Geneva Offshore: voyage au cœur d’une cité boîtes aux lettres

Pas de bureau, pas d’autre personnel qu’un administrateur qui gère les comptes et la correspondance: l’existence des sociétés de domicile se résume pratiquement aux plaques en laiton qui ornent les discrètes allées d’immeubles. Cinq ans après les «Panama Papers», les révélations des «Pandora Papers» démontrent à nouveau le rôle central joué par l’industrie offshore suisse, composée d’avocat·e·s et de cabinets fiduciaires, dans les circuits internationaux d’évasion fiscale. En Suisse, on retrouve ces sociétés sans substance mêlées à près de la moitié des soupçons de corruption et de blanchiment transmis aux autorités helvétiques. Dans la Cité de Calvin, elles représentent près d’un tiers du tissu économique.
Les dix adresses avec le plus grand nombre de sociétés dans le canton de Génève

Genève n’est pas la ville des postiers. Dans les allées de boîtes aux lettres, les acronymes de sociétés essaiment ou disparaissent dans une discrète anarchie. Sous la raison sociale de ce cabinet d’avocat·e·s poussent des dizaines de noms d’obscures sociétés. À l’adresse de cette fiduciaire: une centaine de structures affichant plus ou moins de substance. La plupart auront disparu dans quelques mois, ne laissant que quelques lignes biffées dans un registre du commerce tourmenté.

Tout comme certaines vedettes de l’industrie offshore, disparues en raison de «dommages irréparables» infligés à leur réputation. «Mossack Fonseca, habitez-vous dans la maison?», s’inquiétait en avril 2016 le consciencieux facteur, laissant une affichette dans l’allée du 4 Micheli-du-Crest. Dans la précipitation des révélations du Consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ), les fondateurs du cabinet d’avocats au cœur des Panama Papers n’avaient pas informé La Poste de la fermeture de leur succursale genevoise.

Comme révélé il y a cinq ans, c’est depuis cet immeuble résidentiel d’une rue sans histoire que plus de 38 000 sociétés de domicile avaient été créées dans des juridictions caribéennes par quelque 1277 intermédiaires helvétiques. Une recherche participative, menée en juin 2021 avec le soutien de bénévoles de Public Eye, le démontre: deux tiers des 211 administrateurs et administratrices particuliers se sont envolés dans la nature, mais au moins 120 des 153 cabinets d’avocat·e·s épinglés dans les Panama Papers (78%) sont encore ouverts. Et parmi les 821 autres sociétés suisses spécialisées dans l’ingénierie d’entreprise (fiduciaires et autres gérants d’actifs), les trois quarts sont aussi toujours en activité (73%). Le solde des intermédiaires étant composé de sociétés non-identifiées.

Comme le révèlent les «Pandora Papers», une fuite de données massive issue de 14 cabinets fiduciaires internationaux et rendue publique par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), les intermédiaires suisses jouent toujours un rôle central dans la constitution de sociétés-écrans destinées à masquer l’origine de fonds et leur véritable propriétaire. Sur les quelque 20 000 sociétés offshore du cabinet panaméen Alcogal, plus d’un tiers étaient liées à des avocats, fiduciaires ou conseillers basés en Suisse. Leurs client·e·s? Des monarques, des despotes de pays autoritaires ou des criminel·le·s. Les révélations successives n’ont donc pas interrompu la frénésie domiciliaire, ni conduit un quelconque de ces intermédiaires financiers derrière les verrous, ni même poussé les autorités helvétiques à renforcer substantiellement la loi contre le blanchiment d’argent (LBA). Et les intermédiaires ne se contentent pas de déployer leur ingénierie offshore «Made in Switzerland» dans des juridictions exotiques.

Le terme anglosaxon «offshore» a une connotation négative mais, contrairement à certaines idées reçues, il ne renvoie pas qu’à des juridictions «au large» ou des paradis fiscaux comme les Îles Vierges britanniques, Guernesey ou Jersey, mais fait appel à la notion d’extraterritorialité. Soit, dans le cas présent, une société enregistrée en Suisse, non pour y exercer une activité commerciale mais pour profiter d’avantages fiscaux ou réglementaires locaux. Par ailleurs, les banques helvétiques revendiquent toujours la gestion de plus d’un quart des actifs transfrontaliers mondiaux. Ce qui fait de la Suisse la première place financière «offshore» au monde.

© Denis Bailbouse / Reuters

Le postier et la boîte aux lettres 

Public Eye a cartographié la structure entrepreneuriale des grands «hubs» de domiciliation de Suisse; de Genève à Zoug, en passant par le Tessin. Connu pour héberger un grand nombre de sociétés dites «sans substance», le canton de Fribourg a également été inclus dans notre enquête. Dans ces quatre cantons, nous avons recensé près de 33 000 sociétés dépourvues de substance. Conséquence directe sur le paysage entrepreneurial: des lignées d’immeubles boîtes aux lettres qui peinent à revendiquer un seul employé et des sociétés-écrans qui fleurissent et meurent au gré des turbulences politico-judiciaires.

Pour le postier, la procédure est entendue en cas de destinataire introuvable. Un avis de recherche, une annotation sur le scanner de poche pour signifier la disparition du destinataire, et le fichier central AMP des postiers est à jour pour la prochaine tournée. Les cas les plus compliqués? Les immeubles locatifs remplis de sous-locations et leur pendant corporatiste : les immeubles d’avocat·e·s où se terrent un grand nombre de sociétés de domicile, selon Michel Guillot, qui a exercé le métier pendant vingt-cinq ans.

C’est le point commun aux quatre localités de notre étude: un nombre élevé de cabinets d’avocat·e·s, de fiduciaires, notaires et autres intermédiaires financiers, dont une part conséquente est dévouée à la création d’entreprises et à la réalisation de montages organisationnels complexes, souvent via d’autres juridictions connues pour leur opacité.

Bien que légaux, ces montages permettent de dissimuler certaines transactions et/ou d’en cacher le véritable bénéficiaire économique (UBO, dans le jargon anglosaxon). La Banque mondiale s’en inquiète régulièrement dans le cadre de sa lutte contre la criminalité en col blanc.

«La majorité des dossiers de grande corruption ont en commun le fait qu’ils s’appuient sur des structures juridiques, comme les sociétés, les fondations ou les trusts pour dissimuler la propriété et le contrôle de l’argent sale»,

prévenait-elle en préambule de son ouvrage «Les Marionnettistes: Comment dissimuler les biens mal acquis derrière des structures juridiques, et que faire pour l'empêcher».

Avant de jouer aux postiers, il s’agit de définir les caractéristiques principales des sociétés que nous cherchons à identifier. Parmi les indices à scruter :

  1. absence d’activité opérationnelle ou commerciale,
  2. absence de personnel (hormis la direction et les administrateurs ou -trices),
  3. domiciliation chez une fiduciaire, cabinet d’avocat·e·s ou notaire,
  4. la complexité de la structure (par exemple avec plusieurs couches organisationnelles superposées avant d’arriver à une personne physique) ou
  5. le fait qu’elle partage une même directrice ou un administrateur avec un grand nombre d’autres sociétés. Et plus prosaïquement :
  6. une consommation anormalement faible de chauffage, d’électricité et de données internet peut aussi constituer un signal. Mais ces dernières informations ne sont pas accessibles au public.

La nature «vaporeuse» du tissu économique

© Public Eye

L’enquête de Public Eye révèle que Genève compte quelque 13 600 sociétés sans substance, réparties dans des immeubles où des cabinets d’avocat·e·s et des fiduciaires administrent les affaires courantes. Sur le Net, les facilitateurs «low cost» n’hésitent pas à offrir leurs services pour «créer une société en Suisse sans y être domicilié» en quelques clics et en moins de deux semaines. Certains proposent même un service de conciergerie d’entreprise avec des numéros helvétiques pour faire illusion ainsi que la redirection des appels téléphoniques et du courrier dès 99 francs par mois. Et comme la Suisse refuse de se doter d’un registre public des bénéficiaires ultimes des sociétés, qui permettrait d’identifier les personnes physiques derrière les sociétés de domicile, la discrétion est garantie.

L'essence opaque de ces sociétés complique la recherche quantitative. Il est difficile d’arrêter un chiffre définitif sur le nombre de sociétés boîtes aux lettres, mais il est possible d’en faire une estimation, à travers différentes bases de données.

La méthode la plus basique consiste à prélever le nombre d’inscriptions au registre du commerce genevois, et à lui soustraire le nombre de numéros de téléphone d’entreprises figurant au répertoire search.ch. Nous avons dénombré 45 351 sociétés genevoises à la fin août 2020. En soustrayant les 31 056 numéros de téléphone, le différentiel est de 14 295 sociétés. Il s’agit de l’estimation la plus imprécise puisque certaines d’entre elles pourrait exercer une réelle activité commerciale, tout en renonçant à s’inscrire au répertoire téléphonique. Inversement, à Genève, plusieurs sociétés fiduciaires proposent un service incluant l’octroi d’un numéro avec préfixe local.

La deuxième méthode consiste à répertorier, sur la base de données anonymes issues de la Statistique structurelle des entreprises (Statent) de l’Office fédéral de la statistique (OFS), toutes les sociétés qui annoncent moins d’un poste à équivalent temps plein (ETP). Sur les 36 927 sociétés comptabilisées par l’OFS sur la base des données administratives de l’AVS (les entreprises payant des cotisations à partir du seuil de revenu de 2300 francs par an), 19 139 comptent moins d’un poste en ETP. Pour le dire autrement : plus de la moitié (51.83%) du tissu économique genevois compte moins d’un employé. Il s’agit notamment de ces constructions juridiques qui n’ont besoin que d’un administrateur ou d’une administratrice à temps partiel pour gérer les affaires courantes. Mais aussi de tous les indépendant·e·s (médecins, avocat·e·s etc.) qui ne pratiquent pas leur activité à plein temps.

Dernière méthode, la plus fine, que nous avons retenue: procéder à une extraction (scraping) des données du registre du commerce genevois – accessibles sur le site Zefix.ch –, soit plus spécifiquement les noms des administrateurs ou administratrices de sociétés. Le classement révèle des personnes et cabinets administrant des dizaines de sociétés, jusqu’à 167 pour le plus prolifique. Il est donc impossible que ces sociétés aient une véritable substance. Pour les besoins de l’analyse, nous avons déterminé un seuil à six sociétés en gestion (soit, pour l’administrateur ou l’administratrice, moins d’un jour par semaine consacré à chaque société).

Le résultat: 13 638 sociétés que nous qualifierons de peu substantielles, soit l’équivalent de 30,07% des entreprises inscrites au registre du commerce genevois.

À titre de comparaison, Genève compte 10 143 entreprises avec mention C/O au registre du commerce, soit des sociétés domiciliées ou confiées aux bons soins («care of», en anglais) d’une fiduciaire ou d’un cabinet d’avocat·e·s par exemple.

Des immeubles «fantômes»

C’est un secret de polichinelle. La création de sociétés, rapide et peu bureaucratique, est l’un des atouts majeurs de la place financière suisse. Sous l’angle fiscal, la dernière réforme RFFA a biffé le statut de «société de domicile» au 1er janvier 2020. Même sans privilèges fiscaux, les entreprises suisses paient des impôts très bas par rapport aux normes internationales. Le taux d’impôt sur les bénéfices est à Genève de 13,99% pour les entreprises, sans compter les allègements fiscaux négociés au cas par cas. À titre de comparaison, les membres de l'OCDE se sont mis d’accord sur une réforme globale de l’impôt sur les sociétés à l’été 2021, qui prévoit un taux minimum de 15% sur les bénéfices des entreprises.

Effectuée sous la pression de l’OCDE, l’abolition des statuts spéciaux ne signifie donc pas pour autant la disparition des sociétés sans substance. À Genève, le rythme de création d’entreprises est tellement soutenu que les postiers ne sont pas les seuls à avoir du mal à suivre. La justice est aussi dépassée, et les intermédiaires douteux repoussent comme la mauvaise herbe.

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  • Éteindre un feu pour en allumer un autre

    C’est assez rare, mais il arrive à certains intermédiaires financiers d’être inquiétés par la justice pour avoir créé des sociétés offshore. C’est le cas du gestionnaire d’actifs Driancourt & Cie, autrefois basé Cours de Rive 3, qui a baigné dans une affaire de corruption datant de 2007. La société genevoise avait été mandatée par Dredging International Services, succursale chypriote du groupe pétrolier belge DEME, pour transférer des pots-de-vin à de hauts cadres nigérians en échange de contrats pour des travaux de dragage.

    Pour dissimuler les versements, Driancourt & Cie, ainsi que son directeur Alain Driancourt, avaient créé trois sociétés offshore liées à des comptes bancaires chez Credit Suisse et EFG Bank, avec plusieurs millions d’euros de commissions à la clé pour les intermédiaires genevois. Sur signalement de la première banque, une enquête a été ouverte en 2011. Elle a débouché sur une condamnation par la Finma, qui a prononcé la dissolution du gestionnaire d’actifs en août 2015. Alain Driancourt n’a attendu que trois mois pour créer sa nouvelle société Driancourt SA, inscrite au registre du commerce le 13 novembre 2015 à la rue d’Italie 11. Cette adresse, un coquet immeuble près du Rond-Point-de-Rive, compte 42 entreprises, dont au moins trois fiduciaires, pour une moyenne de 2,5 employé·e·s par société.

Que ce soit pour optimiser sa fiscalité, dissimuler des opérations sur un marché risqué ou rebondir rapidement après un coup dur judiciaire : les intermédiaires financiers suisses réagissent, eux, au quart de tour. Songez à la succursale genevoise Rosneft Trading, sanctionnée par les États-Unis le 19 février 2020 pour avoir vendu du brut vénézuélien. La société russe n’a eu besoin que d’un mois pour renaître sous une autre raison sociale: Energopole. C’est une fiduciaire genevoise qui s’est chargée de la création de la société comme de son hébergement dans ses locaux de la rue Mina-Audemars 3 (ou rue de la Vallée 3, avant la féminisation du nom de la rue en septembre 2020). L’adresse compte 13 adresses en c/o, selon le registre du commerce, dont douze chez la fiduciaire.

La profusion de raisons sociales en c/o – comme les 136 sociétés du 8 rue du Nant, aux Eaux-Vives – ne préjuge pas encore de la substance réelle des sociétés. Pour aller au-delà de l’instantané du registre du commerce genevois, nous avons ajouté une variable à notre analyse: le nombre d’employé·e·s en équivalent temps plein (ETP). Les résultats sont parfois saisissants. Sur les vingt immeubles les plus denses en entreprises (50 ou plus) à Genève, seuls sept affichent une moyenne de plus de cinq employé·e·s. Il s’agit entre autres du centre commercial de Carouge, de l’hôpital de La Tour à Meyrin, de la clinique des Grangettes ou du World Trade Center. Des sites, purgés de notre classement, où s’exercent à priori une activité commerciale «substantielle».

Le reste? Des adresses qui ont pour point commun une multitude de cabinets et de sociétés actives dans la finance, l’immobilier ou le négoce de matières premières. Une récente étude de l’OFS portant sur toute la Suisse le confirme: sur les 900 entreprises actives dans ce dernier secteur, plus du quart (26,4%) ne compte aucun employé. À Genève, parmi les immeubles «fantômes», mentionnons le 15 rue du Cendrier, un bâtiment qui compte 2,4 employé·e·s en moyenne pour 91 sociétés.

C’est notamment depuis cet immeuble qu’un vendeur de sociétés offshore d’occasion a fourni au prix de 5000 francs pièce une coquille vide nommée Trekell à un avocat controversé de la place. Trekell s’est par la suite retrouvée au cœur d’une affaire de faux dans les titres à base de vidéos truquées, destinées à accuser de haute trahison le cousin d’un cheikh koweïtien, selon le récit de la Tribune de Genève. Le procès, qui devait se dérouler devant le Tribunal pénal fédéral en février dernier, a été repoussé.

Autre adresse intrigante au 18 rue de Genève, un édifice d’apparence locatif qui jouxte l’École de la Place-Favre à Chêne-Bourg. Notre recensement y indique la domiciliation de 51 entreprises pour une moyenne de 1,4 employé·e par unité. Ce bâtiment abrite une vieille connaissance de la succursale genevoise de Mossack Fonseca: une fiduciaire qui était autrefois l’organe de révision du cabinet au cœur des Panama Papers. Elle portait alors le nom de son fondateur, dont la plaque est toujours visible à l’entrée. Trois mois après le scandale, le 20 juillet 2016, le groupe a changé la raison sociale de sa maison-mère luxembourgeoise ainsi que celle de sa succursale genevoise, selon l’inscription à la Feuille officielle suisse du commerce.

Un jeu dangereux

Les sociétés dépourvues de substance ne sont pas nécessairement vouées à des activités douteuses. Nous n’affirmons donc pas que toutes ces entités, ou les personnes qui profitent de leur création, fraudent le fisc dans leur pays ou commettent un crime financier. Mais c’est ce type de montages qui est le plus souvent utilisé lorsqu’il s’agit, en Suisse, de cacher des ayants droit économiques, soit les personnes qui exercent en dernier lieu un contrôle effectif sur les entreprises ou les constructions juridiques.

Jugez plutôt: près de la moitié (44,36%) des communications qui parviennent au Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent de la Confédération, le MROS, concerne des sociétés de domicile. Sur quoi portent ces soupçons? Souvent des affaires de corruption, soutiennent les autorités helvétiques dans un rapport de 2019. Dans près de 12% de ces communications, les entités juridiques sont enregistrées en Suisse.

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  • La galaxie Steinmetz était pilotée depuis Genève

    Une «tour de contrôle» genevoise. C’est ainsi que la présidente du Tribunal correctionnel de Genève a résumé l’activité de la fidèle administratrice de Beny Steinmetz. Sur le banc des accusés aux côtés du magnat des mines franco-israélien, elle a été condamnée le 22 janvier 2021 pour avoir «permis la mise en place du schéma corruptif» visant à obtenir un permis d’exploration et d’exploitation du gigantesque gisement de fer de Simandou, en Guinée-Conakry.

    Le premier grand procès pour corruption internationale de Suisse était aussi celui de l’ingénierie corporatiste genevoise. Car pour masquer les schémas corruptifs, Beny Steinmetz Group Resources  (BSGR) a eu recours à la société de conseil Onyx Financial Advisors, ainsi qu’à son ex-directrice, finalement engagée par BSGR pour gérer son complexe organigramme, destiné à camoufler les véritables ayants droits économiques du groupe et semer la justice. «Tout a été fait depuis son bureau genevois», a martelé la juge lors de la motivation du verdict. C’est elle qui a mis en place «les aspects administratifs et corporatifs de l’opération de corruption et les démarches visant à cacher celles-ci par le biais de sociétés écrans» ainsi que de complexes jeux d’écritures comptables fallacieux.

    L’ex-administratrice a écopé de deux ans de prison avec sursis et 50 000 francs de créance compensatrice pour «corruption d’agents publics étrangers» et «faux dans les titres». Le milliardaire franco-israélien Beny Steinmetz, autrefois au statut fiscal à Genève, a quant à lui été condamné à cinq ans de prison et 50 millions de francs de créance compensatrice pour avoir organisé un «pacte de corruption» avec l’épouse de l’ex-président guinéen Lansana Conté.

    Avant de déboucher sur cette condamnation historique, la justice genevoise a dû percer l’écran de fumée occasionné par les couches de la structure de BGSR. Parmi elles, plusieurs sociétés-écrans genevoises – Frequence Holding SA, Terrane Holdings, Terrane Global Investments SA ou BSG Real Estate (Switzerland) Sàrl – ainsi que d’autres entités offshore à Guernesey, au Luxembourg ou dans les Iles Vierges britanniques.

    Le tout était chapeauté par la fondation liechtensteinoise Balda, dont Beny Steinmetz et sa famille étaient les uniques bénéficiaires et son avocat, Marc Bonnant, l’un des trois administrateurs. C’est ce même Me Bonnant qui a défendu l’homme d’affaires devant le Tribunal, un cumul des casquettes qui ne semble pas effrayer cet habitué des grandes affaires de corruption. Et qui n’est pas non plus contraire au cadre réglementaire suisse. Beny Steinmetz et son ancienne administratrice ont fait appel de leur condamnation.

Après le secret bancaire, celui des avocat·e·s

Les raisons du rôle central joué par la Suisse et ses intermédiaires ? Le degré d’opacité qui caractérise encore sa place financière. Malgré l’entrée en vigueur de l’échange automatique de renseignements en janvier 2017, l’ONG Tax Justice Network, cofondée par Public Eye, place la Suisse à la troisième place de son Financial Secrecy Index 2020, un classement mondial des juridictions qui offrent la plus large palette d’outils destinés à dissimuler des avoirs. La Switzerland Global Enterprise (S-GE), organisation officielle de promotion des exportations suisses, loue même les services d’avocat·e·s, fiduciaires et notaires de la place qui peuvent « assez facilement être nommés au sein du Conseil d’administration » de votre S.A.

Les statistiques du MROS, le bureau qui centralise et filtre les signalements de soupçons en matière de blanchiment d’argent, laissent entendre que les avocat·e·s se réfugient souvent derrière leur secret professionnel. Dans 90% des cas, ce sont des banques qui ont transmis des soupçons, souvent après la publication d’un article dans la presse. Cinq avocat·e·s ou notaires l’ont également fait en 2019, soit 0,1% des communications transmises au MROS cette année-là.

Il faut dire que les avocat·e·s ne sont soumis à la loi contre le blanchiment d’argent (LBA) que lorsqu’ils gèrent des valeurs pour le compte de leurs client·e·s, mais pas pour leurs activités de «conseil». En mars 2021 à Berne, la révision de la LBA s’est achevée par une victoire du lobby des avocat·e·s, qui pourront poursuivre l’ingénierie fiscale sans être soumis à des devoirs de diligence. Les avocat·e·s n’ont donc toujours pas l’obligation de communiquer aux autorités un éventuel soupçon de blanchiment d’argent.

La profession ne va pas se réformer toute seule. C’est la conviction d’Andres Knobel, spécialiste des questions fiscales auprès de Tax Justice Network, qui file la métaphore: «C’est le coup du renard qui traîne devant le poulailler et milite pour la liberté pour les poules». Sans volonté de régulation de la part du législateur, la Suisse restera le paradis des renards, et Genève le cauchemar des postiers.

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  • Un système à trous mais en voie de réforme

    La plupart des avocats que nous avons contactés ont décliné tout commentaire sous prétexte que cette question ne concerne pas leur secteur d’activité ou parce qu’elle n’est, selon eux, plus d’actualité. «Avec l’échange automatique de renseignements, les structures offshore sans substance ne sont plus reconnues par le fisc, qui souhaite toujours connaître l’identité de la ou des personnes qui les contrôlent», indique cet avocat fiscaliste. Il est vrai que l’échange automatique de renseignements, en vigueur depuis janvier 2017 avec certains pays de l’OCDE, affaiblit l’opacité de certaines de ces constructions.

    La disparition des statuts fiscaux spéciaux et du régime des holdings liée au Projet de Réforme fiscale et financement de l’AVS (RFFA) rend également caduques certains de ces véhicules, du moins sous l’angle de l’intérêt fiscal. C’est le message du fiscaliste Philippe Kenel: «La Suisse n’est plus le havre de confidentialité qu’elle était. Vous utilisez de vieux concepts pour désigner des choses qui n’existent plus». L’associé du cabinet Python en veut pour preuve les nouveaux taux d’impôts sur les bénéfices des entreprises.

    En ce qui concerne la lutte contre le blanchiment d’argent: contrairement aux banques, qui sont directement contrôlées par la Finma, le gendarme financier helvétique a délégué la surveillance des intermédiaires financiers à des organismes d’autorégulation (OAR). Il en existe une dizaine en Suisse, et c’est aux fiduciaires, gestionnaires et autres avocat·e·s qui pratiquent le conseil financier de s’enregistrer auprès d’eux. Les membres des OAR sont ensuite contrôlés par des organes de révision agréés par les OAR, qui analysent les pièces fournies par leurs clients.

    Malgré l’existence de cas d’intermédiaires financiers «circulant sans permis», Norberto Birchler, ancien directeur de l’Association Romande des Intermédiaires Financiers (ARIF) estime que le système fonctionne bien. «Il y a certes beaucoup de sociétés de domicile en Suisse. Mais au sens de la LBA, elles n’ont pas de personnalité morale, elles ne peuvent donc pas être leur propre ayant droit économique. Nous remontons toujours au propriétaire réel de la société», soutient-il. À titre personnel, il estime toutefois que les avocat·e·s devraient être soumis·e·s à la LBA lorsqu’ils créent des sociétés. «Cela n’a pas pu être intégré lors de la révision de la loi en mars; cela risque de l’être lors de la prochaine révision, sous la pression internationale.»

  • Trois méthodes pour un sujet sensible en Suisse

    Il faut le dire tout de suite : nos données restent une capture d’écran du tissu entrepreneurial à un moment T. Elles attestent de la structure économique d'un canton donné au moment où nous avons extrait les données du site Zefix.ch. Cette plongée dans l’index central de toutes les raisons sociales de la Confédération nous a permis d’obtenir une première cartographie avec les adresses comptant le plus de sociétés et celles contenant le plus de raisons sociales en c/o.  

    Nous avons ainsi recensé des dizaines de milliers de sociétés – dont il faut retrancher les entreprises en liquidation. Les grands centres commerciaux comptent logiquement plus d’une centaine d’entreprises, De même que les hôpitaux et cliniques où les praticiens enregistrent leur centre d’activités. Le développement des espaces de coworking pousse aussi au regroupement de certaines sociétés à une seule et même adresse. Nous les avons donc retirés de l’analyse.

    Les différents registres du commerce nous ont également permis, à travers une technique d’extraction des données numériques (scraping), d’établir un classement des individus et cabinets administrant le plus de sociétés par canton.

    Il a ensuite fallu se pencher sur la substance de ces entreprises : leur nombre d’employé·e·s en équivalent temps plein (ETP). Des données anonymisées (sans les raisons sociales) sont disponibles publiquement sur le site de l’Office fédéral de la statistique (OFS). Elles référencent les entreprises –et le nombre d’employé·e·s – par leurs coordonnées géographiques. Mais les résultats inférieurs à quatre employé·e·s ne sont pas détaillés et l’administration a encore pris soin de remplacer systématiquement les deux derniers chiffres des données de géolocalisation pour compliquer l’identification des sociétés. Le nombre d’employé·e·s semble être considéré comme une donnée hautement sensible en Suisse.  

    Pour obtenir les données non tronquées pour l’année 2018 (dernière statistique disponible au moment de l’enquête), il a donc fallu signer un contrat de protection des données qui limite notre capacité à diffuser des résultats trop précis, soit entreprise par entreprise, ou à révéler l’identité des sociétés comptant moins de quatre employés. C’est donc via cette troisième base de données que nous avons pu calculer un ratio moyen d’équivalents temps plein par adresse. Nous les avons utilisées pour géolocaliser les adresses à travers l’interface API de géolocalisation de Google Geocoding. Le fichier d’adresses a été complété de recherches sur Google Maps, et par des visites dans les différentes allées et étages des bâtiments ainsi que via l’annuaire search.ch, l’absence de numéro de téléphone pouvant trahir le défaut de substance d’une entreprise.

    Questionné sur les raisons de la confidentialité qui entoure ces statistiques, l’OFS se borne à rappeler qu’il «applique la législation en vigueur concernant la protection des données», et de renvoyer vers une page web.