COMMENTAIRE sur la Déclaration de Doha sur l'Accord ADPIC et la santé publique

Le 14 novembre 2001, à l'issue de la Conférence ministérielle de l'Organisation Mondiale du Commerce à Doha au Qatar, les 142 Etats participants ont adopté une déclaration séparée sur la santé publique et l'Accord sur les Aspects des Droits de Propriétés Intellectuelles qui touchent au Commerce (ADPIC; en anglais: TRIPS).

Comme nous l'affirmions dans notre communiqué de presse du 14 novembre 2001, cette déclaration est selon la Déclaration de Berne (DB) un "pas dans la bonne direction". Compte-tenu de nos demandes exprimées dans notre lettre du 11 octobre 2001 au Conseil fédéral, nous nous réjouissons de l'adoption de cette déclaration tout en restant conscient des limites du texte.

Nous tenons toutefois à déplorer l'attitude de la Suisse qui jusqu'à la dernière minute a défendu une position conservatrice, soutenant en premier lieu les intérêts de son industrie avant la santé publique de millions de personnes dans le Sud.

Les points positifs

Cette déclaration affirme explicitement que "l'Accord sur les ADPIC n'empêche pas et ne devrait pas empêcher les Etats membres de prendre des mesures pour protéger la santé publique" et que "ledit accord peut et devrait être interprété et mis en oeuvre d'une manière qui appuie le droit des Etats membres de l'OMC de protéger la santé publique et, en particulier, de promouvoir l'accès de tous aux médicaments." (paragraphe §4 de la déclaration) Pour la première fois un texte officiel de l'OMC pose clairement que la protection de la santé publique a la primauté sur la propriété intellectuelle. Une des principales demandes des pays du Sud, soutenue par la Déclaration de Berne (DB) et d'autres ONG de par le monde, est enfin reconnue.

Autre point positif, le texte parle des "problèmes de santé publique" qui affectent les pays du Sud. Cette formulation ne limite pas le débat au VIH/sida et autres pandémies, contrairement à ce que soutenaient initialement la Suisse et certains autres pays industrialisés. (§1). Ce point rejoint également les demandes de la Déclaration de Berne.

Concernant les licences obligatoires (voir note 1 en fin de texte) et les importations parallèles (note 2), il était important que la déclaration de Doha réaffirme clairement le droit des Etas parties à l'Accord ADPIC d'accorder des licences obligatoires et d'en déterminer librement les motifs (§5b), le droit des Etats de définir des situations d'urgences nationales dans le domaine de la santé publique (§5c), ainsi que la liberté des Etats dans l'établissement de leur régime d'épuisement de la propriété intellectuelle (ce qui ouvre clairement la voie à l'autorisation des importations parallèles) (§5d).

Enfin cette déclaration de Doha prolonge de 10 ans (jusqu'en 2016) les délais de mise en oeuvre de l'Accord ADPIC pour les Pays les Moins Avancés (§7).

Les points à résoudre encore

Si la déclaration ouvre la voie à une interprétation plus flexible de l'Accord ADPIC, elle n'a pas tout résolu: plusieurs problèmes demeurent.

La question des licences obligatoires pour les Etats sans capacités de production est une des principales questions en suspens (notes 3). Actuellement l'article 31.f du traité limite les licences obligatoires "principalement pour l'approvisionnement du marché intérieur", ce qui empêche de fait des Etats sans capacité de production (ou sans capacités suffisantes) de s'approvisionner sur un autre marché. Sur ce point la déclaration ne résoud pas le problème. Elle se contente de donner mandat au Conseil des ADPIC pour "trouver une solution rapide et faire rapport au Conseil général avant la fin 2002. Il s'agira pour la DB de continuer à faire pression sur la Suisse pour qu'elle travaille en vue d'une solution durable et satisfaisante pour les pays en développement.

Surtout, la déclaration de Doha ne contient pas de moratoire sur les procédures de règlement des différends à l'OMC en matière de propriété intellectuelle à l'encontre des pays en développement. Tout au plus peut-on espérer que cette déclaration soit un élément important pour l'interprétation de l'Accord sur les ADPIC devant les instances saisies.

La déclaration de Doha ne souffle mot non plus sur un engagement des Etats industrialisés de s'abstenir de pressions bilatérales ou régionales en matière de propriété intellectuelle qui vont dans le sens de standards de protection intellectuelle inutilement stricts et potentiellement préjudiciables. Cette absence est préoccupante car de telles pressions sont un problème majeur pour les pays en développement.
En effet, pour que les principes de cette déclaration deviennent effectifs, il faut que les pays du Sud puissent utiliser la marge de manoeuvre de l'Accord sur les ADPIC pour élaborer et mettre en oeuvre des régimes de propriété intellectuelle qui favorisent leur santé publique et leur développement. Autant l'assistance technique que l'abstention de pressions bilatérales ou régionales seront importants à cet égard. Il faut que la Suisse s'engage clairement dans ce sens.

On touche là un dernier point. Le texte de Doha n'est qu'une déclaration à valeur interprétative: il ne modifie pas le texte de l'Accord sur les ADPIC, même s'il est important pour faire admettre une interprétation de l'Accord sur les ADPIC qui donne la priorité à la protection de la santé publique. L'avenir montrera si cet aménagement interprétatif est suffisant, ou s'il y a lieu de revoir le texte même de l'ADPIC.

Notes:
(1) Possibilité pour un Etat d'autoriser l'exploitation d'un brevet par des tiers sans le consentement du détenteur.
(2) Possibilté pour un Etat d'importer un produit sous brevet de pays tiers dans lesquels il est vendu à moindre prix que sur son marché national.
(3) Un autre point à éclaircir est notamment l'article 39.3 (divulgation de données) et ses effets potentiels à l'encontre de l'octroi de licences obligatoires ou d'autres mesures d'intérêt public prises par les autorités.