Sida: la mémoire pour faire face

A l’occasion de la Journée mondiale de lutte contre le sida (1er décembre), nous donnons la parole à Annet Biryetega. Coordinatrice nationale de l’ONG ougandaise Nacwola (communauté nationale des femmes vivant avec le VIH/sida) qui compte 40 000 membres dans le pays, elle répond à nos questions sur son engagement et le «travail de mémoire» effectué dans son pays.

Qu’est-ce qui vous a amené à travailler sur le sida avec Nacwola?
Mon compagnon est mort du sida. A cette époque, j’étais l’enseignante principale d’une école secondaire. J’étais affligée de voir les jeunes filles manquer d’informations sur la sexualité et le virus du sida. Je voulais les guider, afin qu’elles connaissent la vérité sur leurs droits à la santé et sur cette maladie. J’ai parlé ouvertement de ces questions. Mais les autres personnes de l’école n’étaient pas d’accord avec ma démarche. J’ai fini par être stigmatisée comme séropositive. Je me sentais de moins en moins à l’aise dans cette école. Nacwola recrutait. J’ai postulé et fus engagée en 2001. J’ai travaillé comme responsable d’un des projets de travail de mémoire (memory work – lire ci-dessous).

En quoi consiste donc ce travail de mémoire ?
C’est un ensemble d’activités conçu pour répondre au besoin qu’ont les parents vivant avec le virus de préparer leurs enfants à faire face positivement à cette situation et à assurer leur avenir en cas de décès.
Nacwola a commencé le projet en 1998 en Ouganda. L’idée de ce projet est née pendant des réunions de soutien psychosocial, où des mères partageaient leurs expériences et témoignaient de la discrimination dont elles et leurs enfants étaient victimes.

Pourquoi est-il si important ?
Depuis le début de la pandémie, le pays a perdu environ 1 million de personnes, contribuant significativement aux 2,3 millions d’orphelins que compte le pays (n.d.l.r.: l’Ouganda vit aussi une guerre civile larvée). En Ouganda, environ 20% des enfants entre 6 et 17 ans sont orphelins.
Beaucoup d’entre eux vivent dans la rue. Ils sont soumis à des conditions de travail déplorables, à la prostitution, à divers abus. Un grand nombre d’enfants sont devenus chefs de famille.
La mort de leurs parents affecte leur santé mentale, provoquant une perte de l’estime de soi et un manque d’espoir dans l’avenir.
Le travail de mémoire a donné des résultats exceptionnels en fournissant un soutien psychologique aux enfants infectés ou affectés par le VIH/sida.

Quels sont les principaux objectifs du travail de mémoire ?
Ce projet permet aux parents de révéler leur séropositivité à leurs enfants. Oser en parler les libère d’un grand poids. Les parents comprennent mieux les problèmes de leurs enfants et peuvent mieux les conseiller. En retour, les enfants comprennent l’état de santé de leurs parents et leur portent davantage d’attention et d’affection.
Ensuite, le projet aide à préparer un deuil. Il encourage les parents à écrire l’histoire familiale. Celle-ci accompagne l’enfant dans la définition de son identité et de son appartenance. L’écriture de livres de mémoire encourage les parents séropositifs à rappeler les bons souvenirs. Ainsi, l’enfant ne se souviendra pas seulement du traumatisme de la maladie et de la mort, mais aussi des moments joyeux vécus avec ses parents.
Enfin, le projet contribue à résoudre des questions plus concrètes comme planifier la succession, former les enfants à des activités génératrices de revenu pour la famille. Il développe des compétences de survie. Les plus âgés peuvent alors mieux s’occuper de leurs plus jeunes frères et sœurs en cas de décès des parents.
Ce projet a eu un tel succès que la méthode est en cours de standardisation pour qu’elle puisse bénéficier aux autres pays d’Afrique.

Pourquoi ce projet de mémoire vous tient-il si particulièrement à cœur ?
J’y suis très attachée d’abord en tant que jeune veuve. Et aussi parce que j’ai décidé de me consacrer à la cause des personnes les plus vulnérables de la société, à savoir les enfants qui n’ont plus leurs parents et les femmes qui n’ont pas d’autonomie.

L’Ouganda était un des pays avec le plus fort taux de prévalence du VIH parmi les adultes (presque 20% en 2000). En quelques années, il a réussi à le diminuer drastiquement (environ 4% aujourd’hui). Comment expliquez-vous ce résultat ?
Plusieurs facteurs ont contribué au succès des campagnes de prévention.
Premièrement, la volonté de parler publiquement des questions du VIH/sida. Le président (Yoweni Museni) a lui-même montré l’exemple en en parlant ouvertement.
Deuxièmement, une commission nationale a été créée pour traiter des questions du VIH/sida. Cette commission a défini des objectifs et une stratégie nationale claire. Elle joue un rôle important de coordination.
Troisièmement, l’Ouganda a adopté une approche multisectorielle. Tous les ministères ont été impliqués, pas seulement celui de la santé.
Quatrièmement, il y a eu un partenariat positif entre le gouvernement et la société civile: les ONG ont eu l’autorisation de travailler librement.
Cinquièmement, les personnes vivant avec le VIH ont été impliquées. Elles ont été représentées dans les différentes instances. Enfin, de nombreuses recherches ont été menées pour promouvoir une alimentation et une vie saines pour les personnes vivant avec le virus du sida.

Le gouvernement veut mettre 60 000 personnes sous traitement à la fin de l’année 2005. Qu’en pensez-vous ?
L’arrivée des antirétroviraux (médicaments antisida) est toute récente. Je trouve que le gouvernement est ambitieux pour un pays pauvre comme l’Ouganda. Ce plan de traitement dépend du financement du Fonds global contre le sida, la tuberculose et la malaria, ainsi que d’autres bailleurs comme le programme états-unien Pepfar (President Bush’s Emergency Plan for AIDS Relief). Mais ce dernier programme est soumis à des conditions (n.d.l.r.: utilisation de médicaments de marques à la place de génériques meilleur marché par exemple). Nous verrons ce qui en résultera.
L’arrivée des antirétroviraux va changer notre manière de faire le travail de mémoire. Mais ce travail restera nécessaire.

Entretien réalisé à Genève le 14 avril 2005 par Julien Reinhard. Traduit de l’anglais par Jérôme Dubuis.

"Memory books" et "memory boxes"
Livres de souvenir (memory books), boîtes de souvenir (memory boxes), cartes corporelles (body maps), ces techniques sont utilisées pour l’accompagnement psychosocial d’adultes et d’enfants touchés par le VIH/sida en Afrique subsaharienne. Basées sur l’expression du souvenir et le récit personnel, elles permettent aux personnes porteuses du virus et à leur entourage (en particulier les enfants) de vivre avec la maladie, la mort, la peine et, ainsi, à retrouver une identité et un apaisement. Elles sont aussi un soutien à la prise de médicaments antirétroviraux pour les personnes en traitement, qui redécouvrent leur santé et leur rôle social.
La force émanant du souvenir. Le «Memory Work» des malades du sida et des séropositifs de l’Afrique du Sud, un documentaire réalisé par René Schraner et Eva Hänger, présente ces techniques de travail sur la mémoire. Il est disponible en DVD en français, allemand ou anglais au prix de 40 francs auprès de: aidsfocus.ch c/o Medicus Mundi Suisse, 4013 Bâle, tél. 061 383 18 10, info@aidsfocus.ch.