Enquête De Singapour à la Suisse, des millions de dollars engloutis

Le raz-de-marée provoqué par la pandémie de coronavirus a emporté le cours du brut et dévoilé les mauvaises pratiques de certains traders à Singapour. La deuxième vague fait désormais trembler leurs créanciers de l’arc lémanique. A l’image de la Banque de Commerce et de Placements (BCP), qui se retrouve avec un trou financier de près de 20 millions de dollars, comme le révèle Public Eye.

«Il n’y a que quand la marée baisse que l’on voit ceux qui nageaient nus». En finance, les bons mots ne prennent jamais la poussière, même lorsque les crises se suivent sans se ressembler. On sait désormais que la citation du milliardaire Warren Buffet est aussi valable en temps de pandémie, et que ceux qui financent le commerce de matières premières seraient bien inspirés d’en tirer certaines leçons.

Sur l’arc lémanique, plusieurs grands acteurs du négoce se retrouvent désormais pris au piège d’une succession de faillites de traders singapouriens. Au rang des lésés: le trader genevois Totsa, la branche singapourienne de Crédit Agricole (dont les activités de négoce sont en partie pilotées depuis ) et la discrète Banque de Commerce et de Placements (BCP), installée dans les rues basses genevoises. Pendant les années Obama, la BCP était connue pour être l’un des rares établissements autorisés par l’OFAC, le service de contrôle des avoirs étrangers américain, à faire des affaires avec l’Iran. Credit Suisse apparait aussi dans la liste des sociétés créancières en raison de cargaisons financées en mars 2018, pour un montant inconnu.

Dans le monde très confidentiel du négoce, tout le monde observe ces développements avec appréhension mais personne n'a souhaité s'exprimer à visage découvert.

Une faillite et des ardoises

Une fraude est en cause dans le cas de ces quatre premiers établissements. Celle orchestrée par ZenRock, une société de négoce fondée en 2014 à Singapour, disposant de filiales en Chine, dans les Emirats et à Genève (fraîchement inaugurée il y a un an), et dont les actionnaires sont connus dans le secteur pour se déplacer en jet privé et réserver les meilleures suites à l’Armani Hotel de Dubaï. En pleine crise sanitaire et économique fin avril, la banque HSBC a dénoncé une «série de transactions hautement malhonnêtes» de la part de ZenRock auprès de l’autorité de réglementation de Singapour (ACRA). La banque demande aussi la nomination d’une tierce partie indépendante pour régler la restructuration. Le 6 mai, le trader a demandé officiellement des mesures de protection judiciaire contre ses créanciers.

Outre HSBC, exposée à hauteur de 51 millions de dollars, la BCP est également aspirée dans la faillite de Singapour. Elle avait prêté 19,2 millions de dollars à ZenRock, un montant qui arrivait à échéance le 27 avril dernier et qui n’a pas été réglé, selon la déclaration sous serment (affidavit) du patron de ZenRock auprès de la Haute Cour de Justice de Singapour, datée du 6 mai, que Public Eye a pu consulter. L’ardoise de ZenRock auprès de Crédit Agricole pourrait, elle, se monter à 23,7 millions de dollars si le groupe ne remplit pas ses obligations d’ici au 5 juin.

Extrait de la déclaration sous serment du patron de ZenRock auprès de la Haute Cour de Justice de Singapour, datée du 6 mai 2020.
Extrait de la déclaration sous serment du patron de ZenRock auprès de la Haute Cour de Justice de Singapour, datée du 6 mai 2020.

Mentir aux banques, un «sport national»

Si ZenRock a l’eau jusqu’au cou, c’est parce que ses traders pratiquaient ce qui est considéré comme «un sport national» sur le marché chinois, à savoir obtenir plusieurs financements pour une seule et même cargaison de matières premières. L'opération rappelle certaines escroqueries comme la pyramide de Ponzi. «J’ai beaucoup de mal à comprendre comment les banques ont pu accepter cela, résume un avocat genevois spécialiste du domaine. En principe, les Bills of Lading (des titres de propriété, NDLR) sont endossés au nom d’une seule banque. Beaucoup de gens ne comprennent pas comment ça marche.»

Si certains se grattent encore la tête dans ce monde très privé, c’est que cette fraude montre qu’il est possible de dévoyer l'instrument financier considéré comme le plus sûr dans le négoce: le prêt garanti par la marchandise physique, appelée «collatéral» dans le jargon. Ce qui en dit long sur la supposée capacité des banques à exercer une diligence suffisante sur les activités des négociants. Le Conseil fédéral continue pourtant à prôner la supervision indirecte du secteur par les établissements financiers. Dans son rapport de fin février, répondant au postulat Seydoux-Christe, il a raté une occasion de demander la mise en place de mesures contraignantes visant les traders. Les faillites en cascade à Singapour révèlent les limites de cette stratégie.

Fin avril, l’un des traders les plus connus à Singapour, a utilisé le même procédé que ZenRock. L’affaire a défrayé la chronique. Pour camoufler 800 millions de dollars de pertes, il vendait plusieurs fois les mêmes stocks physiques afin d’obtenir de nouveaux financements bancaires. Hin Leong laisse un trou béant de 4 milliards de dollars auprès de 23 banques, dont 600 millions de dollars à HSBC, 240 millions à Société Générale et 100 millions à Crédit Agricole, des établissements actifs dans le financement du négoce de matières premières depuis Genève. «La fraude, c’est le cauchemar du banquier», résume une source de la place financière genevoise, qui évoque une «situation catastrophique».

Il explique qu’à Singapour, où les grandes banques de négoce ont toutes installé des filiales pilotées depuis la Suisse, la concurrence est rude, et les procédures très allégées. «Manifestement, Zenrock a pu obtenir des financements auprès de plusieurs banques sur simple confirmation orale qu’ils allaient vendre une cargaison à tel ou tel trader. Puis Zenrock a répliqué la même Bill of Lading, chacune endossée par différentes banques», détaille-t-il. «On peut imaginer que ces sociétés jouaient depuis un certain temps. Tant que la crise n’était pas là, ça fonctionnait», ajoute-t-il.

Dans la déclaration sous serment (affidavit) d’HSBC dont nous avons également eu copie, il est écrit que Zenrock «a émis plusieurs factures commerciales avec des instructions de paiement différentes, afin d'obtenir un financement auprès des banques pour la même cargaison. Ce qui suscite de sérieux doutes quant à la bonne foi de ces transactions».

Les banques BCP et Credit Suisse ont décliné tout commentaire. Crédit Agricole n’a pas répondu à nos sollicitations.

© Mark Henley / Panos
Une lourde mallette quittant le quartier des Banques à Genève.

Teapot sur la place genevoise

ZenRock, qui se vante sur son site internet d’être «l'une des maisons de négoce indépendantes à plus forte croissance au monde», fait partie de ces nouveaux venus nés dans le sillage de ce que l’on appelle les «teapot». Il y a moins de dix ans, le marché chinois était contrôlé par une poignée de groupes pétroliers étatiques disposant de leurs propres raffineries et terminaux. La libéralisation du secteur de l’importation a permis l'apparition d’une nébuleuse de sociétés propriétaires de petites raffineries. Auxquelles se sont adossés de petits négociants, spécialisés dans la recherche de banques finançant leurs opérations d’achat ou de vente de brut.

Zenrock avait même de grandes ambitions sur la place financière genevoise. Sa filiale ZenRock Europe, créée en juin 2019, s’est rapidement installée au  rue du Rhône, dans le quartier des grandes maisons de négoce. En février dernier, elle a obtenu deux licences pour négocier du gaz en Europe de l’Est, où elle prévoyait de livrer entre «2 et 3 millions de megawatts de gaz» de la Pologne vers l’Allemagne.

Les teapot et leurs satellites ont vite réussi à se faire une place dans le négoce, auprès de certains gros traders qui ont même mis sur pieds des départements spéciaux pour traiter avec eux.

Note salée pour transactions non sécurisées

Si l’on en croit l'affidavit du patron de ZenRock devant la Haute Cour de Justice de Singapour, sa société a bénéficié de la confiance de gros négociants, qui acceptaient de lui livrer des cargaisons sans mettre en place une garantie bancaire – lettre de crédit ou crédit documentaire – avec la seule assurance d’être payés 30 jours plus tard. Ce qu’on appelle de «l’open account» dans le jargon. Un pari parfois hautement risqué!

Le trader genevois Totsa, filiale du groupe français Total, aurait ainsi accordé l’un de ces crédits «non sécurisés» à ZenRock, pour un montant de 62,7 millions de dollars. Neuf autres maisons de négoce – dont Sonangol Financed Limited (50,6 millions de dollars) et Shell international Eastern Trading Compagny (27,5 millions de dollars) auraient également cédé aux apparats de ZenRock. Ils ont aujourd’hui peu de chance de revoir la couleur de leur argent.

La note est salée: 449 millions de dollars.

Extrait de la déclaration sous serment du patron de ZenRock auprès de la Haute Cour de Justice de Singapour, datée du 6 mai 2020.

«Les sociétés de trading qui sont aussi producteurs de pétrole veulent surtout vendre, et le fait que Zenrock travaillait avec de belles banques comme HSBC ou Crédit Agricole et avaient des liens au sein de compagnies étatiques chinoises leur a suffi. Ils ont fait confiance, livré la marchandise avant d’être payés, et ils se sont lamentablement ramassés», commente un ancien banquier spécialiste du négoce.

Mais les avis sont partagés. Un trader genevois juge lui «hautement improbable que ces grandes maisons aient pu faire crédit à une petite société comme ZenRock». Il y voit plutôt un stratagème de ZenRock pour induire en erreur les juges singapouriens et faire passer pour des créances commerciales ce qui ne sont en fait que des impayés découlant de la fraude.

Quoiqu’il en soit, ces créances auprès de traders viennent s’ajouter à celles contractées auprès des banquiers. ZenRock précise que «ces obligations de remboursement sont pour la plupart compensées par des créances entrantes» et qu’il n’y a aucune nécessité de les restructurer. En clair, ZenRock espère recouvrer des dettes pour rembourser les siennes!

Contacté, Total, la maison mère de Totsa dit ne pas vouloir commenter «les affaires judiciaires en cours et vouloir respecter le secret judiciaire».

Dans sa demande de mise sous tutelle judiciaire, ZenRock admet seulement avoir des dettes envers les banques: soit un total compris entre 240 et 300 millions de dollars, tout en blâmant de «sévères perturbations» causées par le coronavirus. Au cas où le trader devait être placé en liquidation, il prévient ses créanciers qu’il ne pourrait leur rembourser que 12,4% ou 9,9% de ces sommes respectives. La société admet également être en train de réévaluer «la viabilité de son bureau à Genève».

Contactés par Public Eye, ni le groupe ZenRock, ni ses employés, ni le directeur genevois n’ont souhaité aborder des questions relatives à la restructuration ou au futur du groupe.

En savoir plus Public Eye enquête dans les eaux troubles du négoce de matières premières.