Enquête exclusive: à qui profite le pétrole africain?

Dans un rapport inédit, la Déclaration de Berne, Swissaid et le Natural Resource Governance Institute révèlent la position hégémonique des négociants suisses en Afrique sub-saharienne. Entre 2011 et 2013, Glencore, Trafigura, Vitol & Co se sont aménagés une part de marché de 25% sur le segment très opaque du pétrole mis en vente par les Etats et les compagnies publiques. En raison du manque de transparence autour de ces flux financiers et de la corruption endémique, les populations des pays producteurs ne profitent pas suffisamment des richesses tirées de ces ressources.

Les ventes de pétrole par les gouvernements et leur compagnie pétrolière publique constituent l’un des aspects les moins examinés de la gouvernance du secteur pétrolier. Pour la première fois, le rapport « Big Spenders: Swiss Trading Companies, African Oil and the Risks of Opacity », publié par la DB, Swissaid et le Natural Resource Governance Institute (US), s’intéresse aux détails de ces ventes dans les dix principaux pays exportateurs de pétrole d’Afrique sub-saharienne. Entre 2011 et 2013, ces gouvernements ont mis en vente plus de 2,3 milliards de barils de brut, pour une valeur supérieure à 250 milliards de dollars. Ces transactions représentent 56% des recettes budgétaires des dix Etats en question.

Les négociants suisses en matières premières achètent une part considérable du pétrole vendu par les gouvernements africains. Ces transactions effectuées par les firmes helvétiques génèrent un pourcentage significatif des recettes de ces pays, dont certains figurent parmi les plus pauvres de la planète. Elles présentent en outre d’importants risques de gouvernance puisqu’elles se produisent dans des contextes caractérisés par des institutions faibles et une corruption endémique. En dépit de leur importance, ces ventes échappent à toute régulation et ne profitent pas comme elles le devraient aux populations concernées. Les sociétés de négoce contribuent en outre à les rendre opaques.

Pour lever un coin du voile sur ces deals conclus dans le plus grand secret, nous avons récolté des informations sur plus de 1500 cargaisons de pétrole vendues par les compagnies pétrolières publiques en Afrique sub-saharienne entre 2011 et 2013. Bien que cet échantillon représente une grande part de la totalité des transactions réalisées durant cette période, le manque de transparence dans le secteur pétrolier ne nous a pas permis de réunir des données exhaustives. Les données auxquelles nous avons pu accéder et que nous rendons publiques aujourd’hui ne laissent toutefois planer aucun doute quant à l’importance des achats de pétrole par les sociétés suisses.

Les principaux constats :

·         D’après nos données, les négociants helvétiques ont acheté un quart des volumes mis en vente par les compagnies pétrolières publiques en Afrique sub-saharienne, soit plus de 500 millions de barils d’une valeur total d’environ 55 milliards de dollars.

·         Cette somme payée par les sociétés basées en Suisse aux dix gouvernements en question correspond à 12% de leurs recettes budgétaires cumulées et au double du montant de l’aide publique au développement qu’ils perçoivent.

·         Les négociants suisses sont les plus gros clients des compagnies pétrolières publiques du Cameroun, du Gabon, de la Guinée Equatoriale, du Nigeria et du Tchad.

·         En 2013, Glencore a acquis 100% du pétrole vendu par le gouvernement tchadien pour une valeur équivalent à 16% du budget national de ce pays.

·         Ensemble, les firmes suisses Arcadia, Glencore, Trafigura et Vitol ont acheté du pétrole pour un montant de 2,2 milliards de dollars au gouvernement de la Guinée Equatoriale, soit près de 36% du budget national de ce pays.

·         Au Nigeria, les négociants helvétiques ont obtenu du pétrole pour un montant de 37 milliards de dollars entre 2011 et 2013, équivalant à plus de 18% des recettes publiques de la première économie du continent.

Vu leur incidence sur le développement économique et social de ces pays pauvres, ces transactions requièrent une supervision publique. La transparence constitue en effet l’un des moyens pour remédier à la malédiction des ressources, parce qu’elle permettrait aux citoyens et citoyennes de ces pays de demander des comptes à leur gouvernement quant à la façon dont celui-ci administre leur principale source de richesse.

Nos recommandations :

·         Les gouvernements des pays producteurs de pétrole et les compagnies pétrolières publiques devraient se doter de normes encourageant l’intégrité dans le choix des acheteurs et la détermination du prix de vente, en incluant la publication du détail des ventes de la part étatique du pétrole.

·         La Suisse devrait assumer sa responsabilité de numéro un mondial du négoce de matières premières en adoptant une régulation contraignant les firmes de ce secteur à divulguer la totalité des paiements qu’elles versent aux gouvernements et aux compagnies pétrolières publiques, y compris les paiements associés à l’activité de négoce. Le Conseil fédéral devrait donc revoir son projet de réglementation présenté le 25 juin 2014, lequel excluait le négoce. Si cette position perdure, les paiements décrits dans ce rapport demeureront secrets.

·         Les gouvernements des autres places de négoce, notamment l’Union européenne, les Etats-Unis et la Chine, devraient également inclure l’activité de négoce dans leur législation relative à la transparence des paiements aux gouvernements.