(Dis)credit Suisse: la banque qui met en danger notre démocratie

Toujours là où il y a des coups à prendre, Credit Suisse s’attelle désormais à en distribuer. Journalistes indépendants, lanceurs et lanceuses d’alerte: gare à vous! Pour protéger ses petits secrets, la deuxième banque du pays, fondée en 1856, est désormais prête à vous faire la guerre. Son fondateur Alfred Escher, jadis contributeur du journal zurichois NZZ, s’en retournerait dans sa tombe.

Parmi les privilèges de résider à Genève ou Zurich, celui de rencontrer régulièrement des employé∙e∙s de Credit Suisse, pour ainsi dire dans leur milieu naturel. Alors, à l’apéro ou à dîner, une fois les présentations faites, l’échange d’amabilités et de professions, on en vient irrémédiablement au sentiment de persécution qui habite la plupart des gestionnaires d’actifs et autres agent∙e∙s de conformité de la banque aux deux voiles: «Pourquoi toujours nous?» 

Pourquoi toujours Credit Suisse? Ballot, c’est exactement la question que j’entendais leur poser. Comment se fait-il qu’une banque systémique, cotée à New York et Zurich, par ailleurs dotée d’une armée de juristes, se retrouve – sans trop forcer le trait – citée dans pratiquement tous les scandales financiers? Pourquoi est-il plus commode pour Credit Suisse de porter plainte contre l’auteur de la fuite de données à l’origine des «Suisse Secrets», comme révélé par le média spécialisé Gotham City, que de réviser les procédures internes qui ont conduit son action à perdre 95% de sa valeur depuis 2007? 

© Mark Henley/Panos Pictures

Inculture du risque 

Pour y répondre, je me lance dans une longue énumération, avec le mode persiflage activé. Certes, la crise des subprimes en 2007 a ébranlé tout le système financier occidental, mais on a dès lors vu Credit Suisse :  

  • Encaisser des sacs de sport remplis de liasses de billets usagés appartenant à de notoires trafiquants de drogue bulgares. Le «détail» qui tue: même le meurtre en pleine rue de l'un de ses «épargnants» en jogging n’a pas poussé Credit Suisse à couper les ponts.  
  • Organiser un prêt secret pour permettre au Mozambique de se doter d’une flotte de pêche, puis envoyer l’argent à une société privée libano-émiratie... Disons simplement que les thons n’ont été que peu inquiétés par le milliard déboursé.    
  • S’empêtrer dans la faillite de la société britannique Greensill, avec qui la banque vendait des titres de dette dont elle ne connaissait pas grand-chose de la valeur réelle. Conséquence: quelque 7 milliards de dollars remboursés aux investisseurs. 
  • Remettre le couvert avec l’effondrement du hedge fund Archegos, dont les paris de plus en plus risqués se sont avérés fatals. Le rapport d’enquête parle de procédures de vérification réalisées «pour la forme» par Credit Suisse. 

Dans le jargon, on appelle cela: «une culture inadaptée du risque». À ce moment-là, généralement, mes guillemets digitaux ont le don d’exaspérer celles et ceux qui auraient encore la patience de m’écouter. Les plus hardis hasarderont encore un «UBS aussi a des casseroles!» Mais en voilà un argument massue; tombée de rideau! 

Du très grand amateurisme  

Je poursuis néanmoins, après leur avoir proposé de tenter cette défense audacieuse devant n’importe quelle Cour de justice:    

  • Comment qualifier la filature organisée par Credit Suisse de son ex-responsable de la gestion de fortune Iqbal Khan, réputé pour faire de l’ombre à son ancien patron et voisin Tidjane Thiam? Et le suicide opportun de l’homme qui avait joué les intermédiaires avec les apprentis détectives privés? 
  • Que dire des messages envoyés, après l’invasion de l’Ukraine, par Credit Suisse à ses investisseurs leur enjoignant de détruire les prospectus relatifs à des prêts sécurisés sur les yachts et jets privés de certains oligarques russes?  
  • Ou de la gouvernance d’une banque dont celui qui devait la sauver du naufrage a dû démissionner de la présidence avant neuf mois... pour avoir sauté dans son jet et enfreint sa quarantaine, en pleine pandémie? 
© Getty Images

L’action de Credit Suisse vaut désormais à peine plus de trois francs, et la banque tremble à la moindre rumeur de marché. Si bien qu’il ne se trouve plus que les nouveaux riches du Moyen-Orient pour y investir leurs pétrodollars. 

Un p’tit geste pour la démocratie? 

On pourrait arguer que la banque s’en est toujours sortie en jetant le discrédit sur des employé∙e∙s félon∙e∙s ou à la négligence coupable. On peut aussi rétorquer qu’elle n’a été que peu condamnée (puisqu’elle préfère passer des accords à l’amiable avec la justice). Ou alors que tout ceci appartient au passé. Soit, l’essentiel est désormais ailleurs. 

Le 20 février 2022, alors que se tient à Bellinzone le procès de Credit Suisse pour le blanchiment de l’argent du Roi de la coke bulgare, un consortium de 47 médias internationaux publie les «Suisse Secrets». Cette fuite de données massive révèle la riche galerie de client∙e∙s de la deuxième banque du pays: des oligarques russes (ces self-made men des années nonante); des fonctionnaires dont la paie est en bolivar ou en tenge mais la fortune en millions de dollars; ou ce qui se fait de mieux en matière d’espions sans scrupules mais pas sans pécule. 

C’est pourtant un absent qui fait ce jour-là l’actualité: Tamedia. Les médias du consortium réunis autour de l’OCCRP auraient en réalité dû être 48. Face aux mises en garde de leurs avocat∙e∙s, les journalistes de la cellule enquête du groupe de presse (seul média suisse membre du consortium) ont dû se retirer. La faute à l’article 47 de la Loi fédérale sur les banques, approuvé en 2015 et passé inaperçu. Celui-ci réprime jusqu’à trois ans de prison la divulgation de données bancaires volées. Sans aucune évaluation de l’intérêt public.

En Suisse, les journalistes risquent donc le trou en nommant ne serait-ce qu’un∙e seul∙e client∙e de la banque, même si on parle d’un dictateur sanguinaire ou d'une infâme criminelle. 

Alors, au pays des référendums, on se plairait à voir émerger un peu de noblesse. Imaginez le patron ou le président de la banque qui a fait la Suisse proclamer main sur le cœur: «Ma banque est innocente. Mais, je le promets, ce n’est pas par elle qu’on enverra des journalistes suisses en prison». Quelle grandeur, même dans la tourmente. Vive la liberté d’expression! Vive notre pays!   

© Keystone / Gaetan Bally

«Je vais vous envoyer en prison» 

On peut rêver. Grâce aux «Suisse Secrets», les avocat∙e∙s spécialisé∙e∙s ont désormais aussi fait cette grande découverte – l’article 47 – et n’hésitent pas à le brandir à l’envoi de questions ou à la veille de publication. Public Eye l’a expérimenté cet été encore (coucou Me, autoproclamé défenseur des médias). Réalise-t-on la violence du geste? «Si vous publiez cette information sur mon client, je vais vous envoyer, vous personnellement, en prison.»  

La source des «Suisse Secrets» est désormais sous enquête pour violation du secret d’affaires, violation du secret bancaire, mais surtout espionnage économique.

Un crime politique qui a nécessité, pour les procureurs de la Confédération, l’aval du Conseil fédéral.

C’est donc un cautionnement au plus haut niveau de notre pays. Et qu’importe si ce même exécutif a finalement reconnu, le 1er février, qu’il serait peut-être bon de réévaluer l’article 47.  

À la fin de l’année dernière, Credit Suisse a attaqué en justice le portail «Inside Paradeplatz», spécialisé dans la place financière zurichoise. Dans une prise de position, la banque – qui demande 300 000 francs de dédommagements – dit vouloir «protéger [ses] employés, qui se font régulièrement insulter et offenser» dans la section des commentaires du blog.  

Je n’oserais douter des intentions louables de la direction de Credit Suisse. J’espère seulement que, la prochaine fois que je dînerai avec ses employé∙e∙s, on parlera aussi de mon propre sentiment de persécution. 

«En junior, mon entraîneur disait que pour gagner un match, il faut mettre la tête là où d’autres n’osent pas mettre le pied. Il avait peut-être raison.»

Membre de l’équipe d’investigation de Public Eye, Adrià Budry Carbó travaille sur le négoce de matières premières et son financement. Passé par Le Temps et le groupe Tamedia, il a aussi roulé sa bosse au Nuevo Diario du Nicaragua, dans une autre vie.

Contact: adria.budrycarbo@publiceye.ch
Twitter: @AdriaBudry

Le blog #RegardDePublicEye

Nos expert∙e∙s, journalistes et porte-parole commentent et analysent des faits surprenants, cocasses ou choquants, liés aux pratiques des multinationales et à la politique économique. Depuis les coulisses d’une ONG d’investigation, et en portant un regard critique sur le rôle de la Suisse.  

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