Promesses non tenues: les exportations de pesticides interdits continuent depuis la France
Laurent Gaberell et Géraldine Viret, 23 septembre 2024
Le 13 décembre 2022, Christophe Béchu, Ministre de la Transition écologique, est mis sur le grill à l’Assemblée nationale. La France fait preuve d’«indécence», martèle le député du groupe Écologiste et Social Nicolas Thierry, car elle continue d’autoriser les industriels à exporter des pesticides bannis de l’agriculture française vers des pays où les réglementations sont plus faibles.
Cette indignation dans l’hémicycle fait suite aux révélations de Public Eye et Unearthed deux semaines plus tôt: la loi Agriculture et Alimentation (loi EGalim), qui proscrit l’exportation de pesticides interdits en France, présente d’importantes lacunes. Malgré l’entrée en vigueur, le 1er janvier 2022, de ce texte historique – une première au niveau mondial –, plus de 7400 tonnes de pesticides interdits ont été exportées cette année-là vers des pays comme le Brésil, l’Ukraine ou encore l’Inde.
Devant les député·e·s, le Ministre se défend en invoquant les progrès accomplis grâce à cette loi, qui a permis de diviser par quatre les volumes exportés par rapport à 2021. Il reconnaît toutefois l’existence de «brèches», en particulier concernant un point central: «On a interdit les exportations de produits en ne précisant pas que ça s’appliquait à la substance active, et nous avons des entreprises qui en profitent. Nous avons à corriger, à amender, parce que l’intention des législateurs n’était pas de permettre cette brèche.»
Cette «brèche» dans la législation française permet donc aux industriels de contourner l’interdiction en exportant la substance pure, puis de formuler le produit «prêt à l’emploi» dans le pays importateur. Pour remédier à cette situation, le ministre s’engage à renforcer la loi.
Pourtant, près de deux ans plus tard, les autorités françaises n’ont pris aucune mesure pour combler cette faille béante dans leur législation, laissant ainsi les mains libres aux géants de l’agrochimie pour continuer à expédier leurs substances interdites «Made in France» les plus toxiques, comme le révèle une nouvelle enquête de Public Eye et Unearthed.
Le «poids» de l’inaction
Afin de mesurer l’ampleur du problème, nous avons analysé des données exclusives obtenues auprès des autorités françaises en vertu du droit à l’information. Celles-ci montrent qu’en 2023, la France a de nouveau autorisé l’exportation de près de 7300 tonnes de pesticides interdits.
Parmi ces volumes, plus de 4500 tonnes – soit plus de 60% – ont été expédiées sous forme de substance pure, c’est-à-dire grâce à cette brèche majeure dans la loi. Fait intéressant: cela représente une hausse de plus de 30% par rapport à l’année précédente (3400 tonnes), alors que le volume total de pesticides interdits exportés a peu évolué. Les industriels semblent ainsi profiter toujours plus de ce «subterfuge» légal. Deux multinationales étrangères – l’états-unienne Corteva et l’allemande BASF – sont responsables de 97% des volumes de substances actives exportés. Le reste des volumes a été exporté en raison d'autres brèches dans la législation (nous y reviendrons).
«Le gouvernement n’a pas tenu sa promesse» déplore François Veillerette, de l’association Générations futures. «Et les exportations continuent de plus belle, au détriment des populations et de l’environnement dans les pays plus pauvres.»
Les données le montrent: plus de 80% du volume total de pesticides interdits exporté en 2023 était destiné à des pays à revenu faible ou intermédiaire, où leur utilisation présente des niveaux de risques extrêmement élevés. Au Brésil, principal importateur de ces produits, l’utilisation des pesticides cause de graves problèmes sanitaires et environnementaux. L’Ukraine, la Russie, l’Argentine, le Mexique, l'Inde et la Colombie figurent aussi parmi les principales destinations.
Contactées par Public Eye et Unearthed, le ministère de la Transition écologique n’a pas répondu à cette question pourtant centrale: les autorités françaises vont-elles enfin interdire aussi les exportations sous forme de substances pures, tel qu’annoncé fin 2022? Il a en revanche indiqué soutenir l’initiative de la Commission européenne visant à mettre en place une interdiction de production ou d’exportation des pesticides interdits à l’échelle de l’Union européenne (UE):
«Une telle initiative permettrait d’étendre au niveau européen l’interdiction française d’exportation de produits phytopharmaceutiques contenant des substances interdites, et de garantir notamment une concurrence loyale entre tous les États membres de l’Union et un meilleur fonctionnement du marché intérieur de l’Union européenne», explique le ministère de la Transition écologique.
«Un scandale de santé publique»
La réponse des autorités ne satisfait pas la députée du parti Génération écologie Delphine Batho, ancienne ministre de l’Écologie. Elle estime «honteux» que de tels poisons continuent d’être produits sur le territoire français et exportés. «Les firmes de l’agrochimie exploitent une faille juridique, mais elles peuvent aussi compter sur la bienveillance du gouvernement, qui n’a rien fait pour y remédier», souligne-t-elle. La députée vient de déposer à l’Assemblée nationale un projet de loi «pour mettre un terme définitif à cette pratique».
Près de deux ans après avoir interpellé le gouvernement à l’Assemblée nationale, le député Nicolas Thierry dénonce «un scandale de santé publique», auquel s’ajoute «la faillite d’un gouvernement qui continue à tolérer ce commerce mortifère». Non seulement pour les pays où ces produis toxiques sont expédiés, mais aussi «pour la population française qui, par le biais des aliments importés, les retrouvent sous forme de résidus dans son assiette» et pour les agriculteurs et agricultrices en Europe, «à qui l’on interdit d’utiliser ces substances, leur imposant ainsi une situation de concurrence déloyale», explique-t-il.
Lorsque la «révolte des tracteurs» a secoué la France – et d’autres pays en Europe – en début d’année, la demande d’une protection face à cette concurrence «déloyale et inacceptable» des produits importés figurait d’ailleurs en bonne place dans les revendications des agriculteurs et agricultrices. Si les autorités ont depuis pris des mesures pour proscrire les importations de produits traités avec des substances bannies sur le territoire français, elles continuent donc d’approuver l’exportation de milliers de tonnes de pesticides interdits vers des pays qui comptent parmi les principaux fournisseurs de denrées agricoles et alimentaires de la France.
«50 millions d’hectares pulvérisés»
Mais quels «poisons» continuent d’être exportés depuis l’Hexagone grâce à cette brèche législative de la «substance active»?
En tête de liste: la picoxystrobine, un fongicide utilisé dans les cultures de céréales et de soja. Il a été interdit dans l’UE en 2017 en raison de son potentiel génotoxique ainsi que sa toxicité pour les organismes aquatiques et les vers de terre. En 2023, la multinationale Corteva a expédié plus de 3000 tonnes de ce pesticide sous forme de substance pure, assez pour traiter une superficie de 50 millions d’hectares, soit presque la taille de la France métropolitaine. Corteva n’a pas souhaité réagir aux résultats de notre enquête.
Le géant BASF a également profité de cette faille pour exporter plus de 1400 tonnes de fipronil. Cet insecticide présente une toxicité aigüe pour les pollinisateurs similaire à celle des néonicotinoïdes. Rendu responsable de la mort massive des abeilles domestiques en France dans les années 1990, il a été interdit dans l’agriculture française en 2004.
Mais BASF continue de le produire dans son usine de Saint-Aubin-lès-Elbeuf, en Seine-Maritime, où l’environnement immédiat semble pollué. Les analyses des eaux de rejet de l’usine réalisées par les journalistes de la série documentaire Vert de rage, avec lesquels Public Eye et Unearthed ont collaboré, ont en effet mis en évidence des taux de fipronil plus de 300 fois supérieurs au seuil de risque environnemental (PNEC).
«Un dommage environnemental immense»
L’immense majorité des volumes exportés depuis la France était destinée au Brésil, l’un des plus importants réservoirs de biodiversité de la planète. Dans ce pays, le fipronil a été impliqué dans la mort de centaines de millions d'abeilles ces dernières années.
Il n’existe pas de données officielles concernant le nombre d'abeilles tuées au Brésil en raison d’une exposition aux pesticides. Mais Ricardo Orsi, membre du comité scientifique national de la Confédération apicole brésilienne, estime que le fipronil est responsable de 70% des cas d'intoxications d'abeilles chaque année dans le pays.
L'an dernier, l'État de São Paulo a reçu, à lui seul, 54 rapports de cas de morts massives d'abeilles, représentant un total de 2717 colonies. Les autorités ont trouvé des résidus de fipronil dans les deux tiers des cas. Selon Renata Taviera, responsable du programme de santé apicole de l'État, le nombre d'empoisonnements d'abeilles signalés à São Paulo est «bien inférieur à la réalité». «Les apiculteurs ne signalent pas tous les cas à l'organisme d'enquête», explique-t-elle. «Et lorsqu'ils le font, il n'est pas toujours possible d'obtenir des échantillons et de les tester.»
La quasi-totalité des décès signalés concernent des abeilles domestiques provenant de ruchers commerciaux. Il n’existe aucun moyen de suivre l'impact des pesticides sur les abeilles sauvages indigènes, qui sont généralement plus sensibles aux pesticides, a averti Ricardo Orsi. «Si nous tuons les abeilles domestiques, les abeilles indigènes, les papillons et les autres insectes meurent aussi», a-t-il ajouté. «Il s’agit d’un dommage environnemental immense et absurde que nous ne pouvons même pas mesurer.»
Contactée par Public et Unearthed, BASF, qui exporte du fipronil depuis la France vers le Brésil (997 tonnes en 2023), répond que tous ses produits sont «testés de manière approfondie, évalués par les autorités compétentes et leurs experts, et approuvés sur la base des directives officielles applicables dans les pays respectifs avant d'être commercialisés.» L’entreprise se dit convaincue de l’innocuité de ses produits, «lorsqu'ils sont utilisés correctement».
BASF se dit «très préoccupée» par le nombre de rapports faisant état de la mort d'abeilles au Brésil ces dernières années, «compte tenu de l'importance de ce pays pour la sécurité alimentaire et la biodiversité à l'échelle mondiale». Cependant, l’entreprise affirme que les produits incriminés «n’ont pas été fabriqués ou vendus par BASF et qu’ils résultent d'une mauvaise utilisation lors d'une application aérienne ou foliaire, une application pour laquelle nous ne vendons pas de produits».
Une seconde brèche dans la loi
Le gouvernement français a également approuvé l’exportation de pesticides interdits en raison d’une autre «brèche», introduite par un décret édicté en mars 2022. Selon ses termes, l’interdiction d'exporter ne s'appliquait pas immédiatement aux produits contenant des substances actives «non soutenues»– c’est-à-dire dont l’autorisation est arrivée à échéance après le retrait des demandes de renouvellement par les fabricants, et qui n’ont pas fait l’objet d’une interdiction formelle de la part des autorités européennes.
En 2023, cette faille a permis à plusieurs entreprises d’exporter des produits phytosanitaires ainsi que des semences enrobées d’insecticides néonicotinoïdes, qui agissent sur le système nerveux central des insectes. Surnommés «tueurs d'abeilles», ces substances ont été interdites dans l’UE en raison de leur dangerosité pour les pollinisateurs et la biodiversité.
Plus de 230 tonnes de semences de tournesol et de maïs enrobées avec des insecticides de Syngenta à base de thiaméthoxame, une molécule chimique de la famille des néonicotinoïdes, ont ainsi été autorisées à l’exportation depuis la France l’an dernier. Destination: 19 pays, avec en tête de liste l’Ukraine, la Russie et le Chili. La multinationale suisse pratique l’enrobage de semences sur son site de Saint-Pierre-la-Garenne, en Normandie. Six pesticides interdits, dont 0,148 microgramme par litre de thiaméthoxame (48% de plus que la norme de qualité recommandée pour les eaux souterraines) ont été trouvés par Vert de rage dans un échantillon d’eau de rejet à la sortie de l’usine du géant bâlois.
Contacté par Public Eye et Unearthed, Syngenta répond qu'elle s'engage à «respecter les normes de sécurité les plus strictes au niveau mondial, en veillant à ce que [ses] produits et [ses] pratiques protègent à la fois les personnes et l'environnement». L'entreprise affirme «répondre à des exigences réglementaires rigoureuses [et avoir] toujours respecté les lois françaises et [avoir] été en contact étroit avec les autorités françaises au cours des dernières années pour [se] conformer à la loi Egalim.»
En mars dernier, le Conseil d’État, saisi par l’ONG Générations Futures, a décidé d’annuler le décret de mars 2022 qui avait introduit cette dérogation. Les autorités françaises nous ont confirmé que les exportations de produits contenant des substances «non soutenues» ainsi que les semences traitées avec de telles substances sont désormais interdites.
La nécessité d’une interdiction européenne
Des produits phytosanitaires prêts à l’emploi ont également été autorisés à l’exportation par les autorités françaises, alors qu'ils contenaient des substances chimiques formellement bannies par l’UE. Ils devaient dès lors tomber sous le coup de la loi EGalim.
Ainsi, pour la deuxième année consécutive, les autorités ont donné leur feu vert à l’entreprise Gowan pour exporter un produit phytosanitaire contenant de la fénamidone (761 tonnes en 2023). Ce fongicide a pourtant fait l’objet d’une décision formelle d’interdiction en raison de préoccupations concernant sa génotoxicité et la contamination des eaux souterraines.
Les données montrent par ailleurs que Arysta LifeScience a été autorisée à exporter plus de 750 tonnes de produits à base de propisochlore, bien que cette substance ait été interdite par les autorités européennes.
Interrogé par Public Eye et Unearthed, le ministère de la Transition écologique a laissé entendre qu’il n'était pas en mesure de s’opposer à ces exportations: ces pesticides «n’étaient ni produits ni en circulation sur le territoire national français, aussi il n'a pas été juridiquement possible de s'opposer à ces exportations». Concrètement: bien que la demande (notification) d'exportation ait été déposée par des entreprises françaises auprès des autorités françaises, les produits ont été fabriqués dans d’autres pays européens, puis exportés sans transiter par la France. Ces exportations ne seraient donc pas concernées par la loi EGalim.
Le ministre ajoute que l’adoption d’une interdiction au niveau européen «permettrait d’éviter ces contournements et de garantir une concurrence loyale entre tous les États membres de l’Union.»
La Commission européenne s'était bien engagée, en 2020, à mettre fin à l’exportation de produits chimiques dangereux interdits dans les champs en Europe, à la suite d’une enquête de Public Eye et Unearthed exposant l’ampleur du problème au niveau européen. Au cours d’une seule année, l’UE avait autorisé l’exportation de plus de 81 000 tonnes de pesticides interdits. Mais le processus a pris du retard, en raison des fortes pressions du lobby de l’agrochimie.
Début septembre 2024, la représentante de la Commission européenne, Almut Bitterhof, a déclaré aux eurodéputé·e·s que le travail sur cet engagement avait «progressé», selon le site d’informations politiques Politico. Un retard aurait été pris en raison des récentes élections européennes. Mais ce travail devrait s’accélérer une fois que la nouvelle Commission serait en place, a-t-elle promis.
Que ce soit en France ou au sein de l’Union européenne, il est essentiel d’agir de manière forte et conséquente pour renvoyer définitivement au passé ces exportations toxiques.