Le privé se sert de l'Etat

Le Conseil fédéral a mis en consultation une révision totale de la loi sur la garantie contre les risques à l’exportation (GRE). Il prévoit de transformer cette dernière en une assurance de droit public et de lui permettre d’assurer des risques que le secteur privé ne souhaite pas assumer lui-même. La Déclaration de Berne critique la création de cette nouvelle assurance suisse contre les risques à l’exportation.

La GRE, depuis sa création en 1934, est un fonds de la Confédération destiné à préserver des emplois dans notre pays et de promouvoir les exportations des entreprises suisses. A l’origine, elle proposait une assurance (ou garantie) aux exportateurs suisses afin de les protéger contre des risques liés aux réalités politiques du pays importateur, risques sur lesquels ni eux ni leurs clients n’avaient prise. Elle a ensuite été élargie à certains risques commerciaux (lire Solidaire 167).
Dès les années 1970, la Déclaration de Berne a demandé que la GRE tienne également compte du développement des pays qui importent des produits suisses. C’est formellement chose faite depuis 1981: la loi régissant la GRE exige le respect des principes fondamentaux de la politique suisse en matière d’aide au développement. Toutefois, malgré cette clause, de nombreuses exportations sont restées problématiques du point de vue du développement. Plusieurs projets bénéficiant d’une garantie n’ont pas contribué au développement des pays concernés et, dans certains cas, ont même violé les droits humains ou détruit l’environnement. Ce fut le cas pour le barrage des Trois Gorges en Chine, des centrales électriques et des équipements de décryptage pour les services secrets en Indonésie. Certains projets actuellement en suspens posent le même type de problème, comme le projet de barrage de Bujagali en Ouganda.
La nouvelle loi devrait apporter une amélioration à cet égard. Elle ne renverra plus aux principes de l’aide au développement mais aux principes de la politique étrangère de la Confédération. Elle interdira toute assurance pour un projet contraire aux obligations de la Suisse relatives aux conventions et pactes qu’elle a ratifiés. Pour renforcer l’efficacité de cette clause, la Déclaration de Berne demande un renvoi explicite aux objectifs de la politique étrangère, tels que définis dans la Constitution fédérale.

Risques accrus

Au départ, la GRE ne pouvait accorder une garantie à un exportateur suisse que dans la mesure où son client était une entreprise publique ou garantie par l’Etat. Puis, elle a accepté de couvrir des risques commerciaux pour autant que le client dispose d’une garantie bancaire. Le Conseil fédéral propose maintenant d’élargir encore le champ des risques couverts en intégrant ce qu’il est convenu d’appeler le «risque d’acheteur privé». La nouvelle assurance suisse contre les risques à l’exportation (LARE) pourrait donc être amenée à intervenir en cas d’insolvabilité ou d’un refus de paiement d’un acheteur privé, même quand celui-ci ne dispose d’aucune garantie, ni de l’Etat ni d’une banque agréée.
Cet élargissement est demandé depuis longtemps par les milieux économiques. Il permettrait de combler un désavantage concurrentiel de la place économique suisse par rapport aux autres pays industrialisés. Il est vrai que ces pays ont tous élargi leur assurance contre les risques à l’exportation aux risques de l’acheteur privé en raison du grand nombre de privatisations effectuées au Nord comme au Sud.
Il est pourtant difficile de mesurer la capacité de paiement d’une entreprise, surtout quand celle-ci se trouve dans un environnement tant culturel, légal que commercial étranger. Et même ainsi, comment trouver des sources d’information fiables dans des pays comme la Chine ou la Russie? En outre, une étude réalisée sur mandat du Secrétariat à l’économie (seco) indique que la probabilité d’un sinistre sera très élevée. De ce fait, comme le constate le rapport publié par le Conseil fédéral, les assureurs privés refusent de couvrir des exportations nécessitant des délais de plus de deux ans et livrées en dehors des pays industrialisés. Autrement dit, la Confédération s’apprête à couvrir des risques que le secteur privé n’est pas apte à assumer lui-même.
Néanmoins, l’assurance envisagée par la Confédération doit être autofinancée. Or, savoir si un client privé est fiable est difficile et coûte donc cher. Un doublement du personnel est d’ailleurs prévu à cet effet. On peut donc avoir des doutes sur l’autofinancement réel de l’assurance contre les risques à l’exportation et conclure comme l’a fait l’étude citée ci-dessus que «l’élargissement de la couverture au risque de l’acheteur privé apparaît sous un jour peu favorable». Ces doutes sont nourris par l’histoire même de la GRE. Jusqu’à la fin des années 1980, la GRE a été déficitaire. Ce n’est que grâce à l’intervention de la Confédération, qui lui a abandonné une partie de ses créances, qu’elle a pu retrouver les chiffres noirs.
La Déclaration de Berne reste opposée à cet élargissement de la couverture au risque de l’acheteur privé. Un risque commercial doit être assumé par le commerçant. Si les milieux économiques ont voulu et veulent encore privatiser largement, qu’ils en assument les conséquences. Ils devraient plutôt demander l’abandon de toute assurance publique. Seule une exportation effectuée pour un projet favorable au développement du pays importateur, renforçant le respect des droits humains et de l’environnement peut justifier une intervention de l’Etat. C’est pourquoi la Déclaration de Berne demande d’autant plus vigoureusement un ancrage légal du respect des droits humains et de l’environnement. Elle recommande en outre que les pays dans lesquels il est impossible d’obtenir des informations fiables sur les clients potentiels de firmes suisses soient exclus de l’assurance.

Qui décide?

La commission qui préside aux destinées de l’actuelle GRE est composée de quatre représentants de l’économie et de quatre représentants de l’administration fédérale. Après un long combat, les ONG ont obtenu qu’un délégué des syndicats et qu’un représentant de la Direction pour la coopération et le développement (DDC) en fassent également partie. Mais les ONG en sont restées exclues. Cette commission ne décide pas elle-même de l’octroi des principales garanties. Le seco prend les décisions lorsque le montant n’excède pas 5 millions de francs. Les garanties plus élevées doivent être transmises au chef du Département fédéral de l’économie publique. Pour les montants supérieurs à 10 millions, il appartient au Conseil fédéral lui-même de se prononcer.
L’avant-projet de loi mis en consultation prévoit la création d’un conseil d’administration qui décide lui-même de l’octroi des assurances. Or, la loi n’en précise pas la composition. La Déclaration de Berne demande que cette lacune soit comblée afin de garantir que les compétences requises soient présentes au sein du conseil d’administration, non seulement dans le domaine de l’assurance, mais également dans celui des droits humains et de l’environnement. Elle demande en particulier que le DFAE, la DDC et les ONG soient représentés dans le conseil d’administration de l’assurance. Cela doit permettre de renforcer la cohérence de la politique extérieure de la Confédération et de refuser des projets qui induiraient de trop grands risques environnementaux et sociaux.

Repères historiques
1934 : création de la GRE. La Confédération veut soutenir l’industrie en difficulté et promouvoir des places de travail.
1958 : la nouvelle loi sur la GRE précise son mandat.
1981 : le Parlement introduit la référence aux principes de l’aide au développement dans la loi sur la GRE.
1990 : les Chambres fédérales annulent 900 millions de la dette de la GRE envers la Confédération.
1991 : la commission de la GRE est élargie à un représentant des syndicats et de la DDC.
1993 : les avances cumulées de la Confédération à la GRE se montent à 2,3 milliards de francs. Mais grâce au programme de désendettement de la Confédération, la GRE peut compter sur une remise de ces avances d’environ 780 millions de francs
1996 : la GRE peut couvrir les risques liés à des acheteurs privés pour autant que ceux-ci obtiennent des garanties de banques du pays importateur agréées par la GRE.
2000 : la GRE se dote d’une charte exigeant la prise en compte de l’ensemble des objectifs de la politique étrangère de la Confédération.
2001 : elle exigent des entreprises demandant des garanties pour de gros montants de remplir un questionnaire sur l’environnement et un autre sur le développement.
2003 : mettant en œuvre les recommandations de l’OCDE, la GRE classifie les risques environnementaux dans des catégories reconnues internationalement. Les grands barrages, par exemple, sont inscrits dans la catégorie A, celle des grands risques.
2003 : la GRE publie pour la première fois une liste des projets de plus de 10 millions de francs et comportant des risques environnementaux faisant l’objet d’une demande de garantie.