Nestlé ou les recettes d'un scandale mondial

Depuis des décennies, la multinationale au nid d’oisillons qui reçoivent la bectée est en mission sous couverture pour s’imposer comme leader de la nutrition infantile responsable. Nom de code : « Nestlé for Healthier Kids ». En bon papa universel, le géant agroalimentaire n’hésite jamais à dispenser ses recettes aux grandes personnes qui fixent les règles et décident ce que des millions d’enfants ont à manger. Mais de l’Inde au Brésil, en passant par le Bangladesh et le Sénégal, Nestlé a été pris en flagrant délit d’hypocrise « pur sucre », assortie d’une vilaine dose de néocolonialisme.

La nouvelle, révélée par Public Eye et le Réseau international d’action pour l’alimentation infantile (IBFAN), a fait les gros titres des médias à travers le monde : pour Nestlé, tous les bébés ne sont pas égaux. Et même si, selon son slogan, la multinationale de Vevey croit « en la force d'une bonne alimentation pour améliorer la qualité de vie de tous aujourd'hui, ainsi que celle des générations futures », les générations présentes et futures, en particulier dans les pays à revenu faible ou intermédiaire, ont du souci à se faire pour leur santé si Nestlé continue d'enfreindre les principes éducatifs (et éthiques) les plus élémentaires, en toute impunité.

Principe numéro 1 : « Ne te gave pas de sucreries ! »

Dans son programme « Nestlé for Healthier Kids » (Nestlé pour des enfants en meilleure santé), la firme se vante de « promouvoir des habitudes alimentaires saines chez les enfants ». Mais cet engagement, qui n’est pas désintéressé, est aussi à géographie variable, comme l’a montré notre enquête « Comment Nestlé rend les bébés accros au sucre dans les pays à revenu plus faible », publiée le 16 avril dernier. Car le géant agroalimentaire fidélise la clientèle dès le berceau, en la gavant discrètement de sucre dans ses principaux marchés en Afrique, en Asie et en Amérique latine, en contradiction flagrante avec les directives de l’Organisation mondiale de la Santé.

En Inde, par exemple, les bébés dès six mois doivent s’enfiler déjà près de 3 grammes de sucre ajouté par portion de Cerelac, des céréales infantiles promues comme saines par Nestlé. Les valeurs les plus élevées : environ 6 grammes par portion au Sénégal et 7,3 aux Philippines. Or, en Suisse et dans la plupart des marchés européens, de tels produits sont fièrement estampillés « sans sucre ajouté ».

Reprises par de nombreux médias dans les pays concernés, ces révélations ont suscité une vague d’indignation. « Est-ce que la santé d’un enfant dans un pays moins développé ne compte pas? », s’est insurgée Sneha Mordani, présentatrice du magazine d’actualité India Today, exprimant ainsi un sentiment partagé par beaucoup. 

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Sa question est centrale, d’autant que l’Inde fait partie des pays les plus frappés par l’épidémie d’obésité qui touche aujourd’hui plus d’un milliard de personnes dans le monde, selon une étude publiée en mars par la revue médicale britannique The Lancet. En 2022, environ 70 millions d’adultes en Inde souffraient d’obésité, et le nombre d’enfants et adolescent∙e∙s (entre 5 et 19 ans) concerné∙e∙s a explosé, pour atteindre 12,5 millions. Parmi les principales causes : l’offre croissante de produits (ultra-)transformés, soit le cœur de métier de Nestlé et consorts, pour qui les marchés émergents représentent une formidable opportunité commerciale.

« Une chose est claire », avertit Palki Sharma, une autre journaliste indienne qui a interpelé son gouvernement dans une vidéo publiée par le site d’actualité Firstpost : « vous ne pouvez pas faire confiance aux multinationales pour nous protéger ! »

Après la publication de notre enquête, l’action de Nestlé India a fait une chute vertigineuse, à l’image de la confiance des consommateurs et consommatrices qui ont exprimé leur colère sur les réseaux sociaux, en Inde et dans d’autres pays. Au Sénégal, les appels au retrait du marché et au boycott des produits Nestlé se sont multipliés.

Face à la grogne publique, les autorités indiennes, bangladaises et nigérianes ont annoncé l’ouverture d’enquêtes. Aux Philippines, un porte-parole du ministère de la Santé a exprimé son soutien à l’adoption d’un projet de loi interdisant l'ajout de sucre dans les aliments pour bébés débattu au Sénat.

Principe numéro 2 : « Ne raconte pas de bobards ! »

À quelque 6300 kilomètres de New Dehli, dans la célèbre « War Room» de Nestlé à Vevey, que la RTS avait pu visiter il y a neuf ans, les équipes spécialisées dans la gestion de crise sur internet (ou formulé plus positivement : la « Digital Acceleration Team ») ont dû voir les voyants rouges s’allumer sur leurs écrans.

Tout sucre et tout miel, Nestlé a alors poussé à fond la machine à bobards, n’hésitant pas à minimiser la dose et à invoquer des excuses farfelues pour faire oublier ce double standard injustifiable grâce à une pirouette argumentaire :

« De légères variations dans les recettes d'un pays à l'autre dépendent de plusieurs facteurs, parmi lesquels les réglementations, les tendances des consommateurs et la disponibilité des ingrédients au niveau local, ce qui peut donner lieu à des offres de produits contenant moins ou aucun sucre ajouté. Cela ne compromet pas la valeur nutritionnelle de nos produits pour les nourrissons et les jeunes enfants ».

Pas de panique donc ! Même s’il y a pénurie de sucre en Suisse et dans tous les pays à revenu élevé, votre précieuse descendance aura tout ce qu’elle préfère et tout ce qu’il lui faut.

Face à ce type d’arguments, une question des plus gênantes s’impose : la présence ou l’absence de caca dans les bouteilles de Perrier et autres eaux minérales du groupe dépend-elle également des tendances des consommateurs et consommatrices ainsi que de la disponibilité de cet ingrédient au niveau local ?

C’est bien ce que je pensais.

Principe numéro 3 : « Assume tes responsabilités ! »  

C’est le principe de base, celui qu’on inculque à ses enfants dès qu’ils ont l’âge de raison. D'ailleurs Nestlé elle-même se targue de privilégier les actes aux beaux discours, en se montrant proactive en matière de droits humains ou d’environnement. Et pourtant, une fois la multinationale prise la main dans le pot de miel, le mantra de ses fins stratèges en communication à Vevey semble tout droit tiré d’un vieux manuel de Responsabilité sociale d’entreprise (RSE) : nous respectons les législations locales et les standards internationaux… Il faut dire qu’au vu des efforts de lobbying considérables déployés par la firme pour que ceux-ci restent faibles, ou faiblement appliqués, Nestlé ne va pas s’en priver.

Et de ce double standard inacceptable d'un point de vue éthique et de santé publique, qu’aucune réduction sélective et marginale ne saurait excuser ? Peut-être que ce petit témoignage en ligne, sous un article du Washington Post, donnera à Nestlé la motivation nécessaire pour assumer enfin ses responsabilités :

« L’un de mes premiers souvenirs d’enfance, c’est ma mère me disant qu’on n’achète pas de produits Nestlé parce que cette entreprise a fait du mal à des mères et des bébés en Afrique sub-saharienne. J’ai 50 ans. Rien n’a changé. » 

«Le cœur tendre, mais la plume acérée, j’aime arborer un nez de clown et faire des mimes pour démasquer les faux-semblants.»

Spécialisée en littératures comparées et en communication d’entreprise, Géraldine Viret est responsable médias et rédactrice pour Public Eye depuis une décennie. La patience et un certain sens de l’ironie sont indispensables quand on s’engage pour un monde plus juste, en dépit des vents contraires.

Contact: geraldine.viret@publiceye.ch
Twitter: @GeraldineViret

Le blog #RegardDePublicEye

Nos expert∙e∙s, journalistes et porte-parole commentent et analysent des faits surprenants, cocasses ou choquants, liés aux pratiques des multinationales et à la politique économique. Depuis les coulisses d’une ONG d’investigation, et en portant un regard critique sur le rôle de la Suisse.  

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