Droits de douane sur les médicaments dans les pays en développement: proposition peu crédible de la Suisse

Dans le cadre des négociations actuelles à l'OMC sur la libéralisation du commerce des biens non-agricoles (biens industriels), la Suisse, les Etats-Unis et Singapour ont proposé en février 2006 que tous les droits de douanes sur les produits pharmaceutiques et les équipements médicaux soient réduits voire supprimés. Les trois pays motivent cette demande par des considérations humanitaires: "Des droits de douane élevés sur les produits de santé empêchent l'accès à des soins de santé de qualité". Ils corroborent leur proposition en invoquant l'évolution de la situation sanitaire mondiale: "Les récentes éruptions de maladies infectieuses et l'accroissement des voyages internationaux signifient que les systèmes de santé de toutes les nations sont maintenant inévitablement interconnectés. Les droits de douane et autres barrières commerciales peuvent entraver les efforts pour combattre la diffusion des maladies."

L'argumentation paraît logique et l'initiative louable: les droits de douane ne font que renchérir le prix payé par les malades et les systèmes de santé locaux. La cause semble entendue. Pourtant plusieurs constations relativisent l'importance des effets de cette proposition et mettent en doute la crédibilité des initiants.

1) La grande majorité des pays en développement appliquent déjà des tarifs nuls ou bas sur les produits pharmaceutiques.

Une étude de 2005 sur les droits de douanes moyens appliqués entre 1992 et 2003 dans plus de 150 pays montre que 85% des pays avaient des droits de douane sur les médicaments (produits finis) inférieurs ou égaux à 10% . Cette proportion est même supérieure pour les principes pharmaceutiques actifs et les vaccins: respectivement 89% et 96% des pays ont des droits de douane inférieurs ou égaux à 10%. Voilà qui vient relativiser l'ampleur du phénomène

En outre, les auteurs de cette étude reconnaissent qu'ils n'ont pas étudiés les diverses exemptions concernant les médicaments essentiels et vitaux. Ainsi le Burundi, cité comme un pays avec des droits de douanes élevés sur les médicaments (plus de 20%), les a supprimé en 1999 sur les antirétroviraux et les médicaments contre les infections opportunistes du sida.. De même les auteurs notent que l'Inde ne prélève pas de droits de douanes sur certains médicaments vitaux comme les antirétroviraux et les anticancéreux.

2) Bien plus que les droits de douane, le prix des fabricants, et surtout les brevets, jouent un rôle primordial sur le prix des médicaments.

Les droits de douane appartiennent à une série de coûts additionnels qui majorent le prix des médicaments par rapport au prix du fabricants (frais de grossistes et de détaillants, impôts divers, etc.). Pris ensemble ces coûts peuvent, dans certains cas extrêmes, aller jusqu'à doubler le prix d'un médicament par rapport au prix du fabricant. Pourtant il ne faut pas exagérer leur impact. Les droits de douane sont proportionnels au prix du médicament. Ils pèsent d'autant plus que le prix initial du médicament est élevé. Les prix posés par les fabricants demeurent centraux. La conclusion de la Commission sur les droits de propriété intellectuelle, l'innovation et la santé publique de l'Organisation mondiale de la santé pose un diagnostic concomitant: "En conséquence, dans la majorité des pays en développement, l'obstacle à l'accès constitués par les droits de douanes sur les produits pharmaceutiques ne doit pas être surestimé. Du reste, la suppression des droits de douane ne profitera en rien aux patients si les avantages pécuniaires qui en résultent sont absorbés par la chaîne de l'offre et de la distribution, par exemple les titulaires des brevets ou les importateurs."

Les brevets sur les médicaments jouent par contre un rôle central sur le prix des nouveaux médicaments, car ils confèrent à leurs détenteurs un monopole pour la fabrication et la commercialisation durant 20 ans. En règle générale, plus il y a de producteurs sur le marché, plus le prix est bas. L'expérience récente des médicaments anti-sida a montré que la concurrence des génériques étaient le moyen le plus efficace pour obtenir des médicaments à bas prix..
L'exemple de l'Inde est éclairant. Ce pays a des tarifs élevés sur les médicaments (produits finis et principes actifs) (plus de 20%), destinés à protéger son industrie locale de médicaments. Malgré ces tarifs, il est aussi un des pays où les prix des médicaments sont les plus bas, du fait même de l'importance de la production locale de médicaments génériques.

3) La Suisse et les Etats-Unis seraient plus crédibles s'ils commençaient par cesser de pousser pour un renforcement des brevets sur les médicaments dans les pays en développement, notamment par le biais d'accords de commerce bilatéraux. Cette politique a comme effet de permettre des prix élevés sur les nouveaux médicaments.

L'attitude des Etats-Unis et de la Suisse est incohérente. D'un côté ils insistent sur l'impact des droits de douane sur le prix des médicaments dans les pays en développement. Mais dans le même temps ils cherchent constamment à renforcer la protection de la propriété intellectuelle sur les médicaments dans les pays en développement. Non satisfait de l'adoption de l'accord sur les ADPIC de l'OMC qui a élevé le niveau mondial de protection, les deux pays mènent une politique d'accords commerciaux bilatéraux avec les pays en développement par laquelle ils s'efforcent d'obtenir de leurs partenaires un renforcement supplémentaire de la protection de la propriété intellectuelle sur les médicaments (par exemple: extension de la durée des brevets, période de protection exclusive des données pour les essais de mise sur le marché des médicaments, et pour les Etats-Unis interdiction des importations parallèles de médicaments et limitation des motifs pour des licences obligatoires). Ces mesures retardent ou rendent plus difficile l'introduction de médicaments génériques bon marché dans les pays pauvres.
L'engagement de la Suisse et des Etats-Unis pour l'accès aux médicaments dans les pays en développement ne sera crédible que lorsque les deux pays se seront engagés à renoncer à utiliser les accords bilatéraux de commerce pour renforcer la propriété intellectuelle sur les médicaments dans les pays en développement. Ce n'est malheureusement pas le cas aujourd'hui. Plus que le soucis humanitaire, l'intérêt commercial explique mieux leur politique: les deux pays possèdent une industrie pharmaceutique florissante et sont parmi les plus grands exportateurs mondiaux de médicaments.

4) La suppression ou la réduction des droits de douanes sur tous les médicaments ne signifient pas un accès à des soins de santé de qualité.

Une part importante des médicaments vendus dans les pays en développement sont inappropriés, inutiles, voire dangereux. Une enquête de la BUKO Pharma-kampagne en 2004 a montré que 39% des médicaments des entreprises pharmaceutiques allemandes vendus dans 46 pays d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine étaient inappropriés, inutiles, voire dans certains cas dangereux pour la santé. Bien que l'on ne possède pas de données récentes pour les médicaments des entreprises suisses vendus dans les pays en développements, il est probable que le nombre de médicament inappropriés, inutiles, voire dangereux demeure significatif. Une enquête ancienne (1989) montrait que près de la moitié (48%) des médicaments des entreprises suises vendus dans les pays en développement étaient inappropriés (prescription non rationnelle).

La référence à l'accès à des soins de santé de qualité serait plus crédible, si la Suisse, les Etats-Unis et Singapour adoptaient une approche différenciée en demandant la suppression des droits de douane uniquement sur les médicaments essentiels et vitaux et les vaccins.

5) Si les droits de douane sur les médicaments utiles, efficaces et sûrs sont une source de revenus discutable pour les pays en développement (en particulier pour les médicaments essentiels et vitaux et les vaccins), bien appliqués, ils peuvent être un instrument pertinent pour pour favoriser la production locale de médicaments.

Deux finalités sont avancées pour justifier les droits de douane sur les médicaments: être une source de revenu pour les Etats ou être un instrument de protection de l'industrie locale. L'étude précitée de Olcay & Laing montre que les droits de douanes sur les médicaments sont rarement une source significative de revenus. Seulement dans 11 pays, les revenus générés dépassent 0.1% du PIB. De plus, d'un point de vue éthique, cette source de revenu est discutable pour les médicaments utiles, efficaces et sûrs (dans tous les cas pour les médicaments essentiels et vitaux et les vaccins), car elle pèse en définitive sur les malades et les systèmes de santé nationaux.

Par contre, appliqués de manière cohérente et dans le cadre d'une politique industrielle plus globale, les droits de douanes peuvent se révéler un instrument utile pour protéger la production pharmaceutique locale. L'exemple de l'Inde le montre: les droits de douane élevés sur les médicaments ont été un des éléments qui a permis le développement d'une industrie de générique performante.

1 Communication from Singapore, the United States and Switzerland to the Negotiating Group on Market Access (non-agricultural products). "Open Access to Enhanced Healthcare". JOB(06)/35, 24 February 2006. 6p. Traduction de l'auteur. Citations originales: "High tariffs on healthcare products impede access to quality health care" (p.1) - "Recent outbreaks of infectious diseases and increased international travel, means the healthcare systems of all nations are now inescapably interconnected. Tariffs and other trade barriers on pharmaceutical and medical devices could impede efforts to fight the spread of diseases." (p.2)
2 Müge Olcay and Richard Laing. Pharmaceutical Tariffs: What is their effect on prices, protection of local industry and revenue generation? Paper prepared for the Commission on Intellectual Property Rights, Innovation and Public Health. Geneva: WHO, May 2005; pp. 26. [Cette étude peut être consultée à: www.who.int/entity/intellectualproperty/ studies/TariffsOnEssentialMedicines.pdf]
3 Ibid., p. 24 et 30.
4 Ibid., p. 34. Communication avec le Département de la coopération technique pour les médicaments essentiels et la médecine traditionnelle de l'OMS du 12 avril 2006.
5 Communication de l'Association Nationale de soutien aux Séropositifs et malades du Sida (ANSS), 20 avril 2006.
6 L. Levison. Policy and programming options for reducing the procurement costs of essential medicines in developing countries. Boston: Boston University School of Public Health, 2003; pp. 13-15 [consulté à: <i dcc2.bumc.bu.edu/richard/IH280/Resource_materials/Web_Resources/Levison-hiddencosts.doc]
7 Santé publique, innovation et droits de propriété intellectuelle. Rapport de la Commission sur les Droits de la Propriété intellectuelle, l'Innovation et la Santé publique. Genève: Organisation Mondiale de la Santé, avril 2006; p. 139. [Consulté à: www.who.int/entity/intellectualproperty/documents/thereport/CIPIH_Rapport_Avrilfr.pdf]
8 Voir: Untangling the web of price reductions. Genève: Médecins Sans Frontières, juin 2005; pp. 9-10. // K. Bala & Kiran Sagoo. Patents & prices. A draft discussion document. Health Action International and Consumer International, 1999; 11 p.
9Julien Reinhard. Vider Doha de sa substance. Comment à travers les accords de libre-échange de l'AELE, la Suisse impose aux pays en développement des règles de propriété intellectuelle sur les médicaments qui vont au-delà des obligations des obligations de l'OMC et qui restreignent l'accès aux médicmaents. Lausanne: Déclaration de Berne, août 2004; 13 p. // Access to medicines at risk accross the globe: what to watch out for in the free trade agreements with the United States. Genève: Médecins Sans Frontières, mai 2004; 12p.
10 Claudia Jenkes, Jörg Schaaber, Karsten Velbinger. Sprudelnde Geschäfte. Deutsche Medikamente in der 3. Welt. Bielefeld: BUKO Pharma-kampagne, 2004; p. 1.
11 Robert Hartog. Das Schweizer Arzneimittelangebot in der Dritten Welt. Bestandeaufnahme und pharmakologische Bewertung. Zürich: Erklärung von Bern, 1989; p. 24.
12 Olcay & Laing, op. cit., p. 33.