En Suisse, le pétrole russe coule à flots

Le discours d’Angela Mattli, membre de la direction de Public Eye, à l’occasion de la manifestation pour la paix, le 12 mars 2022 à Berne.

Depuis plus de dix ans, Public Eye analyse l’impact de la place suisse de négoce de matières premières. Les deux dernières semaines ont été particulièrement intenses pour nous, comme pour beaucoup d’entre vous. De nouvelles informations sur l’invasion russe en Ukraine nous parviennent en continu. Des informations choquantes, qui nous assomment et nous mettent en colère à la fois. Des nouvelles qui prouvent que la Suisse, soi-disant « neutre », joue un rôle central dans le financement de cette guerre. Des nouvelles qui montrent que notre « petit » pays est en fait un géant du négoce de pétrole brut russe.

Pourquoi ?

Les faits en disent long : la Russie gagne chaque année plus de 200 milliards de francs grâce à ses exportations de pétrole et de gaz… dont 80% sont négociés en Suisse.

Les sociétés de négoce helvétiques détournent le regard, pour ne pas voir ce que l’Etat russe fait de cet argent. En toute légalité. Elles s’engouffrent dans les lacunes béantes aménagées à leur intention dans le droit suisse.

Angela Mattli von Public Eye steht in Bern auf der Bühne der Friedensdemo für die Ukraine am Mikrophon, vor der Bühne viele Menschen und ein Transparent "Stop Putin" © Jana Leu
Des milliers de personnes manifestent pour la paix à Berne, le 12 mars 2022.

Voilà la situation de départ. Mais pourquoi la Suisse ? Pourquoi Genève, Zoug et Lugano ? C’est simple : la « compétitivité » légendaire de la place suisse offre des conditions idéales. La recette politique ? Détourner le regard, ne s’occuper de rien, minimiser, « pas vu, pas pris ».

Les banques suisses ne s’intéressent pas vraiment à l’identité des personnes dont elles accueillent l’argent. Les cabinets d’avocat·e·s n’ont pas à regarder de trop près pour qui ils créent des sociétés boîte aux lettres ou des trusts. C’est le « deal ». Et c’est ainsi qu’un minuscule pays est devenu un géant en matière d’influence. La « petite » Suisse a donc une responsabilité. Une responsabilité énorme.

Nous ne pouvons pas rester en retrait après l’agression russe en Ukraine. N’oublions pas que l’Ukraine est en guerre depuis 2014. Après les manifestations de l’Euromaïdan, la Russie avait alors apporté son soutien aux régions séparatistes du Donbass et occupé la péninsule de Crimée. Une violation déjà impardonnable du droit international. Qu’a fait la Suisse ? Elle a choisi de ne pas appliquer les sanctions de l’Union européenne et n’a pris que des mesures minimales à l’encontre de la Russie. Je vous épargne ici les questions techniques. Conséquence : le négoce de pétrole brut russe ne s’est pas tari en Suisse. Au contraire, nos recherches indiquent qu’il coulait toujours à flots et que ce commerce était florissant.

Le 28 février, la Suisse a finalement annoncé reprendre l’intégralité des sanctions de l’Union européenne à l’encontre de la Russie. Après plusieurs jours d’hésitation. Comme toujours, la Suisse fait le strict minimum, le plus lentement possible.

La guerre en Ukraine jette une lumière crue sur un modèle d’affaires suisse qui repose sur un principe simple : détourner le regard.

Ce que nous voyons fait mal. La Suisse profite des fonds colossaux d’oligarques corrompus et du négoce de matières premières russes. Elle contribue ainsi à alimenter le trésor de guerre de Poutine. C’est inacceptable.

Nous demandons au Conseil fédéral et au Parlement que la Suisse se montre solidaire avec les Etats qui sanctionnent sévèrement la Russie, et qu’elle contribue à ce qu’un embargo international sur l’importation et le commerce de pétrole et de gaz russes soit prononcé. Il faudra donc affronter Poutine et nous atteler de toutes nos forces à la transition énergétique. La Suisse doit également créer une autorité de surveillance spécifique pour les marchés de matières premières qui soit en mesure de contrôler le négoce et de poser des garde-fous. Il est grand temps de prendre nos responsabilités. L’ère de la politique de l’autruche, des excuses, de la minimisation est définitivement révolue. La solidarité passe aussi par l’action : commençons par le négoce.

Vse bude Ukraina!

Djakuju

Discours d’Angela Mattli lors de la manifestation pour la paix à Berne, le 12 mars 2022. Ce texte est une traduction de la version originale en allemand.

«Ce qui compte, c'est l'information, et non ce que vous en pensez.» (Anna Politkovskaya)

Depuis la fin de ses études, Angela Mattli travaille sur la situation des droits humains en Europe de l’Est. Depuis plusieurs semaines, elle suit de près l’invasion russe en Ukraine et analyse frénétiquement ses conséquences sur le négoce suisse de matières premières, en passant beaucoup trop de temps devant son écran. Elle a immédiatement accepté d’exprimer sa colère et ses inquiétudes à l’occasion de la manifestation pour la paix.

Contact: angela.mattli@publiceye.ch
Twitter: @AngelaMattli

Le blog #RegardDePublicEye

Nos expert∙e∙s, journalistes et porte-parole commentent et analysent des faits surprenants, cocasses ou choquants, liés aux pratiques des multinationales et à la politique économique. Depuis les coulisses d’une ONG d’investigation, et en portant un regard critique sur le rôle de la Suisse.  

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