Transparence des paie­ments: que fait la Suisse?

© Mark Henley/Panos
Bien que la plupart des sociétés soit aussi active dans le domaine extractif, le secteur suisse des matières premières est essentiellement composé des activités négoce. La Suisse y occupe une position de premier plan au niveau mondial.

Dans son rapport sur la transparence publié en juin 2014, le Conseil fédéral reconnaît la tendance internationale en faveur d’une plus grande transparence des paiements et admet qu’«en tant que centre international du négoce, la Suisse a la responsabilité de soutenir ces démarches internationales». En mars 2013 déjà, il recommandait l’examen de dispositions légales en ce sens, dans son «rapport de base: matières premières».

Un projet de loi insuffisant

Cette recommandation a donné lieu à l’élaboration de dispositions spécifiques dans le cadre de la révision du droit de la société anonyme. Or le projet de loi sur la transparence des paiements proposé par le Conseil fédéral est étroitement calqué sur les dispositions adoptées au sein de l’Union européenne, et ne prévoit ainsi pas de soumettre le négoce des matières premières aux dispositions relatives à la transparence des paiements. Une telle réglementation ne s’appliquerait donc qu’aux sociétés ayant des activités extractives, ce qui limiterait considérablement sa portée. En effet, selon nos estimations qui s’appuient sur une base de données de 544 sociétés actives dans le secteur suisse des matières premières, le projet de loi du Conseil fédéral ne concernerait que quatre sociétés. Les dispositions proposées par le Conseil fédéral demeureront par conséquent pratiquement sans effet. 

© Public Eye
Seule une poignée de sociétés du secteur des matières premières (1-3%) serait affectée par les dispositions du Conseil fédéral.

Le 14 juin 2018, le Conseil national a suivi le Conseil fédéral en refusant des propositions d’amendement visant à intégrer le négoce de matières premières. Si le Conseil des États ne corrige pas le tir, la Suisse se retrouvera avec une loi alibi. Elle tiendrait certes enfin compte des évolutions internationales pour la transparence des paiements dans le secteur extractif, mais l’utilité d’une telle réglementation pour les populations des État producteurs de matières premières resterait minime si les négociants en sont exclus. Seules quatre sociétés extractives supplémentaires seraient concernées.

S’il amende toutefois le projet de loi, le Parlement pourrait apporter une contribution très importante: la législation suisse permettrait alors de couvrir un nombre beaucoup plus important de sociétés, ainsi que les paiements significatifs effectués par ces sociétés aux pays producteurs de matières premières.

Les paiements effectués aux gouvernements par des négociants suisses de pétrole sont colossaux

En juillet 2014, Public Eye (anciennement Déclaration de Berne), Swissaid et le Natural Resource Governance Institute (NRGI) ont effectué une étude pionnière qui a permis de quantifier les paiements effectués par des négociants suisses à des pays donnés. Pas moins de 55 milliards de dollars US ont ainsi été acquittés aux dix plus gros pays producteurs de pétrole d’Afrique subsaharienne entre 2011 et 2013. Ceci représente le double du total de l’aide au développement perçue par ces pays durant la même période, et 28 fois les montants de l’aide versée par la Confédération à l’ensemble de l’Afrique. Dans des pays comme le Nigeria ou la Guinée équatoriale, 20 à 35% des recettes publiques proviennent de négociants suisses.

Importance des paiements de négociants suisses pour les dix plus gros pays producteurs de pétrole d'Afrique subsaharienne, 2011–2013. Tiré du rapport Big Spenders.

Si le négoce de matières premières n’est pas inclus dans les dispositions en matière de transparence, une partie considérable des revenus étatiques issus de la vente des matières premières resteront dans l’ombre, à savoir celle qui n’est pas payée sous forme monétaire, mais en matières premières. Dans le secteur du pétrole en particulier, il est habituel pour les sociétés extractives de s’acquitter d’une partie de ce qu’elles doivent aux États d’origine des matières premières en cédant du pétrole brut (et non pas des flux financiers) aux sociétés pétrolières nationales, qui le revendent ensuite, souvent à des négociants.

Or, les premiers rapports publiés sur la transparence des paiements des sociétés extractives montrent que même si la valeur du pétrole que ces sociétés cèdent à l’État est indiquée en espèces, aux prix du marché, cette valeur ne correspond pas aux recettes effectivement encaissées par les sociétés pétrolières nationales qui commercialisent ce pétrole.

Les ventes de pétrole par les états producteurs restent opaques.

Les directives de l’UE portent uniquement sur les flux financiers 1 et 2, tandis que les flux 3 et 5 sont (en partie) déclarés par les pays membres de l’ITIE. Le flux financier 4 (paiement des négociants en matières premières), pourtant essentiel pour les finances publiques, n’est couvert par aucune législation. Une telle publication est indispensable pour s’assurer que les paiements effectués aux sociétés pétrolières nationales – exposées au risque de corruption – sont portés au crédit du Trésor public. Cette lacune doit être comblée afin de soumettre les négociants en matières premières aux mêmes exigences que les sociétés extractives.

Des exigences de transparence également nécessaires pour le négoce de matières premières

Certains négociants suisses ont déjà senti le vent tourner : la société Trafigura a été la première à publier volontairement les paiements effectués aux sociétés pétrolières nationales, avant que Glencore et Gunvor annoncent vouloir lui emboiter le pas. Cette initiative de la part de l’un des principaux acteurs du négoce helvétique montre que la transparence des paiements n’entraine pas de désavantages compétitifs et ne représente pas une surcharge bureaucratique insurmontable.

Les données publiées par Trafigura montrent par ailleurs qu’en 2016, le négociant a versé 1,1 milliard de dollars US à des entreprises publiques d’États membres de l’ITIE, et 20,1 milliards à des États non-membres de l’ITIE, qui ne sont donc soumis à aucune exigence de transparence. Ces chiffres soulignent une fois encore l’importance de réglementer cette activité dans les États où les sociétés sont domiciliées.

En refusant d’agir, la Suisse, plaque tournante du négoce dans le monde, bloque le processus vers la transparence des paiements dans le secteur du négoce des matières premières. Elle n’assume en aucun cas sa « responsabilité particulière », pourtant reconnue par le Conseil fédéral. En présentant une autorité (fictive) de surveillance des marchés de matières premières (ROHMA), Public Eye a proposé une solution.

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