Vitol, roi du pétrole au Kazakhstan

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Une enquête de Public Eye révèle que le géant suisse Vitol, premier négociant privé de pétrole au monde, s’est associé à des proches du pouvoir kazakh, via une discrète joint-venture qui a brassé des milliards de dollars de contrats. Des documents exclusifs montrent que le gendre du président, Timour Koulibaïev, a indirectement bénéficié de cette alliance très lucrative.

Bienvenue au Kazakhstan

Les sous-sols du Kazakhstan regorgent de matières premières, attirant comme des aimants les majors internationales et les géants du négoce. Le pays, cinq fois plus grand que la France, est dirigé depuis 1990 par Noursoultan Nazarbaïev, 78 ans, le tout-puissant «Père de la Nation». En 30 ans de règne, la famille présidentielle et ses proches ont ainsi pu bâtir des fortunes colossales.

Vitol à la conquête de l’or noir kazakh

En novembre 2018, Public Eye a publié une enquête exclusive sur les succès mirobolants du négociant suisse au Kazakhstan, un État d’Asie centrale où la corruption est endémique. En 2014, Vitol vendait déjà 21% du pétrole kazakh destiné à l’exportation. Puis, à partir de 2015, la société a eu accès aux deux plus grands gisements pétroliers du pays, en échange de prêts d’un total de 5,2 milliards de dollars accordés à la compagnie étatique KazMunayGas.

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Le géant genevois Vitol, premier négociant privé de pétrole au monde, est devenu un acteur majeur au Kazakhstan.

La mystérieuse Ingma

Pour parvenir au sommet, Vitol a mis sur pieds au début des années 2000 une discrète joint-venture nommée Ingma Holding BV, dont les coactionnaires sont des proches du milliardaire Timour Koulibaïev, le gendre du président kazakh Noursoultan Nazarbaïev. Des documents exclusifs révèlent que ce partenariat avec Vitol a profité indirectement à Koulibaïev qui, de 1997 à 2011, occupait des fonctions dirigeantes au sein des plus grandes compagnies étatiques pétrolières kazakhs et reste encore aujourd’hui l’homme clé du secteur énergétique. Entre 2009 et 2016, Ingma a réalisé un chiffre d’affaires de 93 milliards de dollars, versant plus d’un milliard de dividendes à ses actionnaires, notamment sur des comptes en banque suisses.

Des mesures essentielles

Le cas de Vitol au Kazakhstan montre la nécessité de soumettre le secteur suisse du négoce à une autorité de surveillance spécifique, tel que proposé par Public Eye avec la Rohma, et d’encadrer ses activités par des dispositions contraignantes, à trois niveaux:

Au regard du modèle d’affaires basé sur le risque de sociétés comme Vitol, ce dernier point est central. Les affaires de Vitol au Kazakhstan montrent en effet que, pour obtenir des marchés pétroliers, certains négociants choisissent de faire alliance au sein d’une joint-venture avec des personnes politiquement exposées (PEP) et de leur verser ainsi des dividendes. Cette option, qui permet d’évacuer la notion de commission, présente des risques de corruption élevés. Contrairement aux banquiers, qui sont tenus par la loi sur le blanchiment (LBA) de redoubler de prudence face à des PEP, les négociants n’ont aucun devoir de diligence en matière de relations d’affaires, si ce ne sont les règles qu’ils édictent eux-mêmes.

Il est impératif que les négociants soient tenus par la loi d’appliquer un devoir de diligence accru afin de limiter les risques de corruption lorsqu’elles entrent en affaires avec des PEP. Introduire un tel devoir aurait une double vertu. Préventif d’abord, en obligeant les négociants à se poser les bonnes questions et à documenter leurs pratiques. Répressif ensuite, puisque cela permettrait de les incriminer en cas de manquement.

S’il a reconnu la responsabilité particulière de la Suisse en tant que première place mondiale du négoce, le Conseil fédéral a toujours renoncé à agir pour juguler les risques. Au lieu d’accueillir à bras ouverts les oligarques kazakhs et leur fortune, la Suisse doit enfin lutter contre les composantes helvétiques de la malédiction des ressources.

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