La Suisse aussi mise sur la loi du plus fort

On entend beaucoup parler, ces temps-ci, du «modèle économique suisse» et de la nouvelle «Team Switzerland». Le coup de marteau tarifaire de Donald Trump a révélé le caractère arbitraire du régime commercial étasunien, mais aussi les principes qui sous-tendent depuis des décennies la politique commerciale extérieure de la Suisse. On voit bien aussi quels secteurs en profitent pour exploiter leur position de force à l’échelle mondiale avec aussi peu de scrupules que le président des États-Unis.

Ce que la première économie mondiale montre aujourd’hui avec brutalité, la Suisse le pratique depuis longtemps, de manière plus discrète: la défense acharnée de ses propres intérêts économiques. Le Conseil fédéral aime se présenter comme le gardien d’un multilatéralisme fondé sur des règles qu’il n’hésite pourtant pas à contourner lorsqu’il s’agit de secteurs clés de l’économie helvétique. Concrètement, Berne soutient «ses» grandes entreprises dans leurs relations commerciales avec des pays à revenu plus faible, même lorsque leurs affaires se font aux dépens de la population locale, en méprisant les droits humains ou les normes environnementales. 

Des méga-marges brevetées

1er exemple: les brevets sur les médicaments sont au cœur du modèle d’affaire de Big Pharma – et donc de la politique économique extérieure de la Suisse. Roche, Novartis et consorts constituent, par leur contribution au PIB et leurs exportations, un pilier de notre économie. Grâce aux brevets, bon nombre de leurs médicaments vitaux bénéficient d’un monopole, ce qui permet aux pharmas d’en fixer les prix à peu près comme bon leur semble, dans les pays du Sud global, mais aussi aux États-Unis, où la réglementation est très faible. Sur le papier, le cadre juridique est fixé depuis 1995 par l’accord ADPIC de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Or le plus souvent, la Suisse se moque de ce standard international, comme le prouve son attitude lorsqu’elle négocie des accords de libre-échange avec des pays dotés d’une forte industrie des génériques. Car la lutte pour une protection toujours plus grande de la propriété intellectuelle est depuis des années au cœur de la politique commerciale extérieure de la Suisse. Et lorsque des états comme l’Inde refusent de céder, leurs oppositions aux brevets sont contestées au tribunal. 

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Un exemple emblématique? Le cas du Glivec, un médicament contre le cancer de Novartis. L’entreprise bâloise poursuit aussi cette stratégie judiciaire aux États-Unis, par exemple avec l’Entresto, un traitement contre l’insuffisance cardiaque, dont les 13 brevets dans ce pays lui garantissent une exclusivité commerciale de près de 40 ans. Soit le double de la durée prévue par les règles de l’OMC.

Avec sa politique commerciale extérieure centrée sur les brevets, la Suisse assure des milliards de bénéfices à ses pharmas, mais elle entrave aussi l’accès à des médicaments essentiels – en premier lieu dans des pays à revenu faible, mais aussi aux États-Unis, en raison de l’absence de régulation nationale des prix. Ironie du sort, le succès de cette stratégie se retourne aujourd’hui contre la Suisse. Avec la menace de droits de douanes étasuniens de 250%, Big Pharma fait désormais pression en Europe et en Suisse pour une déréglementation et des hausses de prix massives.

Une prospérité bâtie sur la captation systématique de valeur

2e exemple: l’objectif économique affiché des droits de douanes punitifs imposés par Donald Trump est d’accroître la création de valeur sur le territoire étatsunien, en rapatriant la production et les emplois qui avaient été délocalisés. La Suisse, elle, tire profit de cette mondialisation basée sur le libre-échange dont l’économie étatsunienne serait aujourd’hui victime. Grâce à ses nombreuses multinationales, qui contrôlent souvent l’essentiel de leur chaîne de valeur, la Suisse a trouvé sa recette : l’helvétisation des biens et des capitaux étrangers, en premier lieu par le biais de ses places financière et de négoce de matières premières, étroitement liées. 

En pratiquant un dumping fiscal systématique, la Confédération aspire par ailleurs depuis des décennies une part substantielle de la manne fiscale de pays étrangers.
 

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Contrairement aux États-Unis, les pays à faible revenu ont peu de moyens pour se défendre contre cette forme parasitaire de maximisation des profits. Autre preuve du «rouleau compresseur» que peut aussi représenter le modèle économique suisse: la malédiction des ressources dont sont victimes la plupart des pays producteurs de matières premières. Alors que leurs sous-sols regorgent de richesses minérales ou fossiles, ils restent prisonniers de la pauvreté, et sont particulièrement exposés à la corruption et aux conflits. La principale raison de ce phénomène? La répartition inéquitable des revenus tirés des matières premières entre les pays producteurs et les multinationales qui y opèrent, dont beaucoup, et ce n’est pas un hasard, ont leur siège à Zoug ou à Genève. 

L’adhésion symptomatique de Glencore à Economiesuisse

Le secteur des matières premières a donné un nouvel essor au modèle économique suisse, fondé sur la captation systématique de valeur à l’étranger. En témoignent les bénéfices records réalisés par ses fleurons pendant les années de crise et de guerre, qui ont par ailleurs valu à Glencore et consorts des remerciements de la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter pour les recettes fiscales ainsi engrangées. Autre élément parlant: après des années d’attente, Glencore a récemment été admis au sein d’Economiesuisse et de son comité. L’ancien « mouton noir » de l’économie suisse fait désormais partie de son État-major.

Plus que jamais, le camp bourgeois se met au service des intérêts économiques. Des réformes attendues sont certes discutées au Parlement, mais des projets comme une plus grande responsabilité des multinationales, le renforcement de la loi anti-blanchiment (LBA) ou encore l’impôt minimum mondial sont dans la ligne de mire. Contrairement aux années 2000, la pression politique des États-Unis devrait désormais profiter entièrement à la Suisse des multinationales.

© Keystone
Le président américain Donald Trump photographié sur un écran le 8 août 2025 à Düdingen.

«Team Switzerland»: les businessmen à la rescousse

Symbole actuel de la primauté des affaires sur la politique suisse, a «Team Switzerland » a été chargée par le Conseil fédéral de tirer les marrons du feu à la Maison Blanche. Qu’une délégation de l’économie soit assise à la table des négociations est un fait courant, mais qu’elle soit chargée de les mener est une nouveauté. Cette équipe est composée de représentant·e·s de secteurs qui, comme nous l’avons vu, incarnent le «modèle économique suisse» critiqué à juste titre par le gouvernement étasunien – soit Big Pharma, la gestion d’actifs et le négoce de matières premières. Ils représentent le petit état victime de l’arbitraire douanier de Donald Trump. La politique commerciale peut être très ironique.

Si la Suisse veut se profiler de manière crédible comme un partenaire commercial intègre et fiable sur la scène internationale, elle doit encadrer ses multinationales par des règles contraignantes et mener une politique économique extérieure durable, équitable et donc viable à long terme. Plutôt que de continuer, à l’instar de Donald Trump, à miser sur la loi du plus fort.
 

«Porte-parole, «spin doctor» et rédacteur, je sais que la vérité est une valeur approchée, et non une question de point de vue. C’est ce qui fait et ce que montre un bon journalisme.»

Oliver Classen est porte-parole de Public Eye depuis plus de dix ans. Il a contribué à notre ouvrage de référence sur le secteur suisse des matières premières et a coordonné plusieurs éditions des Public Eye Awards, le contre-sommet critique au Forum économique mondial. Il a travaillé comme journaliste pour différents journaux, dont le Handelszeitung et le Tagesanzeiger.

Contact: oliver.classen@publiceye.ch
LinkedIn: @Oliver Classen 

Ce texte est une traduction de la version originale en allemand.

Le blog #RegardDePublicEye

Nos expert∙e∙s, journalistes et porte-parole commentent et analysent des faits surprenants, cocasses ou choquants, liés aux pratiques des multinationales et à la politique économique. Depuis les coulisses d’une ONG d’investigation, et en portant un regard critique sur le rôle de la Suisse.  

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