Congo Hold-up: 3e volet Une banque genevoise a accueilli les millions d’un réseau libanais sous sanction

Une société offshore libanaise encaissait les millions de recettes d’un douteux commerce de viande entre le Liban et la République démocratique du Congo dans la succursale genevoise de BankMed, aux mains de la famille de feu l’ancien premier ministre libanais Rafik Hariri. Derrière ce négoce international, on retrouve une famille de marchands présumés proches du parti islamique chiite Hezbollah, déjà condamnée pour blanchiment d’argent et faux dans les titres. Au moment des transactions vers la Suisse, le groupe libanais ainsi que l’un des membres du clan étaient sous sanctions du Trésor américain.

C’est une histoire de boyaux, de coq à bouillir et de croupions de poulets qui se déploie sur trois continents. Importés par un réseau libanais réputé proche du Hezbollah, consommés en République démocratique du Congo (RDC), ces intestins de ruminant et autres morceaux de viande plus ou moins nobles sont achetés aux quatre coins du monde et payés en Suisse sur le compte d’une société offshore libanaise. Une triangulation commerciale entre sociétés liées à un réseau sous sanctions et ayant le soutien du clan Kabila.

C’est ce que révèle Public Eye dans le troisième volet de Congo Hold-up, la plus grande fuite de données du continent africain à ce jour: 3,5 millions de documents issus de BGFIBank et des millions de transactions couvrant une période d’environ dix ans. Les données ont été obtenues par l’ONG PPLAAF (Plateforme pour les lanceurs d’alerte en Afrique) et Mediapart, puis partagée avec le réseau d’investigation European Investigative Collaborations (EIC) ainsi que des partenaires des médias et des ONG, dont Public Eye.

Au cœur de ce système intercontinental d’import-export, on trouve une minuscule société offshore libanaise, dépourvue d’adresse physique et trompeusement baptisée Global and Infinite Traders SAL (GAIT ci-après). GAIT avait en effet un rôle très restreint: établir les factures des morceaux de viande destinés à être importés en RDC et les coûts de logistique et transport, puis encaisser, principalement en Suisse, les millions de dollars de recette.

© PPLAAF & Mediapart
Dans la nébuleuse Congo Futur, le rôle de la société offshore libanaise Global and Infinite Traders SAL est de facturer puis d’encaisser sur son compte genevois la recette des kilos de croupions et autres cervellas (sic) destinés au marché congolais. Source: PPLAAF et Mediapart.

Comme Public Eye a pu le documenter, 62 versements pour un total de 11,37 millions de dollars (US) ont atterri, entre mai 2011 et avril 2015, à la succursale genevoise de BankMed où la petite GAIT avait un compte. Cette banque, dont la maison-mère est à Beyrouth, est directement contrôlée par la famille de l’ancien Premierministre libanais Rafik Hariri, assassiné en 2005.

Les paiements proviennent de BGFIBank RDC, un établissement fonctionnant depuis plus d’une décennie comme la tirelire du clan de l’ancien président Joseph Kabila. Les donneurs d’ordre étant six sociétés qui avaient leurs comptes dans cet établissement congolais. Toutes étaient liées directement ou indirectement à Congo Futur, un conglomérat qui a déjà fait couler beaucoup d’encre: ses principaux fondateurs ayant été condamnés pour blanchiment et fraude fiscale et mis sous sanctions américaines, soupçonnés de financement du terrorisme.

Dernier bastion congolais

En RDC, Congo Futur, fondé en 1997 par les Tajideen, une famille de commerçants libanais, s’est vite imposé comme l’un des plus gros importateurs de denrées sur un marché congolais pourtant très compétitif. Grâce à ses liens avec le clan Kabila, le groupe fait partie des sous-traitants officiels de l’État congolais. En 2018, il figurait parmi les fournisseurs de la Société commerciale de transport et des ports pour les fêtes de fin d’année. Ses filiales occupent désormais les immeubles les plus modernes de Kinshasa.

En décembre 2000 déjà, un câble diplomatique états-unien faisait état d’accusations de financement à travers des activités illicites, de la part des concurrents du groupe.

Les cellules investigation des ONG Greenpeace (2010), Global Witness (2017) et The Sentry (2017) ont documenté, dans leurs rapports respectifs, le «traitement de faveur» reçu par Congo Futur et ses filiales en RDC. Mandats publics qui pleuvent, exemptions de taxes et avantages financiers : le conglomérat grandit de la main de l’État congolais. En dépit des accusations et des dossiers judiciaires qui s’accumulent comme de gros nuages au-dessus de la tête des Tajideen.

Au terme d’une longue procédure, Kassim Tajideen, le membre le plus influent de la famille, est condamné en Belgique en 2009 pour faux dans les titres et blanchiment d'argent, écopant de deux ans de prison avec sursis, 150 000 euros d’amende et l’interdiction de gérer une entreprise pendant dix ans sur le territoire belge.

© ANI
Fondateur du groupe Ovlas Trading et membre le plus influent de sa famille, Kassim Tajideen rate rarement une occasion de parler de ses origines modestes. Dans le Sud du Liban, un bastion chiite, il est considéré comme un bienfaiteur de la communauté.

La même année, le Trésor américain le place sur sa liste rouge, le soupçonnant d’être l’un des principaux financiers du groupe armé chiite Hezbollah. En 2010, c’est son groupe Ovlas Trading qui est mis sous sanctions. La petite GAIT en fait partie, comme nous le verrons, mais elle échappe alors au couperet américain. 

Une fois désignées par le Trésor étasunien, les entités et les individus sous sanction sont de facto mis au ban du système financier puisqu’ils ne peuvent pas utiliser le dollar US, l’unité incontournable des transactions à travers le monde. Dès lors, de nombreuses banques préfèrent les exclure de leurs transactions, plutôt que de s'exposer à des pénalités risquant de les empêcher de commercer en dollars.

Mis au ban en Occident, il n’y a plus qu’au Congo que les Tajideen semblent avoir les coudées franches... Et en Suisse, où la famille continue à toucher ses millions.

Du négoce d’abats payé en Suisse

A Genève, BankMed n’a apparemment pas sourcillé devant les versements en rafale qui arrivaient sur le compte de GAIT en provenance de BGFIBank RDC. Ces paiements, versés entre mai 2011 et avril 2015 et oscillant entre 50 000 et 385 000 dollars, sont parfois effectués jusqu’à quatre fois par jour, et affichent des motifs de type «achat boyaux pour charcuterie», «achat viande bovine congelées [sic] en mo» voire beaucoup plus vagues «paiement de licence».

Total: 11,37 millions de dollars.

Public Eye a pu mettre la main sur deux factures de GAIT, toutes deux émises à la suite de demandes de justificatifs de BGFIBank RDC. Sur la première, datée du 16 novembre 2012 et émise à l’intention d’une société nommée Congo Stars for Commerce, les kilos de croupions, de cervelas de poulet ou de viande semblent tous être agrémentés à la sauce «spice mix». Étrangement, le prix final, 140 582,75 dollars (avec les coûts de fret), ne correspond à aucun des montants partis de BGFIBank RDC pour alimenter le compte de GAIT. Ce qui aurait dû susciter au minimum la méfiance du département de compliance. La deuxième facture souffre du même défaut. Émise le 11 décembre 2012, elle porte sur 1 174  600 de dollars (avec le fret) de viande de buffle congelée provenant de Mumbai, en Inde. Au vu de la qualité de ce type de viande d’importation, le prix au kilo semble gonflé, confirme un spécialiste que nous avons pu consulter.

Interrogé par Public Eye sur les détails de ces transactions, Kassim Tajideen a fait parvenir une déclaration écrite par l’intermédiaire de son avocat belge, déplorant ne pas être en mesure de «fournir des réponses détaillées à [n]os questions, en raison de procédures passées et présentes».

© emphase.ch / Public Eye
© emphase.ch / Public Eye

La toile africaine des Tajideen

Originaire du Sud du Liban, le clan des Tajideen a patiemment tissé un réseau commercial mondial au fil des décennies. Kassim Tajideen, qui aime parler de son ascension sociale, pose d’abord ses valises en Sierra Leone en 1976. Il n’a alors que 21 ans et la guerre civile vient d’y éclater. Qu’importe, cette famille de commerçants chiites parvient à développer son réseau africain, qui devient vite un maillage efficace pour transporter des marchandises entre l’Europe et l’Afrique. Kassim Tajideen met ensuite le cap sur la Côte d’Ivoire puis la Belgique. Cette fratrie de 15 membres est aujourd’hui active dans l’immobilier, l’exportation de diamants, la transformation alimentaire et sa distribution, à travers l’Angola, la Gambie, le Sierra Leone, le Mozambique, les Émirats arabes unis et... bien sûr, la RDC et le Liban. 

Avec l’aide du sulfureux cabinet d’avocats Mossack Fonseca, au cœur des Panama Papers, la famille implante même en mai 2003 une société offshore, Ovlas Trading S.A. (différente de la société-mère), dans les Iles Vierges britanniques, afin de sonner l’assaut du marché latino-américain.

Cette incursion sera de courte durée. Dans le viseur de la justice belge, Kassim Tajideen est arrêté le 13 mai 2003 à Anvers, dans le bureau de sa société alimentaire Soafrimex, sous les chefs d’inculpation de «fraude fiscale à large échelle, blanchiment d’argent et négoce de diamants d’origine douteuse, pour une valeur de dizaines de millions d’euros». Six ans plus tard, la Cour d’appel d’Anvers ne retient contre lui et plusieurs de ses proches que les accusations de falsification (de factures), blanchiment d’argent et association de malfaiteurs. Le système de fausses factures concernait déjà le groupe Congo Futur, dont les bureaux de Kinshasa ont été perquisitionnés par les inspecteurs belges.

En substance, il s’agissait de mettre en place un système de double facturation, notamment entre les propres entités du groupe. L‘acheteur se voyait remettre une facture pour un montant bien inférieur à celle qui était conservée par le vendeur, le différentiel – pouvant atteindre 50 millions d’euros – permettait d’importer et de revendre d’autres biens en évadant les taxes douanières et les impôts. La justice retient que le groupe Congo Futur a blanchi, à lui seul, au moins 14,79 millions d’euros sur les années fiscales 2001 et 2002.   

En mai 2009, c’est la justice étatsunienne qui accuse Kassim Tajideen de gérer, avec ses frères, un réseau «de sociétés-écrans en Afrique pour le compte du Hezbollah» et d’avoir fourni au parti islamiste des «dizaines de millions de dollars». Les sociétés Congo Futur et Ovlas Trading, décrites comme appartenant à Kassim Tajideen et au réseau financier du Hezbollah, sont, elles, placées sur la liste rouge du Trésor américain en septembre 2010.

En novembre 2016, Kassim Tajideen est inculpé aux États-Unis pour contournement de l’embargo et blanchiment d’argent. Finalement arrêté en mars 2017 à Casablanca, puis extradé vers les États-Unis où il plaide coupable en décembre. Dans l’acte d’accusation étasunien figurait aussi le fondateur et actionnaire de la société GAIT, Imad Hassoun, décrit comme le «confident et lieutenant» de Kassim Tajideen.

Imad Hassoun n’a pas répondu à nos sollicitations. Dans sa déclaration écrite, Kassim Tajideen souligne être opposé à toute forme de violence, ne financer aucun parti politique et n’avoir aucun engagement politique. «Les éventuelles charges contre moi dans la procédure américaine ne concernaient pas mon implication dans du terrorisme, et cela n’a jamais été prouvé. J'ai toujours maintenu que mon inscription sur la liste [du Trésor étasunien] était inappropriée et que je n’ai jamais fourni de financement ou tout autre soutien à une organisation terroriste ou au Hezbollah», se défend-il dans sa lettre.

Une galaxie de sociétés interconnectées

Les banquiers suisses de la BankMed ne semblent pas non plus s’être inquiétés des liens entre la société GAIT et le réseau Congo Futur, visé dès 2010 par les sanctions américaines. Une nébuleuse d’entités liées entre elles et, pour certaines, déjà impliquées dans des affaires de blanchiment d’argent.

Comme nous avons pu le documenter, six sociétés ont effectué des paiements sur le compte genevois de GAIT. Il s’agit de Congo Stars for Commerce, Atlantic Trading Company (ATCOM), Glory Group, General Trade Company, Congo Quality Industries et Kin Trading. Toutes font directement ou indirectement partie de la galaxie Congo Futur dont la structure est particulièrement complexe. Et toutes sont alors titulaires d’au moins un compte bancaire auprès de BGFIBank RDC où elles bénéficient manifestement d’un traitement de faveur.

D’où vient l’argent qui alimente généreusement la société offshore GAIT? Il n’est pas inutile de se pencher sur les comptes congolais des entités ayant transféré les plus gros montants à GAIT. Ils laissent apparaître des entrées massives d’argent liquide, sans aucune indication de motif. Congo Stars for Commerce et ATCOM ont ainsi reçu l’équivalent de 110,6 millions de dollars – versés en devise étasunienne ou en francs congolais auprès de BGFIBank RDC – durant la période à laquelle elles étaient en affaires avec la petite GAIT. Ces entrées de cash sont rapidement suivies de versements, notamment vers GAIT, et d’importants achats de viande, effectués par exemple auprès du groupe néerlandais Meat Plus, selon les recherches du consortium.

Pour assembler les pièces du puzzle, les responsables du service conformité de BankMed auraient été bien inspirés de consulter un audit, rendu public, du ministère congolais de l’Économie et du Commerce, daté du 13 juin 2013, et portant sur «les prix et le commerce triangulaire» en RDC.

On y apprend que la mystérieuse GAIT n’est en réalité pas une entité indépendante, mais qu’elle fait partie du groupe Ovlas Trading, lui-même chapeauté par Congo Futur. Le fondateur et actionnaire de GAIT est un certain Imad Hassoun. Poursuivi par la justice étatsunienne en 2016 aux côtés de Kassim Tajideen, il est décrit dans un acte d’accusation comme le «confident et le lieutenant» de ce dernier.

En 2016, la justice étasunienne inculpe Kassim Tajideen aux côtés de son «lieutenant» Imad Hassoun, qui contrôle GAIT, pour diverses infractions à l’embargo étasunien. Le premier sera condamné à cinq ans de prison, puis relâché à l’été 2020.

Dans cet audit, il est indiqué que GAIT, qui agissait de concert avec deux autres structures offshore libanaises, était l’un des principaux «fournisseurs» de Congo Futur. Du moins sur le papier, car comme le précise le rapport, ces sociétés «n'existent pas et sont représentées par un seul bureau (…) dont l’activité se résume dans la gestion des approvisionnements et la relation avec les fournisseurs (de Congo Futur)», aucune des entreprises n'ayant d'existence physique à l'adresse indiquée sur les factures. Le régime offshore libanais ne les autorise qu’à acheter des marchandises à l’extérieur du pays en vue de les réexporter vers une juridiction tierce.  

Par écrit mais sans rentrer dans les détails des interconnexions du réseau Congo Futur, Kassim Tajideen dénonce une «confusion» dans les informations recueillies et dans le raisonnement utilisé. Les sociétés et personnes citées dans nos questions étant «reliées les unes aux autres de manière désordonnée et, à leur tour, présentées comme une seule et même entité qui serait responsable de certaines actions». Le patriarche des Tajideen voit même un argument en sa faveur dans l’absence de procédure. Pour lui, les «sociétés et personnes qui n’ont pas fait l’objet de sanctions américaines sont effectivement blanchies par le gouvernement américain, ce qui fait d'elles des entreprises légitimes ou des particuliers légitimes effectuant des transactions légitimes».

La banque ignore les alarmes

Le raisonnement n’est pas partagé par tous les agents de conformité bancaire. Au sein de BGFIBank, qui est pourtant loin d’être un modèle en matière de compliance, certains ont apparemment été plus vigilants qu’au sein de BankMed. Nous avons retrouvé la trace d’une succession d’échanges qui exprimaient déjà de sérieux doutes sur les paiements vers GAIT.

Le 31 mai 2011, la succursale parisienne de BGFIBank, la banque correspondante – celle chargée d’effectuer les virements en devises à l’international pour le compte de la BGFI RDC –, s’inquiète d’une instruction de transfert de 810'345 dollars d’Atlantic Trading Company vers le compte genevois de BankMed. Dans cette correspondance, l'agent de conformité se dit préoccupé par le «caractère répétitif de la transaction. L’importance des montants [sic] L’envoi des fonds à BankMed Suisse qui n’est pas une banque habituelle dans nos flux». Quelques recherches additionnelles confirmeront que la société appartient à un groupe sous sanction et que l’opération doit être rejetée «par précaution», invitant ses collègues congolais à vérifier l’identité de leur client.

BGFIBank RDC n’est pas du même avis, vantant le «rapport qualité-prix» de GAIT, qu’elle qualifie de «recommandable et de bonne signature». L’argent est passé, comme nous avons pu le documenter, mais BGFI à Paris a, depuis lors, fait barrage à ces transactions.

Le 6 juin 2011, le service compliance de BGFIBank à Paris doit à nouveau bloquer les instructions de transaction effectuées par Kin Trading (et Galaxy Frame Trading) vers GAIT. «Nous ne pouvons faire aucune opération avec une telle société dirigée par une personne que les Etats Unis considèrent comme finançant le terrorisme», justifie l’agent de conformité, en soulignant que «Kin Trading est en réalité dirigée par Ahmed Tadjideen [sic]». Celui-ci rappelle aussi qu’il attend encore de contrôler le dossier de Congo Star for Commerce et d’Atlantic Trading Company et qu’il ne validera aucun paiement de GAIT avant d’avoir des «éléments probant(s) sur cette société».

A chaque fois qu’une porte se ferme, la succursale congolaise de BGFIBank semble trouver une solution auprès d’une banque correspondante, ignorant les risques que ces transactions lui font courir. Après le «non» de BGFIBank International en juin 2011, la filiale congolaise se tourne vers d’autres banques internationales moins regardantes pour effectuer ses transactions en devises. Elle les trouve via l’établissement allemand Commerzbank et le maltais FIMBank.

Mais même Commerzbank finit par exprimer des doutes sur les partenaires d’affaires de GAIT. Dans un rapport de conformité de BGFIBank RDC, daté d’août 2012 et adressé à sa direction, il est noté que «tous les transferts ordonnés par ATCOM sont refusés par tous nos correspondants pour des raisons de conformité», mentionnant deux transactions bloquées par la banque allemande Commerzbank. «Compte tenu du risque d’image que ce client représente», le rapport recommande de clôturer le compte et de le déclarer à la Cenaref, le gendarme financier congolais. Ce qui ne semble pas avoir été fait. Dès ce moment, BGFIBank RDC passe quasiment systématiquement par FIMBank.

Cette dernière n’a pas souhaité répondre à nos questions pour des raisons de confidentialité, mais se borne à évoquer son «ancienne relation bancaire avec BGFIBank RDC».

© RFI / Sonia Rollet
Le réseau Congo Futur occupe désormais les plus belles et modernes tours de Kinshasa. Ici, la Futur Tower héberge les activités de Glory Group, active dans l’import-export et l’immobilier.

Modus operandi tenant du réseau de blanchiment

Les transactions en millions entre GAIT et ses partenaires de Congo Futur avaient-elles un réel soubassement économique ou cachaient-elles des opérations financières moins avouables? Il est impossible de définir avec certitude si les abats et les pièces surgelées achetés en Belgique, en Inde, aux Pays-Bas ou aux États-Unis, facturés au Liban et payés en Suisse, sont finalement bien arrivés au Congo. Mais le modus operandi complexe et opaque de ce type de «commerce triangulaire» se retrouve fréquemment devant la justice, car il permet de manipuler les prix, voire de réaliser des opérations de blanchiment d’argent.

Comme évoqué précédemment, Kassim Tajideen avait été condamné pour blanchiment d’argent en 2009 par la justice belge. Lui et ses complices avaient mis en place un système de double facturation, notamment entre les propres entités du groupe. La société cliente se voyait remettre une facture pour un montant bien inférieur à celle qui était conservée par la vendeuse, le différentiel – pouvant atteindre jusqu’à 50 millions d’euros – permettait d’importer et de revendre d’autres biens en évadant les taxes douanières et les impôts. Déjà, le réseau Congo Futur était impliqué, avec un minimum de 14,79 millions d’euros blanchis sur les années fiscales 2001 et 2002, selon la justice belge.

En a-t-il été de même avec les transferts reçus par la société GAIT? Force est de constater que les deux affaires affichent d’intrigants parallèles.

Au Congo en tout cas, la complexité de ce «commerce triangulaire», fréquent chez les hommes d’affaires libanais établis en Afrique, a poussé le gouvernement congolais à commander le rapport d’audit précité au cabinet international Menaa. Ses conclusions avancent que l’établissement de sociétés offshore rend impossible, pour les autorités de la RDC, de tracer la chaîne d’importation jusqu’au pays d’origine, permettant aux fournisseurs de surfacturer leurs produits aux gros importateurs, avec qui ils sont liés. Un système qui permet de dissimuler les bénéfices taxables en RDC. «Une organisation clairement défavorable aux populations», victimes de l’explosion des prix sur les produits alimentaires de base, conclut le rapport.

«J’ai beaucoup souffert»

Sur le volet du financement du terrorisme, ni la justice belge ni le Trésor américain ne sont parvenus à étayer leurs accusations. Mais là encore, la nébuleuse Congo Futur est suffisamment complexe et opaque pour permettre le transfert de larges sommes entre ses filiales et faire transiter des fonds qui peuvent provenir de multiples sources.

L’ONG The Sentry s’émouvait déjà, dans son rapport The Terrorists’ Treasury de 2017, du fait que le réseau Congo Futur puisse encore s’épanouir en RDC et, malgré les sanctions, accéder au système financier états-unien par l’entremise de la succursale congolaise de BGFIBank. Les banques correspondantes internationales semblent pourtant avoir peu à peu fermé la porte au nez de la famille Tajideen. Toutes, sauf la banque de destination des fonds, BankMed à Genève, qui a encaissé les paiements versés à leur société offshore GAIT jusqu’en avril 2015.

BankMed (Suisse) n’a pas souhaité répondre à une liste de questions détaillées envoyées à son siège et à son directeur général, invoquant la « loi suisse » qui ne l’autorise pas à fournir d’information sur ses clients. Elle réaffirme respecter les lois et réglementations en matière de conformité et de lutte contre le blanchiment d'argent. Et assure ainsi «ne pas ouvrir de compte ou accepter de transactions pour des personnes ou des sociétés qui sont sous le coup de sanctions, ou dont les bénéficiaires effectifs sont sous le coup de sanctions».

BGFIBank RDC n’a, elle, pas répondu à nos questions, envoyées par courriel et par courrier recommandé. En 2018, après la publication d’un rapport de The Sentry, elle affirmait, dans un document confidentiel en possesion de Public Eye, n’avoir jamais eu le groupe Congo Futur comme client et ne plus entretenir de relations commerciales avec Kin Trading, Atcom ou Congo Stars for Commerce.

© Afp Photo / Ho / Kassem Tajeddine Family
De retour au pays après sa libération, Kassim Tajideen a été accueilli en juillet 2020 comme un héros. Dans son village natal d’Hanaouay, tandis qu’il défile depuis sa décapotable, l’aîné de la fratrie est accueilli au son des youyous des femmes qui lui lancent des pétales de fleurs.

Kassim Tajideen a été libéré et a pu retourner au Liban en juin 2020, officiellement en raison des craintes liées à une infection au coronavirus en prison. Plusieurs médias, dont l’agence de presse Reuters, soutiennent que cette libération était en réalité liée à une opération plus large d’échange de prisonniers entre Washington et Téhéran. De quoi, du moins, éveiller l’attention des services de compliance bancaire autour de sa personne.

Le Libanais n’y voit, lui, qu’une libération motivée par la «compassion» et déplore la persistance de la «rumeur». Kassim Tajideen souligne: «J'ai beaucoup souffert de l’amalgame des faits et des personnes au cours de mes luttes juridiques aux États-Unis et je continue à en souffrir ici». Qu’il se rassure, ses déboires juridiques ne semblent pas l’avoir empêché jusqu’ici de faire affaire en Suisse.