatre autres personnes: Daniel Maratta, secrétaire de province pour le syndicat UBT-FGBT, Ludovic Moussebois de l’autre grand syndicat CSC-Transcom, puis «Robert» et «Simone», dont nous tairons les vrais noms, qui travaillent pour EC Hub. Enfin... «travailler» n’est plus le bon terme, nous précise-t-on rapidement. Depuis fin juillet, ces deux-là n’ont plus rien à faire. Robert et Simone nous montrent une vidéo sur un téléphone portable. Dans un grand entrepôt, quelques employé·e·s rigolent assis·e·s autour d’une table sur laquelle traînent des bonbons, des chips, un livret de sudoku et des cartes de Uno. «On est devenu très fort à ce jeu», nous dit Robert.

Une telle situation aurait été inconcevable il y a encore quelques mois. Au cours d’une journée de juin chez EC Hub, plus de 30 000 retours ont été déballés, saisis et stockés, tandis que, dans l’entrepôt, quelque 23 000 articles ont été emballés pour être expédiés. C’est ce qu’indique l’un des messages que les responsables d’équipe s’envoyaient systématiquement en fin de journée. «À ce moment-là, les choses fonctionnaient encore bien», affirme Simone, qui semble elle-même un peu surprise.

Google Translate à la rescousse

Simone travaillait aux retours. Ses tâches: ouvrir les colis – en provenance de Belgique, mais aussi d’Allemagne, d’Italie ou de Suisse –, déballer les articles, les scanner dans le système, initier le remboursement. Et ce quel que soit l’état du vêtement: le prix d’achat est toujours remboursé, nous précise-t-elle. D’une part parce que les produits Shein présentent très souvent des défauts d’usine; d’autre part parce que le système informatique n’est pas suffisamment sophistiqué pour pouvoir saisir séparément les retours non remboursables. Pour Simone, ce système était l’un des aspects les plus fastidieux de son travail. La raison principale: il est en mandarin. «Nous avons essayé d’utiliser Google Translate pour savoir exactement ce que nous devions faire.»

© Timo Kollbrunner / Public Eye
L’aéroport de Liège: des marchandises vont et viennent depuis la Chine, par les airs ou par les voies ferrées.

1500 articles défectueux par jour

Simone travaille dans ce centre depuis plusieurs années et a vécu en temps réel l’ascension fulgurante de Shein. Au début, il n’y avait pas de stock, nous raconte-t-elle. Puis la quantité de produits retournés a augmenté de façon exponentielle, et avec elle le nombre d’articles abîmés ou introuvables dans le système, et donc impossibles à classer. Ces derniers temps, il y en avait 20 à 30 articles par «shift», nous précise-t-elle.

Avec 25 employé·e·s et deux «shifts» quotidiens, on arrive chaque jour à 1500 produits pour lesquels Shein n’a plus aucune utilité.

Au début, ils étaient autorisés à prendre les articles à la maison, explique Simone. Puis, pendant un certain temps, les retours défectueux étaient donnés à des œuvres caritatives, et dernièrement vendus au kilo à un commerçant qui retirait les étiquettes Shein et revendait les produits «quelque part hors d’Europe».

Le poste de Robert consistait à trier et ranger dans l’entrepôt les articles retournés: une caisse pour les t-shirts, une autre pour les vestes, les jeans, etc. Rien de sorcier, s’il n’y avait pas eu des objectifs à tenir. À ses débuts, en été, il devait ranger 1600 articles par jour; un rythme encore gérable tant que les caisses n’étaient pas pleines à craquer et qu’il perdait un temps fou à en trouver une avec encore de la place. Par la suite, les quotas sont montés à 1800, «et c’était en hiver, quand il y a beaucoup plus de vêtements lourds et épais, et que c’est donc encore plus difficile de trouver de la place». Simone et Robert nous expliquent que la non-atteinte des objectifs était le motif de licenciement le plus courant, et de loin. Des employé·e·s auxiliaires auraient souvent été mis·e·s à la porte après une seule journée de travail.

Des syndicalistes s’en mêlent

Les syndicalistes Daniel et Ludovic n’ont jamais vraiment réussi à entrer dans EC Hub. Ils s’en sont pourtant approchés au printemps 2020, nous raconte Ludovic. Ils avaient alors reçu de nombreux appels de travailleurs et travailleuses du centre qui se plaignaient de changements soudains dans leurs horaires de travail, de licenciements abusifs, de l’absence de places de parking et du niveau de leur salaire. La quasi-totalité avait le statut de «magasinier type 1», la classe salariale la plus basse à 12,63 euros brut de l’heure.

Le syndicat de Daniel s’engage pour un salaire minimum intersectoriel de 14 euros de l’heure. Mais il précise que la catégorie la plus basse ne devrait s’appliquer qu’à des employé·e·s qui effectuent des tâches uniques et répétitives. «Ce qui n’est clairement pas le cas chez EC Hub.» Ludovic et Daniel voulaient clarifier ce point et de nombreux autres avec la directrice chinoise du centre. Elle les a écoutés et a acquiescé d’un signe de tête, «mais elle n’a compris que ce qu’elle voulait vraiment comprendre», estime Ludovic.

La création d’une délégation syndicale au sein d’EC Hub s’est également avérée impossible car elle aurait nécessité qu’un quart des effectifs l’approuvent par écrit. Or comme la plupart des employé·e·s ne travaillent au centre que quelques semaines, c’était tout simplement impossible. «Nous avons laissé tomber», regrette Daniel.

Le vent tourne

Selon les données disponibles sur un site belge d’informations d’entreprises, la vaste majorité du personnel d’EC Hub a un contrat à durée indéterminée. Mais les témoignages concordants des deux employé·e·s et des syndicalistes laissent entrevoir une tout autre réalité. C’est d’ailleurs à ce sujet que le syndicat de Daniel a pour la dernière fois été en contact avec la direction du centre début 2021.

Celle-ci réclamait qu’un accord soit signé pour permettre de travailler aussi le week-end. Les syndicalistes étaient prêts à entrer en négociations, mais à une seule condition: qu’EC Hub engage beaucoup plus de personnel à durée indéterminée, soit un minimum de 50 au lieu des 25 qui disposaient alors d’un tel contrat. L’entreprise aurait ensuite embauché deux ou trois personnes supplémentaires, avant que ne s’opère un changement stratégique. Un jour d’été, Simone et ses collègues ont soudain reçu l’ordre de ne plus emballer avec soin les retours, mais de les entasser tels quels sur des palettes pour qu’ils soient ensuite expédiés – «directement en Chine», pense Simone. Il n’y avait plus rien à trier ou ranger dans le dépôt, et Robert aidait donc aussi à déballer les articles retournés. Jusqu’à ce qu’un jour, plus aucun colis n’arrive à l’entrepôt.

Désormais, c’est l’antenne locale de l’entreprise de logistique chinoise YunExpress qui se charge du retour des produits Shein depuis l’Europe – en tous les cas d’une grande partie d’entre eux. Simone nous indique qu’un employé de YunExpress a récemment pris contact avec elle pour lui demander comment le système fonctionne.

© Timo Kollbrunner / Public Eye
L’entrepôt EC Hub, en dehors de la ville.

Visite sur site

Nous prenons la route en direction de Herstal et nous arrêtons devant l’entrepôt d’EC Hub. La façade vitrée porte l’inscription #meetSHEIN, et la porte du bâtiment est ouverte. Deux hommes assis dans l’entrée boivent du café dans des gobelets en plastique. «On attend qu’il y ait de nouveau de l’action par ici», nous explique l’un deux. Nous lui demandons quand cela devrait arriver, et il nous répond: «Aucune idée». Dans l’entrepôt, un jeune homme zigzague au volant d’un chariot vide entre les dernières palettes restées là. Quelques travailleurs et travailleuses, que nous reconnaissons de la vidéo, sont assis·e·s autour d’une table blanche.

Deux femmes asiatiques viennent rapidement à notre rencontre. Elles veulent savoir ce que nous cherchons ici. Elles ne souhaitent pas répondre à nos questions. Il faut les adresser «à la Chine», nous disent-elle. D’accord, mais à qui en Chine? «À nos clients.» À Shein? Elles n’ont pas d’adresse à nous donner, mais nous invitent à laisser nos coordonnées pour qu’elles puissent transmettre nos questions «aux clients». Nous acceptons – mais ne recevrons jamais rien.

Nous décidons d’aller faire un tour à l’aéroport. YunExpress s’est installé dans une halle récemment construite tout au bout du gigantesque complexe logistique de l’aéroport de Liège, au bord des voies ferrées qui mènent jusqu’en Chine. Deux caristes nous montrent le chemin: «Shein est là-bas». Dans un grand entrepôt, rempli de cartons en rangée sur des palettes, nous rencontrons un employé, qui n’a visiblement pas très envie de nous parler non plus. Nous lui demandons si les activités d’EC Hub ont bien été reprises ici il y a quelques semaines. «C’est possible», nous répond-il sur un ton suffisant. Il ne peut pas nous en dire plus et nous conseille de contacter directement Shein. Mais il ajoute quand même que YunExpress est uniquement responsable des expéditions; l’emballage se fait ailleurs. Puis il se remet au travail.

Des perspectives incertaines

Le contrat de Robert avec EC Hub arrive bientôt à échéance. Il prévoit ensuite de passer un permis de cariste et aimerait travailler pour Alibaba à l’aéroport. Simone veut voir comment les choses évoluent. Jusqu’à présent, la direction a toujours répété qu’EC Hub n’allait pas mettre la clé sous la porte. Et Simone pense que retrouver un poste fixe ailleurs serait difficile.

Daniel nous a dit que YunExpress avait récemment contacté le syndicat pour tenter de trouver un terrain d’entente sur le travail pendant le week-end. Il a préparé un projet d’accord qu’il a ensuite remis à l’entreprise mais, à ce jour, il n’a toujours pas reçu de réponse.

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