OMC: Un compromis boiteux

Les populations pauvres des pays en développement pourront-elles profiter de la concurrence des médicaments génériques pour obtenir, à des prix abordables, les médicaments dont elles ont besoin? C'est ce que demande notre campagne "Se Soigner®: un droit pour tous, aussi dans les pays pauvres". Mais sous la pression de leurs lobbies pharmaceutiques, les pays industrialisés, dont la Suisse, ont obtenu dans le cadre de l'OMC un accord qui rend improbable le recours aux génériques dans les pays ne disposant d'aucune industrie pharmaceutique.

L'enjeu est capital. Sur les 40 millions de personnes touchées par le virus du sida dans les pays pauvres, moins de 400 000 ont accès aux nouveaux médicaments antirétroviraux brevetés. Or, c'est justement la concurrence des médicaments génériques qui a fait chuter, il y a trois ans, le prix des trithérapies de première ligne de 10000 dollars par patient et par année à moins de 200 dollars aujourd'hui. Cette spectaculaire baisse de prix a été possible grâce à plusieurs pays en développement qui possèdent des industries aptes à produire des génériques de manière performante, l'Inde en premier lieu. Pourtant, dès 2005, l'Inde devra accorder des brevets de vingt ans sur les médicaments, conformément aux dispositions de l'Accord ADPIC (Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce) de l'OMC et ne pourra plus mettre sur le marché aussi rapidement des versions génériques de nouveaux médicaments brevetés. L'Accord ADPIC de 1995 oblige en effet les 146 Etats membres de l'Organisation mondiale du commerce à protéger les brevets.

Pour contrebalancer les monopoles que les brevets attribuent de fait à leurs détenteurs, l'Accord ADPIC permet aux Etats d'accorder des licences obligatoires, c'est-à-dire d'autoriser des entreprises locales à produire un médicament breveté, moyennant certaines conditions (l'indemnisation du détenteur de brevets entre autres). Le Brésil, par exemple, utilise amplement cette possibilité. Il mène une politique courageuse d'accès universel aux antirétroviraux pour sa population. Dans ce contexte, il a menacé en août 2003 Roche, Abbot et Merck, dont les antirétroviraux comptent pour 60% du budget national d'achat de médicaments contre le sida, d'accorder des licences obligatoires s'ils ne baissaient pas leurs prix.

INEGALITE AU DETRIMENT DES PAYS PAUVRES

Malheureusement, les pays qui n'ont pas d'industrie pharmaceutique ne peuvent utiliser cet instrument. Ces pays dépendent ainsi complètement du bon vouloir des grands laboratoires pharmaceutiques. La Conférence ministérielle de l'OMC de Doha en 2001 a reconnu l'existence de ce problème et a demandé aux Etats de lui trouver rapidement une solution. Le mandat était de mettre au point un mécanisme permettant à ces pays d'importer des médicaments sous licence obligatoire produits dans des pays tiers, ce qui n'est pas possible, selon le texte actuel de l'Accord ADPIC.

Après deux ans de laborieuses négociations, l'accord enfin trouvé à Genève, le 30 août dernier, est inquiétant. Loin de corriger l'inégalité entre pays avec et sans industrie pharmaceutique, les négociations ont débouché sur un compromis compliqué: il impose une double procédure de licence obligatoire, dans le pays importateur et dans le pays exportateur, ainsi que des procédures de détermination des capacités de productions auprès de l'OMC. Il est truffé de lourdes contraintes administratives (notification au Conseil de l'OMC, mesures additionnelles contre les diversions, etc.). Il contient un grand nombre d'ambiguïtés qui laissent grande ouverte la porte aux blocages et aux pressions: interprétation divergente sur les problèmes de santé publique couverts par l'accord, flou sur les produits effectivement concernés, clauses permettant aux membres de l'OMC de renoncer à faire usage de l'accord ou d'en limiter «volontairement» la portée. En fait, une telle «solution» risque de se révéler impraticable, c'est-à-dire en définitive de n'être d'aucune utilité pour les populations du Sud qui en auraient besoin. Pour utiliser une image: afin de désenclaver une région pauvre, on a construit un petit sentier peu carrossable, en lieu et place de l'autoroute nécessaire.

La Suisse et Interpharma, le groupe de pression de Roche, Novartis et Serono, ont immédiatement salué l'accord. Face aux fortes pressions des pays industrialisés, il n'est pas étonnant que les pays en développement aient fini par céder: «Dans les circonstances actuelles, c'est le meilleur accord» a concédé l'ambassadrice kényane à l'OMC, le 3 septembre 2003 dans le journal Le Temps.

UNE DERIVE CHOQUANTE

L'objectif proclamé à Doha de protéger la santé publique et de faciliter l'accès aux médicaments pour tous a été totalement oublié. Cela jette une lumière crue sur l'aveuglement de la Suisse, des Etats-Unis et des autres pays industrialisés, pour qui la protection des brevets de leur industrie passe avant la vie et la santé des personnes vivant dans les pays en développement. Cet aveuglement est d'autant plus incompréhensible que les pays en développement représentent moins de 20% du marché mondial des médicaments. D'ailleurs, l'industrie pharmaceutique ne mène pratiquement aucune recherche sur les maladies tropicales parce que les marchés des pays du Sud ne sont pas suffisamment rentables. Faudra-t-il attendre que le VIH/sida ait atteint des proportions encore plus catastrophiques au Sud pour que la Suisse et les autres pays industrialisés inversent les priorités?

La Déclaration de Berne continuera de suivre de manière critique la mise en oeuvre de ce nouveau mécanisme ainsi que les négociations ultérieures à l'OMC. Elle s'opposera également à sa transformation rapide en amendement de l'Accord ADPIC. Elle continuera de surveiller de près l'impact des dispositions en matière de brevets contenues dans les traités multilatéraux, plurilatéraux et bilatéraux sur la santé publique et, en particulier, sur l'accès aux médicaments pour tous. Elle poursuivra son action pour que l'Accord ADPIC soit révisé afin qu'il intègre le respect des droits humains (droit à la santé, droit à l'alimentation entre autres) et de la biodiversité.