Sucre dans les aliments pour bébés « Les oisillons de Nestlé sont gravés dans nos esprits »

Depuis des décennies, des générations de mères sud-africaines font confiance à Nestlé pour nourrir leurs bébés. Dans la province du Cap-Oriental, terre natale de Nelson Mandela, elles sont nombreuses à dépenser leurs maigres revenus pour acheter ces produits, sans se douter qu’ils pourraient nuire à la santé de leurs enfants. Public Eye s’est rendue en Afrique du Sud pour comprendre les conséquences de cette influence.

Retrouvez ce reportage dans notre magazine.

Il est midi. Le soleil baigne de ses rayons les collines verdoyantes des alentours du village de Madwaleni. Son bébé emmailloté sur le dos, Nombuyiselo Ntondo remplit une casserole avec de l’eau de pluie récoltée dans un réservoir adossé à sa maison. Elle contourne la hutte ronde aux murs de briques et au toit en forme de cône, puis fait bouillir l’eau sur une petite cuisinière à gaz. La maison n’a qu’une pièce, où elle vit avec sa mère et ses deux enfants.

Il n’y a ni eau ni électricité. «Pour le bébé, on utilise l’eau de pluie et pour nous, celle de la rivière». Sous le regard bienveillant de sa mère, qui a pris le bambin sur ses genoux, Nombuyiselo Ntondo verse dans une bassine en plastique six paquets de céréales infantiles Nestum et une grande boite de lait en poudre NAN. Puis, elle mélange le tout. Cette quantité, explique-t-elle, sera suffisante pour un mois. La maman prélève quelques cuillerées et prépare un biberon pour son fils de 6 mois.

© James Oatway / Panos
Nombuyiselo Ntondo dépense l’intégralité de ses maigres revenus pour des produits Nestlé sans se douter qu’ils puissent mettre la santé de son bébé en danger.

Nombuyiselo Ntondo a nourri son bébé avec du lait en poudre dès sa naissance. Depuis qu’il a 3 mois, elle y ajoute du Nestum. Et elle vient d’introduire les céréales infantiles Cerelac dans son alimentation quotidienne. «C’est très cher», soupire-t-elle. La jeune femme explique qu’elle dépense l’intégralité des aides sociales qu’elle reçoit – l’équivalent de 50 francs par mois, son seul revenu avec les allocations touchées par sa mère – pour acheter ces produits Nestlé. Parce qu’elle veut que son bébé soit bien nourri et en bonne santé. «Il en a besoin pour survivre», dit-elle. 

Biberonnés aux produits Nestlé

Les produits pour bébés Nestlé sont très populaires dans cette zone rurale reculée de la province du Cap-Oriental, en Afrique du Sud, où nous nous sommes rendus en octobre dernier. Terre natale de Nelson Mandela, cette région de plus de sept millions d’habitant·e·s affiche des taux de pauvreté et de malnutrition infantile parmi les plus élevés du pays. Le manque d’emplois pousse de nombreux hommes à quitter le village pour aller chercher du travail ailleurs, laissant derrière eux les femmes, qui s’occupent seules des enfants. 

Dans cette province, le taux d’allaitement maternel est encore plus faible qu’au niveau national. L’utilisation des laits infantiles Nestlé est très répandue dès la naissance, et les céréales pour bébés Nestum et Cerelac sont des «best-sellers». «C’est ma mère qui m’a conseillé ces produits», explique Nombuyiselo Ntondo. La grand-maman confirme qu’elle en donnait déjà à sa fille, il y a près de trente ans. «Les médecins à l’hôpital m’avaient dit de les utiliser», se souvient Nojekele Ntondo.

© James Oatway / Panos
Il y a près de trente ans, des médecins avaient recommandé à Nojekele Ntondo d’utiliser les produits Nestlé. Elle les a ensuite conseillés à sa fille.

De génération en génération, Nestlé a gagné la confiance des parents dans cette région défavorisée, en s’imposant comme la solution la plus saine pour nourrir les bébés. Et cette «croyance» se transmet au sein des familles, de mères en filles. À l’instar de Nombuyiselo Ntondo, elles sont nombreuses à dépenser leurs maigres revenus pour offrir «le meilleur» à leurs enfants, sans se douter que ces produits pourraient nuire à leur santé.

«C’est le résultat du marketing»

Les risques, Andrew Miller les connaît bien, lui qui dirige depuis une dizaine d’années l’unité néonatale et pédiatrique de l’hôpital de Madwaleni. Installé dans un ancien bâtiment missionnaire datant de 1960, il compte 180 lits et dessert une population de 200 000 personnes. Devant l’entrée de l’hôpital, le médecin s’alarme des dégâts causés par l’utilisation généralisée des laits infantiles. «Les bébés qui tombent malades et doivent être hospitalisés, dans ces communautés, sont presque exclusivement des bébés nourris au lait infantile», affirme-t-il.  

Le Dr Miller déplore le fait que l’allaitement maternel soit très souvent remplacé par des préparations pour nourrissons, contrairement aux recommandations de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), qui préconise l’allaitement exclusif jusqu’à l’âge de six mois. «Le lait infantile cause de nombreux cas d'infections chez les bébés qui souffrent de malnutrition dans la région», explique-t-il. En cause: le manque d’eau potable et d’électricité, ainsi que l’impossibilité de stériliser les biberons. Par ailleurs, «l’allaitement offre une protection considérable grâce au transfert d’immunité par la mère». Selon lui, les bébés nourris au lait maternel ont donc beaucoup moins de risques d'être hospitalisés, sauf s’ils souffrent d'autres pathologies sous-jacentes.

© James Oatway / Panos
L’hôpital de Madwaleni, actuellement en travaux, se trouve à l’entrée du village. Il dessert une population de 200'000 personnes.

Andrew Miller reconnaît qu’il peut y avoir de bonnes raisons d’utiliser des laits infantiles, par exemple lorsque les mères travaillent ou qu’elles ne peuvent pas allaiter. Mais bien souvent, elles font ce choix parce qu’elles pensent que ces produits sont préférables à l’allaitement, constate-t-il. «C’est le résultat du marketing. On leur fait croire que si elles en ont les moyens, elles doivent utiliser des laits infantiles.» Elles font donc tout leur possible pour y parvenir, mais cela coûte cher. Et il n’y a pas de retour en arrière possible. 

«Pas approprié pour un bébé»

Dans ces zones défavorisées, les mères ont du mal à assumer le coût prohibitif de ces produits. C’est pourquoi, comme Nombuyiselo Ntondo, elles mélangent le lait en poudre donné aux nourrissons avec des céréales infantiles Nestum, qui ne sont pourtant pas destinées à des bébés de moins de 6 mois. Moins chères, elles semblent apporter un peu de consistance aux repas. 

© James Oatway / Panos
Andrew Miller, ici avec sa femme Katie, dirige l’unité néonatale et pédiatrique de l’hôpital de Madwaleni.

Cette pratique inquiète le Dr Miller: «Les bébés ici souffrent de malnutrition, non pas en raison d’un manque de nourriture, mais d’un manque de nourriture de qualité. Ils ont des retards de croissance, car ils n’ont pas assez de protéines dans leur alimentation», explique-t-il. Or les produits Nestum ne contiennent pas beaucoup de protéines, à peine 5%, ce sont principalement des glucides. «En tant que médecin, je ne pense vraiment pas que ce soit le régime alimentaire approprié pour un bébé». Et une autre chose le préoccupe: le sucre.

Car les produits Nestum vendus en Afrique du Sud contiennent du sucre ajouté, plus de 2 grammes par portion. Pour le bébé de Nombuyiselo Ntondo, biberonné au Nestum depuis ses 3 mois, cela représente 120 grammes de sucre par mois, soit l’équivalent d’un carré par jour. À cela s’ajoutent les deux carrés de sucre contenus dans les deux portions de céréales infantiles Cerelac qui viennent désormais compléter ses repas quotidiens.

«On ne veut pas de sucre»

S’il était né en Suisse, en France ou en Allemagne, ce bébé aurait droit à des produits fièrement estampillés «sans sucre ajouté» par Nestlé. Mais en Afrique du Sud, comme dans le reste du continent africain, le géant de l’agroalimentaire continue d’ajouter du sucre à la plupart de ses produits, comme le montre notre nouvelle enquête. En mars 2025, dans le sillage des premières révélations de Public Eye sur ce double standard scandaleux, Nestlé annonçait avoir mis sur le marché sud-africain deux variantes sans sucre ajouté. Mais nous n’avons pas trouvé ces articles à la vente dans la région de Madwaleni.

© James Oatway / Panos
Ncebakazi Thwenya et son bébé devant leur maison à Madwaleni. Elle ignorait que les produits Nestum et Cerelac contenaient autant de sucre.

«On ne veut pas de sucre dans les aliments qu’on donne à nos petits», s’insurge Ncebakazi Thwenya. Cette maman ne savait pas que les produits Nestum et Cerelac qu’elle donne à son bébé de 6 mois en contiennent. La jeune femme s’inquiète maintenant des conséquences pour sa santé. Et elle tombe des nues quand elle apprend que les céréales infantiles vendues par Nestlé en Suisse et ailleurs en Europe sont sans sucre ajouté. «Il faut arrêter cette entreprise, elle va rendre nos bébés malades», s’indigne-t-elle. 

Contactée par Public Eye, Nestlé affirme adopter «une approche cohérente en matière de nutrition pour tous les bébés, partout dans le monde». «Nous améliorons notre portefeuille depuis des années et proposons des céréales pour nourrissons avec et sans sucres ajoutés dans la même gamme de prix.» L’entreprise explique respecter pleinement les législations nationales et assure que la teneur en sucre est toujours déclarée de manière transparente et conformément aux exigences règlementaires. «Nous ne trompons pas les consommateurs.»

«Notre système de santé n’est pas prêt»

L’Afrique du Sud est l’un des principaux marchés pour Cerelac et Nestum sur le continent africain, avec des ventes annuelles s’élevant à plus de 30 millions de francs suisses, selon des données obtenues par Public Eye auprès d’Euromonitor, une société spécialisée dans l’industrie alimentaire. Nestlé contrôle près de la moitié du marché des céréales infantiles dans le pays.

© James Oatway / Panos
Cerelac et Nestum sont très populaires en Afrique du Sud. On trouve ces produits partout, des centres urbains aux zones rurales les plus reculées.

On trouve ces produits partout, des centres urbains aux zones rurales les plus reculées. «Tout le monde consomme ces marques, qui existent depuis tellement longtemps», observe Maria van der Merwe, présidente de l’association des diététicien·ne·s d’Afrique du Sud (ADSA), que nous rencontrons à Johannesburg, la capitale économique du pays. «La population les associe à des produits sains et nutritifs.»

L’experte s’inquiète de leur teneur en sucre ajouté très élevée. Non seulement le sucre ne répond à aucun besoin nutritionnel des enfants, mais les bébés exposés à de tels niveaux dès leur plus jeune âge risquent de développer une préférence pour les produits sucrés qui perdurera toute leur vie, explique-t-elle. Et cette exposition précoce entraîne une augmentation des taux d'obésité. C’est pour cette raison que les directives de l’OMS interdisent l'ajout de sucres dans les aliments pour bébés. 

Nestlé est bien consciente de ces risques, comme en témoignent les conseils qu’elle prodigue sur un site internet destiné aux parents en Afrique du Sud. «Les enfants peuvent s'habituer aux aliments sucrés», écrit Nestlé. «Une consommation élevée de sucre entraîne des risques à court et à long terme.» Elle conclut: «Il est donc préférable de limiter la consommation de tous les sucres ajoutés». La multinationale continue pourtant d’en ajouter à ses céréales infantiles les plus populaires dans le pays.

© James Oatway / Panos
Maria van der Merwe, présidente de l’association des diététicien·ne·s d’Afrique du Sud (ADSA), s’inquiète de la teneur en sucre des produits Nestlé.

Aujourd’hui, la moitié des adultes sud-africain·e·s sont en surpoids ou obèses, et les autorités se disent préoccupées par ces chiffres qui grimpent à un «rythme alarmant». L’obésité ne concerne pas seulement la population adulte. Selon une récente étude de l’UNICEF, le pourcentage d'enfants en surpoids en Afrique du Sud est passé de 9 % en 2000 à 21 % en 2022. L'obésité est devenue la forme de malnutrition infantile la plus répandue dans le pays, devant l'insuffisance pondérale. 

Cette hausse des taux d’obésité provoque une explosion des maladies cardiovasculaires, des problèmes d’hypertension et de certains types de cancers. En Afrique du Sud, une personne adulte sur neuf – soit plus de quatre millions de personnes – souffre de diabète, l’une des principales causes de décès dans le pays. Et les coûts sont énormes. «Notre système de santé n'est pas prêt à faire face au fardeau des maladies non transmissibles qui pèse sur le pays», alerte Maria van der Merwe.

«Lutter contre la malnutrition»

Cette situation intervient alors que la faim et la sous-nutrition demeurent des problèmes non résolus. «Vous trouvez dans un même foyer des personnes obèses et d'autres souffrant de malnutrition», explique-t-elle. «C'est un symptôme typique d'un pays en transition économique. Nous sommes pris entre deux feux. Et l'un mène à l'autre: l'enfant malnutri d'aujourd'hui est l'adulte obèse de demain.»

La présidente de l’ADSA raconte avoir récemment reçu la visite d’un représentant de Nestlé, venu faire la promotion des produits qui, comme Cerelac et Nestum, ciblent les bébés dès 6 mois, quand l’allaitement maternel ne suffit plus. «J'ai été choquée qu’ils soient présentés comme la solution à la malnutrition en Afrique du Sud», s’indigne-t-elle. «Le matériel promotionnel était entièrement consacré à la faim cachée, et c'était aussi le message véhiculé durant la discussion.»

© James Oatway / Panos
Cerelac et Nestum sont promus comme des produits sains et nutritifs. Nestlé n’hésite pas à les présenter comme essentiels pour lutter contre la malnutrition en Afrique.

La «faim cachée» – une carence en vitamines et en minéraux essentiels – est principalement due à une alimentation trop peu diversifiée, explique Maria van der Merwe. C’est un problème complexe, qui ne se résout pas avec à un seul produit. «Mais là, le message était clair: vous n'avez pas besoin d'acheter des aliments frais et variés, car il existe une solution qui offre à votre enfant tout ce dont il a besoin. En tant que nutritionniste en santé publique, je trouve ce discours révoltant.» 

Pour Maria van der Merwe, c’est d’autant plus préoccupant que ces produits ont une haute teneur en sucre et que Nestlé fait leur promotion dans des régions où les populations sont très pauvres et marginalisées. «En exposant ainsi les personnes les plus vulnérables, on accroît encore leur vulnérabilité, alors qu’il faudrait réduire cet écart.»

Des décennies d’influence 

Nomajoni Ntombela en connaît un rayon sur les tactiques de marketing utilisées par Nestlé en Afrique du Sud. Cette ancienne infirmière travaillait dans un hôpital des environs de Johannesburg lorsque le scandale du lait en poudre a éclaté en 1974. «À cette époque, des représentants de Nestlé venaient sans cesse nous voir à l’hôpital, ils parlaient aux médecins, sponsorisaient des conférences et offraient des échantillons gratuits», se souvient-elle.

Ces pratiques commerciales agressives ont conduit de nombreuses femmes à abandonner l’allaitement au profit de préparations pour nourrissons. Ces laits en poudre, pauvres en substances nutritives, se révélaient être de véritables poisons pour les bébés lorsqu’ils étaient dilués dans de l’eau non potable ou polluée dans les pays à faible revenu, en particulier en Afrique, provoquant jusqu’à 200'000 décès prématurés par an au plus fort de la crise.

© Manon Descoubes
Nomajoni Ntombela et Lynn Moeng sont à la tête du Réseau d’action sur les aliments pour bébés (IBFAN) en Afrique.

Nomajoni Ntombela a participé à la création du Réseau d’action sur les aliments pour bébés (IBFAN), dont l’objectif est de mettre fin au marketing abusif des industriels et de protéger l’allaitement maternel. En 1981, un Code international proscrivant toute promotion des préparations pour nourrissons a été adopté par l’OMS. Mais l’Afrique du Sud ne s’est dotée d’une loi interdisant ces pratiques qu’en 2012. Et les entreprises trouvent toujours de nouveaux moyens pour contourner ces interdictions.

«Ce que nous voyons aujourd'hui, ce sont encore les résultats de cette campagne de marketing massive menée dans les années 70», estime Nomajoni Ntombela. Pendant des décennies, les futur·e·s professionnel·le·s de santé dans les universités ont entendu qu’il fallait utiliser ces produits. Les médecins et les nutritionnistes ont prodigué ces conseils à des générations de parents, qui les ont à leur tour transmis à leurs enfants.

Si aujourd’hui, le marketing n'est plus aussi agressif dans les hôpitaux, Nestlé continue de cibler les professionnel·le·s de santé, notamment par le biais de l’Institut Nestlé pour la Nutrition. La multinationale utilise cette plateforme, dont l’objectif affiché est de «partager les informations et les connaissances scientifiques les plus récentes », pour soigner son image et étendre son influence.

«Nestlé a créé une génération de gens malades, qui sont accros à ses produits», déplore Nomajoni Ntombela. «Et grâce au marketing numérique, ils réussissent maintenant à atteindre directement des millions de mères. À gagner leur confiance avec des messages mensongers. Ça fait peur», souffle-t-elle.

«Les oisillons du logo de Nestlé sont gravés dans nos esprits.»

Enquête En Afrique, le scandale du sucre dans les aliments pour bébés