Lettre ouverte au Conseil fédéral M. Couchepin

La protection de la santé publique passe avant la protection des brevets: la Suisse doit être cohérente avec ses lignes directrices Nord-Sud et doit soutenir les propositions des pays en développement.

Monsieur le Conseiller fédéral,

La prochaine Conférence ministérielle de l’Organisation Mondiale du Commerce prévue en novembre 2001 à Doha au Qatar se penchera sur la question des rapports entre l’accès aux médicaments et la propriété intellectuelle. Les pays en développement ont fait des demandes visant à donner la priorité à la protection de la santé publique sur la propriété intellectuelle. Dans ce débat, la Suisse joue un rôle central. Malheureusement notre pays s'illustre en emmenant le front des pays industrialisés qui s'opposent aux propositions d'un large groupe de pays en développement. Cette position n'est pas cohérente avec les lignes directrices Nord-Sud du Conseil fédéral. La Suisse doit œuvrer pour une interprétation souple de l’Accord sur les Aspects de Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce (ADPIC) et affirmer que rien dans l'Accord sur les ADPIC ne doit empêcher les Etats de prendre des mesures pour protéger la santé publique.

Le 19 avril 2001, 39 entreprises et groupements pharmaceutiques retiraient leur plainte contre le gouvernement sud-africain. Ce procès en Afrique du Sud a permis une prise de conscience générale du rapport entre les droits de propriété intellectuelle et le prix des médicaments dans les pays en développement. Il faut rappeler que l'accès aux médicaments signifie pour les personnes concernées la guérison, le soulagement, ou parfois même la simple survie. L'Accord sur les ADPIC joue un rôle majeur comme cadre international s'imposant aux différents régimes nationaux de propriété intellectuelle. Dès lors, il est important d’aménager cet accord pour que priorité soit donnée à la santé avant les droits de propriété intellectuelle.

Diverses instances internationales ont adopté cette année des résolutions allant dans ce sens:

  • La Commission des droits de l'Homme lors de sa 57ème session a ainsi adopté le 23 avril 2001 la résolution 2001/33 "Accès aux médicaments dans le contexte de pandémies telles que celles de VIH/sida".
  • La Sous-commission des droits de l'Homme lors de sa 53ème session a adopté le 16 août 2001 la résolution 2001/21 "Propriété intellectuelle et droits de l'Homme".
  • L'Assemblée mondiale de la santé lors de sa 54ème session a adopté le 21 mai 2001 la résolution WHA54.13 "Renforcement des systèmes de santé dans les pays en développement" (voir notamment les paragraphes 3.1 et 3.5 du dispositif).

De son côté, le Conseil des ADPIC a consacré plusieurs de ses sessions à cette question des relations entre les droits de propriété intellectuelle et l'accès aux médicaments dans les pays en développement.

Nous vous avions écrit le 12 avril 2001 à l'occasion du procès en Afrique du Sud pour demander au Conseil fédéral de prendre clairement position afin que les droits de l'Homme passent avant le droit des brevets. Nous vous remercions d'avoir répondu par votre lettre du 22 mai 2001. Nous nous permettons de vous recontacter aujourd'hui en vue de la prochaine Conférence ministérielle de l'OMC prévue en novembre à Doha. La déclaration ministérielle qui y sera adoptée doit en effet être une chance de voir enfin reconnaître cette primauté de la protection de la santé publique sur les droits de propriété intellectuelle.

(1) Nous demandons que la Suisse s’engage activement en faveur de l’accès aux médicaments essentiels et vitaux pour les maladies qui affectent les populations des pays en développement, et non seulement pour le VIH/sida.
Nous apprécions que vous reconnaissiez dans votre lettre du 22 mai qu’il existe un problème d’accès aux médicaments dans les pays en développement lié à la pandémie de VIH/sida. Pourtant nous regrettons que vous limitiez cette reconnaissance au seul VIH/sida. En effet l'accès aux médicaments essentiels et vitaux ne concerne pas uniquement le VIH/sida, mais aussi l'ensemble des maladies qui affectent les populations des pays en développement. Aussi nous tenons à souligner que l'ensemble de nos commentaires ci-dessous s'applique à toutes les maladies et non seulement au VIH/sida.

(2) Nous demandons que la Suisse s’engage pour renforcer les sauvegardes en faveur de la santé publique dans l’Accord sur les ADPIC afin d’assurer que les Etats détiennent sans ambiguïté le droit d’outrepasser un brevet dans l’intérêt de la santé publique.
Nous constatons avec plaisir que vous reconnaissez dans votre lettre du 22 mai le problème posé par le prix élevé des médicaments du VIH/sida dans les pays en développement. Nous sommes toutefois surpris de constater que vous récusiez le lien entre ces prix élevés et les droits de propriété intellectuelle ("Toutefois, cette question ne relève pas du droit de la propriété intellectuelle, mais du droit de la concurrence.")
Nous tenons à rappeler que les droits de propriété intellectuelle confèrent justement un droit d'exclusivité commerciale au détenteur de brevet durant une certaine période de temps, ce qui le place dans une situation de monopole. C'est justement cette situation de monopole qui permet l'imposition de prix élevés aux1 médicaments. Ce lien direct entre le droit de la propriété intellectuelle et les prix nécessite que les Etats puissent le cas échéant retirer ce droit d’exclusivité accordé au détenteur d’un brevet pour des motifs de santé publique.

(3) Nous demandons que la Suisse s’engage à soutenir une interprétation pro-santé publique de l’Accord sur les ADPIC à travers l’usage flexible des sauvegardes et exceptions existantes. Ceci implique entre autres de soutenir le droit des Etats à accorder des licences obligatoires et à mettre en œuvre des mesures d’importations parallèles.

(4) Nous demandons à la Suisse de s'engager à œuvrer pour étendre les délais de mise en œuvre de l’Accord sur les ADPIC pour les pays en développement.

(5) Nous demandons que la Suisse travaille à alléger les conditions requises pour accorder des licences obligatoires de manière à ce que de telles licences puissent être accordées selon une procédure accélérée pour des motifs de santé publique.
Si l’Accord sur les ADPIC autorise sous certaines conditions la possibilité d’accorder des licences obligatoires, nous constatons que la procédure actuelle est lourde et peu adaptée aux conditions des pays en développement en matière de protection de la santé. Quant à la clause d’urgence sanitaire prévue à l’article 31.b à laquelle vous vous référez dans votre lettre du 22 mai, elle n’est pas appropriée pour faire face durablement aux problèmes sanitaires qui touchent les pays en développement. Si la situation actuelle demande d’agir rapidement, elle exige pourtant d'adopter des mesures à long terme et non des mesures d’urgence à court terme.

(6) Nous demandons à la Suisse de s’engager à observer avec effet immédiat un moratoire sur les actions en règlement des différends contre les pays en développement, qui limitent leur capacité à promouvoir l’accès aux médicaments et à protéger la santé publique (y compris l’usage de licences obligatoires et d’importations parallèles).

(7) Vous mentionnez le risque que des abaissements de prix dans les pays en développement aient comme conséquences de réduire les amortissements des coûts de recherche et de développement consentis par les entreprises pharmaceutiques ce qui pourrait mettre en péril de la sorte la recherche et le développement de nouveaux médicaments.
Nous partageons votre soucis qu’il faut améliorer la recherche et le développement pour les maladies qui touchent principalement les personnes dans les pays en développement.
Toutefois nous constatons que les entreprises pharmaceutiques privées orientent la recherche et le développement de nouveaux médicaments vers les besoins des marchés où la demande est solvable, c’est-à-dire actuellement avant tout vers les marchés des pays industrialisés. C’est justement la raison pour laquelle les pays en développement en profitent peu.
Nous tenons encore à souligner que la question spécifique des importations parallèles de médicaments vers les pays industrialisés aux prix abaissés dans les pays en développement relève avant tout des politiques nationales de chacun des pays industrialisés et non des pays en développement.
C'est pourquoi nous demandons, pour résoudre cette question, que la Suisse œuvre pour que les pays industrialisés prennent les mesures nécessaires sur leurs marchés nationaux en utilisant la marge de manœuvre laissée par l'Accord sur les ADPIC.

(8) Nous demandons à la Suisse de ne pas exercer de pression bilatérale ou régionale sur les pays en développement qui prennent des mesures pour exercer leurs droits selon l’Accord sur les ADPIC pour protéger la santé publique et promouvoir l’accès aux médicaments, ainsi que de s’abstenir de faire pression sur les pays en développement pour qu’ils mettent en œuvre des standards de protection de la propriété intellectuelle inutilement stricts et potentiellement préjudiciables ( appelées "mesures ADPIC plus").

(9) Concernant la question spécifique de l’article 31.f qui limite l’accord de licence obligatoire principalement à l’approvisionnement du marché intérieur, nous estimons que cette disposition doit être interprétée ou révisée afin de permettre aux pays à l’économie pauvre et modeste de profiter des capacités industrielles d’un autre pays. Cela signifie qu’une licence obligatoire accordée par un Etat pourrait être réalisée par un autre Etat. Cet autre Etat pourrait alors autoriser un producteur dans son territoire à produire et exporter le médicament couvert par la licence principalement pour l’approvisionnement de l’Etat qui accorde la licence.
Nous demandons donc que la Suisse œuvre pour une telle interprétation de l’article 31.f autorisant la réalisation par un Etat tiers d'une licence obligatoire accordée par un Etat pour son marché intérieur.

(10) Concernant l’article 39.3, nous réitérons notre demande faite dans notre lettre du 12 avril.
Nous demandons que la Suisse soutienne une interprétation de l’article 39.3 afin que rien dans l’Accord sur les ADPIC n’empêche un membre de divulguer ou utiliser une information détenue par les autorités publiques ou le détenteur de brevet lorsque l’intérêt public le requiert, y compris lorsqu’une telle divulgation ou utilisation est nécessaire pour mettre en œuvre une licence obligatoire ou d’autres mesures d’intérêt public prises par les autorités.

(11) Nous demandons à la Suisse de s’engager dès maintenant pour qu'il soit admis lors de la prochaine Conférence ministérielle de l’OMC au Qatar que rien dans l'Accord sur les ADPIC ne doit empêcher les Etats de prendre des mesures pour protéger la santé publique.

Nous vous remercions pour votre attention et nous réjouissons de poursuivre ce dialogue avec vous. Nous vous prions de recevoir, Monsieur le Conseiller fédéral, l’expression de notre haute considération.

Julien Reinhard, Déclaration de Berne (Lausanne)

Copie:

<table cellpadding="1" cellspacing="0" border="0"><tbody><tr><td valign="top" align="right"></td><td>à M. Walter Fust, directeur de la Direction du Développement et de la Coopération</td></tr><tr><td valign="top" align="right"></td><td>aux 27 organisations qui ont soutenu notre lettre du 12 avril 2001</td></tr></tbody></table>