La Suisse doit taxer les bénéfices exceptionnels!

La guerre en Ukraine et ses conséquences entraînent une pénurie de céréales et d’autres denrées alimentaires qui fait grimper les cours des matières premières. Les négociants agricoles suisses se frottent les mains et prévoient des bénéfices records, alors que le monde se prépare à l’une des pires crises alimentaires qu'il ait jamais connues! Plaque tournante du négoce agricole mondial, la Suisse doit redistribuer au Programme alimentaire mondial des Nations unies les bénéfices réalisés pendant la crise.

« Céréales bloquées en mer Noire », « Ruée sur l’huile de tournesol », « Gel des exportations d’huile de palme en Indonésie », « La Chine stocke des tonnes de denrées alimentaires », « Arrêt des exportations de blé en Inde » : depuis le début de l’invasion russe de l’Ukraine, les nouvelles tombent les unes après les autres. La situation alimentaire mondiale est totalement détraquée. Et les conséquences de la guerre s'aggravent sans cesse : le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, a récemment averti que « la guerre menace de déclencher une vague sans précédent de faim et de misère ».

Des bouleversements se profilent aussi dans le monde parallèle de la bourse : les prévisions de bénéfices des géants de la tech sont refroidies par la hausse des taux directeurs, des craintes d’inflation et un recul de la consommation. Les vains espoirs de la Silicon Valley sont systématiquement douchés et les spéculateurs tentent donc leur chance sur les marchés agricoles. Une analyse du collectif d’investigation Lighthouse Reports montrait en mai que les milliards pleuvent comme jamais sur les fonds agricoles depuis le déclenchement de la guerre. La recherche insatiable de profits spéculatifs alimente aussi la hausse des prix dans le monde réel.

© Elena Larina/Shutterstock
Embarquement de céréales dans le port d’Odessa, au Sud de l’Ukraine, avant l’invasion russe.

La situation est problématique : il y aurait toujours suffisamment de denrées alimentaires pour nourrir la planète, même si la Russie bloque les ports ukrainiens – mais le Programme alimentaire mondial des Nations unies doit désormais acheter ses denrées pour les personnes dans le besoin à des prix exorbitants. Le programme dépense actuellement 71 millions de dollars de plus chaque mois. Selon Swissinfo, cela permet de fournir des rations alimentaires quotidiennes à quatre millions de personnes. Après la crise alimentaire de 2007-2008, l'avidité des spéculateurs profite à nouveau de la faim dans le monde.

Un « bon début d’année »

Depuis le début de la guerre, le silence des négociants agricoles présents en Suisse est assez louche. Alors que les affaires vont plutôt bon train, l’explosion des prix sur les bourses de matières premières leur rapporte des bénéfices sans précédent. Dans leurs estimations pour l’année fiscale en cours, les négociants se montrent particulièrement euphoriques.

  • © Bunge
    Dans son premier rapport trimestriel 2022, Bunge identifie des «avantages potentiels» liés à la faible offre en matières premières.
  • © Olam
    Olam annonce «un bon début d’année» malgré la «crise géopolitique». Source: procès-verbal de la première assemblée générale d’Olam en 2022.
  • © Socfin
    Le cours de l’huile de palme prend l’ascenseur depuis juin 2020. De quoi réjouir les investisseurs de Socfin, premier producteur en Afrique. Source: assemblée générale de Socfin, fin mai 2022.

À l’image de Bunge, géant du négoce de céréales présent à Genève, qui prévoit que 2022 n’offre certes pas autant « d’opportunités pour accroître les marges » que 2021, mais l’entreprise entrevoit des « avantages potentiels si la demande reste forte et l’offre en matières premières reste faible ».

Lors de son assemblée générale au mois de mai, la société Olam, qui négocie des céréales depuis Nyon, a également fait état d’un « bon début d’année en 2022 » malgré la « crise géopolitique ». Les flux de liquidités auraient augmenté de 54 % au premier trimestre par rapport à l’année dernière. Les affaires vont bien pour Olam : début juin, l’entreprise a déclaré vouloir commencer à racheter des actions ; un bon moyen de valoriser un excédent de profits.

Les temps sont particulièrement bons pour les négociants dont le produit phare enregistre une hausse de prix inattendue, comme c’est le cas pour Socfin, premier producteur d’huile de palme en Afrique dont le siège est à Fribourg. Le cours de l’huile de palme bat tous les records en ce moment, en raison notamment de l’absence d’huile de tournesol ukrainienne. Lors de son assemblée générale fin mai, Socfin a fait part à ses investisseurs d’une « hausse quasi ininterrompue depuis juin 2020 ». L’entreprise prévoit un bénéfice net de 200 millions d’euros, soit plus de quatre fois celui enregistré chaque année entre 2015 et 2019.

ADM, qui dirige ses activités de négoce depuis Rolle, s'attend aussi à voir ses bénéfices augmenter cette année. Le champion de la branche, Cargill, dont le siège est à Genève, a déjà enregistré l’année dernière les plus gros bénéfices de ses 156 ans d’histoire.

Redistribuer les bénéfices exceptionnels

L’hebdomadaire Die Wochenzeitung a déjà évoqué en mai l’idée d’une taxe sur les bénéfices exceptionnels, également appelé « windfall tax » : les recettes supplémentaires enregistrées grâce à une crise devraient revenir à la collectivité plutôt qu’aux multinationales. Des pays comme le Royaume-Uni, l’Italie, l’Espagne et la Grèce ont déjà introduit une imposition plus élevée sur les bénéfices exceptionnels. La coalition gouvernementale allemande se penche actuellement sur la question.

Les discussions autour d’une « windfall tax », en Suisse comme ailleurs, portent principalement sur le secteur de l’énergie. La crise alimentaire qui s’annonce montre toutefois clairement que ce type de taxe devrait aussi être appliqué au négoce de matières premières agricoles. Car c'est bien dans l’aide d’urgence alimentaire que les fonds publics sont le plus nécessaires. Le Programme alimentaire mondial des Nations unies souffre d’un manque chronique de financement et souligne dans presque tous ses communiqués de presse à quel point il a de toute urgence besoin d’aides supplémentaires. Selon sa « Carte de la faim dans le monde », qui documente ce fléau en temps réel, 864 millions de personnes n’ont pas eu suffisamment à manger depuis le début de l’année.

La Suisse a une responsabilité particulière dans cette crise : c'est ici que les plus grands commerçants de céréales négocient environ la moitié des céréales mondiales, selon les estimations. D'énormes volumes d’autres matières premières agricoles « transitent » aussi par les écrans des traders présents sur notre territoire. En tant que plaque tournante du négoce agricole mondial, la Suisse doit prendre ses responsabilités et adopter une « windfall tax », afin de redistribuer aux personnes qui en ont le plus besoin les bénéfices exceptionnels que les négociants agricoles ont enregistrés en temps de crise.

Le Conseil fédéral doit revoir sa copie

Comme le montre la réponse du Conseil fédéral à des questions posées lors de la session d’été par le Centre et le PLR, chez qui l’idée a germé entre-temps, la Suisse est encore bien loin d’adopter une « windfall tax » : le gouvernement estime qu’il est difficile de définir les limites du concept de « bénéfices exceptionnels », et qu’une taxe sur ces bénéfices serait préjudiciable pour l'attrait de la place économique suisse. Prié de présenter des arguments à l’appui de sa courte réponse, le Conseil fédéral a indiqué une semaine plus tard qu’il ne disposait « d’aucune évaluation des bénéfices d’entreprises ou branches spécifiques ». Il regrette en outre un manque de « critères clairs pour délimiter ce que sont les "bénéfices exceptionnels". »

Concrètement : le département des finances d’Ueli Maurer n’a toujours « pas envie » de regarder plus loin que le bout de son nez. Et même si la Suisse voulait introduire une taxe sur les bénéfices exceptionnels sur les marchés agricoles, le Conseil fédéral a l’air complètement perdu : il n’est même pas en mesure d’évaluer les profits du secteur des matières premières. Le négoce de matières premières n’est pas du tout régulé et reste une boîte noire. Cet aveu d’impuissance montre clairement que la Suisse a de toute urgence besoin d’une autorité de surveillance de ce secteur.

« Nous ne sommes pas assez malins pour nous en remettre au marché. » Ha-Joon Chang

Manuel Abebe creuse pour Public Eye dans les rouages du négoce de matières premières agricoles. Quand les marchés (ou leurs acteurs) s’emballent, il cherche à montrer d’un ton calme et critique où les populations les plus faibles sont oubliées.

Contact: manuel.abebe@publiceye.ch
Twitter: @manuelabebe

Ce texte est une traduction de la version originale en allemand

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