La carte suisse du charbon

© Frederick Florin/AFP via Getty Images
Le duo qui a fait de la multinationale Glencore ce qu’elle est aujourd’hui a posé, dans les années 1990 à Zoug, les premiers jalons du «hub» helvétique du charbon. L’aimant du plus gros exportateur mondial a attiré d’autres groupes miniers et négociants, qui se sont aussi progressivement installés sur les places financières de Lugano et de Genève. La Suisse compte désormais 245 sociétés actives dans le charbon.

La Suisse a fermé sa dernière mine de charbon au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il y a 75 ans. Elle est pourtant devenue un poids lourd du négoce international de charbon autour des années 2000. Qu’ils soient russes, étasuniens ou indiens, les plus grands groupes miniers de la planète se sont installés entre Zoug, Genève et le Tessin à un rythme qui ne tient rien du hasard.

À la genèse du «hub» charbonnier suisse, on retrouve deux figures bien connues du monde du négoce et de la justice étasunienne: Marc Rich et Ivan Glasenberg. Surnommé le «parrain du pétrole» par les journalistes de l’agence d’information financière Bloomberg Javier Blas et Jack Farchy dans leur livre «The World for Sale»1 (non traduit), Marc Rich a «façonné» la place suisse des matières premières en s’installant à Zoug en 1983, après avoir fui la justice étasunienne qui l’accusait d’évasion fiscale et de détournement de l’embargo sur le pétrole iranien. C’est donc à Zoug que l’homme au cigare a choisi de créer la société Marc Rich & Co. Celle-ci engage, en avril 19842, un jeune trader sud-africain aux dents longues et une idée fixe: le charbon a devant lui un avenir radieux. Ensemble, Marc Rich et Ivan Glasenberg posent les premiers jalons du futur «hub» helvétique du charbon.

Le «mec» de niveau supérieur

Archive images of the financier and billionaire oil trader Marc Rich pictured with his wife Denise Rich at home in Spain. He was indicted in the United States on federal charges of illegally making oil deals with Iran during the late 1970s-early 1980s. Marc is the founder of the Swiss trading house that evolved into Glencore, which is said to become a public company. © Jim Berry / Keystone / Camera Press

Quand Marc Rich & Co entre au capital de la société Xstrata en 1990, cette dernière s’appelle encore Südelektra et se spécialise dans le financement de grands projets d’infrastructures électriques en Amérique latine. Sous la baguette de son nouvel actionnaire majoritaire, elle se sert de sa cotation boursière pour lever des fonds pour le compte de Marc Rich, entamant ainsi sa diversification dans le secteur minier.3

Au même moment, Ivan Glasenberg est nommé à la tête du département charbon de Marc Rich & Co – qui prendra le nom de Glencore en 1994. Pour Marc Rich, aucun doute: Ivan, c’est «le mec qui amènera tout simplement Glencore au prochain niveau».4 Dès 1998, celui-ci pousse la société à s’endetter pour acheter des mines de charbon. Les cours des matières premières sont alors au plus bas, à la veille d’un supercycle, une période prolongée caractérisée par une croissance de la demande supérieure à l’offre, qui fera le bonheur du secteur. Le pari est gagnant. Jusqu’ici pur négociant, Glencore s’offre un accès sécurisé à des dizaines de millions de tonnes de charbon, ainsi que la possibilité d’influer sur son prix en jouant sur la production. En 2000, Glencore est déjà le plus gros exportateur mondial de charbon thermique, dont il assure un sixième des échanges mondiaux.5

Mais la vie de ces sociétés n’est pas un long fleuve tranquille. En 2002, alors que Glencore a urgemment besoin de liquidités, sa direction échafaude un plan qui créera d’un coup de baguette deux géants du charbon à Zoug. Cotée à Londres et Zurich, Xstrata vend 1,4 milliard de dollars d’actions pour racheter les mines de charbon australiennes et sud-africaines de Glencore. L’ancien groupe de Marc Rich se spécialise à nouveau dans le négoce de charbon, désormais produit par Xstrata, dont il est aussi le principal actionnaire à hauteur de 39%. Glencore tient son empire, Zoug son hub charbonnier.

En 2013, Xstrata est finalement avalée par Glencore, qui a financé l’opération en ouvrant deux ans plus tôt son capital sur la Bourse de Londres. Le groupe dirigé par Ivan Glasenberg est désormais le leader incontesté du charbon. Son pouvoir est tel qu’il a attiré dans son sillage d’autres entreprises et suscité des vocations chez de plus petits négociants sur un marché que l’on croyait mort et (pratiquement) enterré.

Au début des années 2000, la plupart des groupes miniers internationaux établissent leur branche commerciale et/ou leur siège à Zoug, Lugano ou Genève.

Autour d’eux essaiment des dizaines de traders spécialisés dans la vente d’une matière première qui est soudainement devenue globale. La Suisse devient la plaque tournante du négoce international de charbon.

Selon le décompte de Public Eye, la Suisse compte aujourd’hui 245 sociétés inscrites au registre du commerce dans le but de commercialiser du charbon extrait dans des mines leur appartenant, acheté sur les marchés, ou dans des transactions de gré à gré; ou de prodiguer des services financiers en lien avec le charbon ou un quelconque de ses dérivés. À Zoug, le décompte se monte à 54 sociétés, au Tessin 55, et à Genève 78.


  1. Javier Blas & Jack Farchy, The World for Sale, éd. Random House UK, 2021, pages 43 à 71.

  2. Javier Blas & Jack Farchy, The World for Sale, éd. Random House UK, 2021, page 182.

  3. Javier Blas & Jack Farchy, The World for Sale, éd. Random House UK, 2021, page 190.

  4. Javier Blas & Jack Farchy, The World for Sale, éd. Random House UK, 2021, page 183.

  5. Javier Blas & Jack Farchy, The World for Sale, éd. Random House UK, 2021, pages 186-187.

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