Nestlé En Afrique, le scandale du sucre dans les aliments pour bébés

Nestlé exploite l’amour et les inquiétudes des parents, aux quatre coins du monde, pour transformer l’alimentation des jeunes enfants en un business très lucratif. Mais à quel prix? Un an et demi après nos premières révélations, une nouvelle enquête de Public Eye sur les céréales infantiles Cerelac montre que la multinationale gave de sucre les bébés sur le continent africain.

L’an dernier, nous avons mis en lumière le double standard de Nestlé en matière de sucre dans les aliments pour bébés, suscitant une vague d’indignation à travers le monde. En Inde, où ce scandale a entrainé une chute du cours de son action, Nestlé a annoncé le lancement de 14 nouveaux produits Cerelac sans sucre ajouté. Une excellente nouvelle pour des dizaines de millions de bambins.

Mais cette volonté d’agir est-elle sélective? À quel régime la plus jeune clientèle de Nestlé est-elle aujourd’hui soumise dans d’autres régions du monde? Cette nouvelle enquête de Public Eye fait un focus exclusif sur l’Afrique – un marché clé pour la multinationale suisse – où l’obésité est devenue un véritable fléau de santé publique.

Promues comme «spécialement conçues pour répondre aux besoins nutritionnels des bébés», les céréales infantiles Cerelac sont les plus populaires sur le continent africain. Les ventes annuelles dépassent 200 millions de francs, et Nestlé contrôle plus de 50% du marché, selon des données obtenues auprès d’Euromonitor, une société spécialisée dans l’industrie alimentaire. 

Sur les traces du sucre 

Avec l’aide de plusieurs organisations de la société civile africaines, nous avons rassemblé une centaine de produits Cerelac vendus dans 20 pays du continent afin de les faire analyser par Inovalys, un laboratoire de référence spécialisé dans le secteur agroalimentaire. Résultat: plus de 90% contiennent du sucre ajouté, dans des quantités élevées. 

En Suisse, pourtant, où l’entreprise a son siège, les céréales pour bébés vendues par Nestlé sont sans sucre ajouté. Et sur les marchés européens clés, comme l'Allemagne et le Royaume-Uni, où Nestlé commercialise des céréales infantiles de la marque Cerelac, tous les produits destinés aux bébés à partir de six mois sont également sans sucre ajouté.

© Laurent Gaberell
Les produits Cerelac ont été analysés par Inovalys, un laboratoire de référence spécialisé dans le secteur agroalimentaire.

Face à ce double standard inacceptable, Public Eye et ses partenaires africains demandent à Nestlé de respecter les directives de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), en renonçant à l’ajout de sucre dans ses aliments pour bébés, partout dans le monde.

Dans une lettre ouverte, 19 organisations de la société civile dans 13 pays africains (Afrique du Sud, Bénin, Burundi, Cameroun, Côte d’Ivoire, Maroc, Mozambique, Namibie, Nigeria, Sénégal, Togo, Tunisie, Zimbabwe) demandent au géant de l’agroalimentaire de cesser immédiatement d’ajouter du sucre dans les aliments infantiles:
 
«Tous les bébés ont le même droit à une alimentation saine – quelle que soit leur nationalité ou la couleur de leur peau. Tous les bébés sont égaux. Faites ce qu’il faut. Pas demain. Pas l’année prochaine. Aujourd’hui. Le monde vous regarde», avertissent-elles.

En 2024, notre pétition en ce sens avait recueilli plus de 105'000 signatures. Mais à ce jour, le géant de l’agroalimentaire est resté sourd à cet appel.

Près de deux carrés de sucre

En moyenne, chaque portion de Cerelac analysée compte près de six grammes de sucre ajouté, soit environ un carré et demi. Cela représente 50% de plus que la moyenne des produits analysés lors de notre première enquête, qui portait principalement sur les produits vendus en Asie et en Amérique latine. Et deux fois plus que la dose alors détectée en Inde, premier marché mondial.

La quantité la plus élevée détectée en Afrique – 7,5 grammes par portion ou près de deux carrés de sucre – a été trouvée dans un produit Cerelac destiné à des bébés de six mois et vendu au Kenya. Au total, des céréales infantiles contenant au moins sept grammes de sucre par portion ont été recensées dans sept pays africains.

Fait révélateur: à l’exception de deux variantes récemment lancées en Afrique du Sud, tous les produits sans sucre ajouté que nous avons identifiés n’étaient pas destinés au marché africain par Nestlé, mais importés d’Europe par d’autres acteurs. 

«Ces pratiques abusives témoignent d’une longue histoire de colonialisme, d’exploitation et de racisme», réagit Lori Lake, Professeure à l’Université du Cap, en Afrique du Sud, où Public Eye est partie à la rencontre de mamans qui utilisent Cerelac dans des zones rurales défavorisées. «On a l’impression que Nestlé attise sciemment le feu de l'obésité et des maladies liées à l'alimentation sur le continent africain». 

«Des risques à court et à long terme»

L’OMS avertit depuis des décennies qu’une exposition précoce au sucre peut créer une préférence durable pour les aliments sucrés et représente un facteur de risque majeur d’obésité. Celle-ci progresse à un rythme alarmant sur le continent africain, provoquant une explosion du diabète, de l’hypertension et des maladies cardiovasculaires.

L'obésité infantile en Afrique est également une préoccupation croissante, le nombre d'enfants de moins de cinq ans en surpoids ayant presque doublé depuis 1990. La plupart des pays africains sont aujourd'hui confrontés à un «double fardeau» de malnutrition, où le retard de croissance, l'insuffisance pondérale et l'obésité coexistent.

  • Nestlé est bien consciente des risques liés au sucre dans les aliments pour bébés, comme en témoignent les conseils prodigués sur son site internet en Afrique du Sud.

L'obésité impose déjà des coûts importants aux systèmes de santé et à l'économie africains. Si les tendances actuelles se poursuivent, elle pourrait augmenter de plus de 250 % sur le continent africain d'ici 2050, avec un adulte sur deux qui serait en surpoids ou obèse.

Nestlé est bien consciente de ces risques, comme en témoignent les conseils qu’elle prodigue sur un site internet destiné aux parents en Afrique du Sud. «Les enfants peuvent s'habituer aux aliments sucrés», écrit Nestlé. «Une consommation élevée de sucre entraîne des risques à court et à long terme». Elle conclut: «il est donc préférable de limiter la consommation de tous les sucres ajoutés».

Pourtant, Nestlé continue d’ajouter du sucre à ses céréales pour bébés les plus populaires sur le continent africain.

«Nous ne trompons pas les consommateurs»

Pour deux tiers des produits analysés, la quantité de sucre ajouté n’est même pas indiquée sur l’emballage. Cette opacité nuit à la population et à la santé publique, commente Chiso Ndukwe-Okafor, directrice du CADEF, une organisation nigériane de défense des consommateurs et consommatrices. «Les parents doivent disposer d'informations claires et honnêtes afin de pouvoir faire des choix sûrs pour leurs enfants», déclare-t-elle.

Avec des ventes annuelles dépassant 50 millions de francs, le Nigéria est le premier marché pour Cerelac sur le continent africain, devant l’Afrique du Sud. Chiso Ndukwe-Okafor appelle Nestlé à se conformer aux directives de l’OMS et à «supprimer les sucres ajoutés de tous ses produits destinés aux bébés».

© James Oatway / Panos
Cerelac est la marque de céréales pour bébés la plus populaire sur le continent africain. Les ventes annuelles dépassent 200 millions de francs suisses et Nestlé contrôle plus de 50% du marché.

Contactée par Public Eye, Nestlé affirme adopter «une approche cohérente en matière de nutrition pour tous les bébés, partout dans le monde». La multinationale explique avoir accéléré le déploiement de produits Cerelac sans sucre ajouté dans le monde, y compris en Afrique. «D’ici fin 2025, nous avons pour objectif d'avoir introduit des variantes sans sucres ajoutés sur tous les marchés où nous sommes présents.»

L’entreprise assure respecter pleinement les législations nationales et indique que ses directives internes fixent un seuil pour les sucres ajoutés qui est deux fois moins élevé que celui prévu par les standards internationaux de la Commission du Codex Alimentarius. Nestlé ajoute qu’elle déclare toujours de manière transparente la teneur en sucre, conformément aux exigences règlementaires locales. «Nous ne trompons pas les consommateurs», dit-elle.

«Sous le couvert de la compassion»

Pourtant, Nestlé promeut la marque Cerelac comme « spécialement conçue » pour répondre aux besoins nutritionnels des bébés, en leur fournissant «le niveau optimal de vitamines et de minéraux nécessaires à leur croissance et à leur développement». La multinationale cible les parents sur les réseaux sociaux et les canaux en ligne d'une manière qui n'est souvent pas identifiable comme de la publicité.

Nestlé cible aussi les professionnels de la santé, notamment par le biais de l’Institut Nestlé pour la Nutrition. La multinationale utilise cette plateforme, dont l’objectif affiché est de «partager les informations et les connaissances scientifiques les plus récentes», pour soigner son image et étendre son influence.

«Nous faisons face à des taux incroyablement élevés de marketing, souvent dissimulé sous le couvert de la compassion, analyse Petronell Kruger, de l’Alliance pour une vie saine (HEALA), une coalition d’organisations de la société civile en Afrique du Sud. «Le résultat c’est que les parents associent Cerelac à des produits sains, quasi pharmaceutiques, qui vont favoriser le développement de leurs enfants».

Petronell Kruger est scandalisée par « la décision ouvertement raciste de Nestlé qui consiste à fournir aux pays à faible revenu des aliments de moindre qualité». Elle adresse un message à la multinationale suisse: «Traitez les bébés africains comme vous traiteriez les enfants de votre propre famille.»

«Lutter contre la malnutrition»

Nestlé n’hésite pas à affirmer que ses produits Cerelac, qui sont enrichis avec des minéraux et des vitamines, sont essentiels pour «lutter contre la malnutrition» en particulier en Afrique, où «des millions d’enfants souffrent de carences en micronutriments».

En Côte d’Ivoire, l’association de défense des consommateurs et consommatrices s’insurge contre ce marketing «trompeur» de Nestlé, qui «met en danger la santé des tout-petits».  Elle se dit «scandalisée» par le fait que les produits Cerelac vendus dans le pays contiennent plus de 6 grammes de sucre ajouté par portion, alors que les mêmes produits en Suisse et en Europe sont sans sucre ajouté.

© James Oatway / Panos
«Nestlé perpétue une longue tradition de mépris pour la santé des bébés en Afrique au nom du profit». Sara Jewett, professeure à l’Université de Witwatersrand, en Afrique du Sud.

Professeure à l’Université de Witwatersrand, en Afrique du Sud, Sara Jewett n’est pas non plus convaincue par les arguments marketing avancés par Nestlé: «L’enrichissement des aliments doit rester une mesure de santé publique pour lutter contre la malnutrition, mais nous devons considérer les produits dans leur ensemble afin de déterminer leur valeur pour la société.»

«Lorsque l'enrichissement est associé à des sucres addictifs et nocifs, l'équilibre ne semble pas juste.» Pour elle, les faits mis en lumière par Public Eye montrent que «Nestlé perpétue une longue tradition de mépris pour la santé des bébés en Afrique au nom du profit».

Nouveau reportage «Les oisillons de Nestlé sont gravés dans nos esprits»