Syngenta fait son grand retour en bourse: n’oubliez pas de lire la notice…

Les pesticides ont des conséquences dramatiques pour la santé humaine et l’environnement partout dans le monde. Dans le contexte de l’entrée en bourse annoncée de Syngenta en Chine, une étude mandatée par Public Eye évalue pour la première fois les risques commerciaux que ces conséquences représentent pour l’entreprise – et pour ses investisseurs et bailleurs de fonds potentiels. Les dommages climatiques causés par le manque de transparence du groupe bâlois dans le domaine des engrais de synthèse sont également pris en compte. L’impact financier total pourrait s’élever à des dizaines, voire des centaines de milliards de dollars ces prochaines années.

Carla Hoinkes, 15. Dezember 2022

Peu après le rachat de Syngenta, en 2017, par le groupe étatique chinois ChemChina pour 43 milliards de dollars US, l’entreprise a été retirée de la bourse suisse SIX. Mais à l’époque déjà, les nouveaux propriétaires promettaient un retour en bourse dans les cinq ans. Ce délai arrive presque à son terme, et tout semble fin prêt: le groupe a annoncé une introduction en bourse («initial public offering», IPO) sur le marché des valeurs technologiques de Shanghai, Star Market, avant la fin de 2022. La capitalisation boursière visée, c’est-à-dire la valeur totale des actions mises en vente, avoisine les 45 milliards de dollars. Cette «méga-entrée en bourse» serait l’une des plus importantes de l’année au niveau international.

Il faut dire qu’entre temps, Syngenta est devenue l’une des composantes d’une «méga-multinationale». La fusion de Syngenta AG avec le fabricant de pesticides israélien Adama et la division agricole du géant chinois de la chimie Sinochem a abouti, en 2020, à la création du Groupe Syngenta, dont le siège mondial est domicilié à Bâle et qui affiche un chiffre d’affaires annuel de 28 milliards de dollars. Le propriétaire chinois de la holding, ChemChina, a quant à lui été absorbé par la maison-mère de Sinochem en 2021. Cette fusion a donné naissance à Sinochem Holding Corporation, qui est aujourd’hui le plus grand conglomérat chimique du monde.

Le Groupe Syngenta s’apprête donc à faire son grand retour en bourse, notamment pour réduire les milliards de dettes accumulées depuis la fusion. Une deuxième cotation, éventuellement à la bourse suisse SIX, serait également envisagée, comme l’a laissé entendre le patron de Syngenta, Erik Fyrwald, dans une interview accordée à la NZZ am Sonntag en mai 2022. 

Des risques cachés mais non négligeables

Avant d’être admise en bourse, une entreprise est tenue d’informer les investisseurs potentiels des risques commerciaux, par le biais d’un prospectus. Dans le sien (disponible uniquement en chinois), Syngenta mentionne des risques liés à des procédures judiciaires et autres litiges. Au niveau financier, ceux-ci sont estimés par Syngenta, au total, à plus de 6 milliards de dollars. Si de nombreuses procédures en cours sont évoquées, elles ne sont toutefois pas prises en compte dans ce calcul. Un exemple: aux États-Unis et au Canada, plus de 2 000 personnes ont déposé plainte contre l’entreprise, accusant l’un de ses produits-phares, le paraquat, d’avoir causé leur maladie de Parkinson. Cette affaire explosive pourrait contraindre Syngenta à verser plusieurs milliards de dollars d’indemnités. C'est le cas également pour d’autres procédures: comme celles opposant la multinationale à des apiculteurs et apicultrices au Canada, convaincu∙e∙s que l’insecticide néonicotinoïde thiaméthoxame a décimé leurs colonies d’abeilles; ou à des familles d’agriculteurs et agricultrices en Inde, qui poursuivent Syngenta devant un tribunal bâlois pour des cas graves, voire mortels, d’intoxication aux pesticides.

Le prospectus évoque également des risques liés au renforcement de la réglementation relative à ses produits, ou au non-respect de directives relatives à la santé, à la sécurité et à la protection de l’environnement. Syngenta cite ces facteurs parmi d’autres, mais ne fournit aucune information sur leurs possibles conséquences financières.

Pourtant, le modèle d’affaires actuel de Syngenta comporte des risques matériels non négligeables, et susceptibles d’avoir un impact sur le succès de ses activités, comme le révèlent les analystes financiers de l’institut de recherche néerlandais Profundo, dans une étude mandatée par Public Eye en prévision de l’entrée en bourse à Shanghai. La vente de produits chimiques extrêmement dangereux et «archaïques» est en effet au cœur de son modèle d’affaires. Or, les coûts des pesticides pour la santé, ou encore le business des engrais en Chine, aussi opaque que nuisible pour l’environnement, pourraient être lourds de conséquences. Leur coût pour l’entreprise dans les années à venir pourrait se situer entre 28 et 155 milliards de dollars US – de quoi inquiéter les potentiels investisseurs et bailleurs de fonds, comme les banques. Les estimations montrent également que, même si Syngenta est aujourd’hui bénéficiaire:

Son modèle commercial actuel n’est ni durable ni adéquat pour affronter les défis actuels et à venir.

Plus d'informations

  • Analyse financière des risques commerciaux potentiels liés à des facteurs sanitaires et environnementaux

    Profundo a utilisé des méthodes d'analyse boursière (méthode de l'actualisation des flux de trésorerie) pour calculer les conséquences potentielles de certains coûts réglementaires, sanitaires et climatiques liés aux activités commerciales sur la valeur de l'entreprise – c’est-à-dire, pour simplifier, la capitalisation boursière plus la dette nette – et sur le bénéfice (EBITDA: bénéfice avant intérêts, taxes, dépréciation et amortissement) de Syngenta. Des scénarios (catégorisés selon leur probabilité: risque faible ou risque élevé) ont été élaborés: ces estimations reposent sur les données publiquement disponibles et les évolutions actuelles dans les domaines de la réglementation, de la protection de la santé et de la protection du climat. De nombreux coûts supplémentaires, qu’il est très difficile de quantifier pour le moment, n’ont pas été pris en compte dans les calculs, notamment les conséquences financières potentiellement lourdes liées aux intoxications aiguës aux pesticides ou à la vente d’insecticides toxiques pour les abeilles, comme le thiaméthoxame, ainsi que d’autres risques, liés notamment aux semences génétiquement modifiées.

Extrêmement dangereux et extrêmement risqué

Concernant les risques liés à la réglementation des pesticides, les produits de Syngenta sont, selon ses propres termes, «confrontés à un environnement réglementaire en évolution rapide». Le prospectus indique que 66% du chiffre d’affaires du groupe dépend des pesticides. La holding est d’ailleurs le numéro 1 mondial de ce marché, avec une part estimée à 24%.

Les activités de Syngenta sont particulièrement sous pression dans le secteur des pesticides dits «extrêmement dangereux» des molécules qui appartiennent, pour la plupart, à l’ancienne génération. «Un petit groupe de pesticides particulièrement dangereux est souvent responsable de la plupart des cas d’empoisonnement,» expliquent la FAO, l’organisation de l’ONU pour l’agriculture, et l’Organisation mondiale de la santé dans un rapport conjoint publié en 2019. Les deux organisations appelaient alors à «sevrer» l’agriculture mondiale de ces pesticides ultra-toxiques. En raison de la résistance opposée par l’industrie et certains États, ce processus pourrait toutefois prendre du temps.

La situation, sur ce front, avance toutefois beaucoup plus rapidement en Europe, où certains pesticides ont déjà été interdits pour protéger la santé humaine et l’environnement. Ces substances, dont la toxicité est avérée, sont aussi bannies dans un nombre toujours croissant de pays en dehors des frontières européennes. L’Union européenne (UE), où de nombreux grands fabricants ont leur siège, a par ailleurs annoncé vouloir prohiber l’exportation des pesticides interdits sur son territoire. Elle voudrait également interdire toute trace de ces substances dans les denrées alimentaires importées. Ces pesticides ne pourraient donc plus être utilisés dans la production de denrées destinées à l’UE, l’un des principaux importateurs de produits agricoles.

Si ces substances interdites dans l’UE devaient réellement être retirées du marché au niveau mondial, Syngenta pourrait perdre 20% de ses revenus générés par les pesticides (soit plus de 3,5 milliards de dollars). Profundo base ses estimations sur la part présumée de tels pesticides dans la vente de pesticides chez Adama et l’entreprise bâloise Syngenta AG.

Le recul possible du chiffre d’affaires pourrait affecter le bénéfice (EBITDA) de 630 millions de dollars, en plus des actifs incorporels et corporels qui devraient être amortis (2,5 milliards).

L'impact sur les bénéfices et les actifs serait presque deux fois plus important si la vente de tous les pesticides considérés comme «extrêmement dangereux» devait être arrêtée.

Pollution de l’eau, cancer et maladie de Parkinson

Un récent rapport du PNUE, le Programme des nations unies pour l’environnement, indique que les pesticides ont «des effets néfastes aigus et chroniques pour la santé», citant notamment des cas de «cancers et d’effets sur les systèmes neurologique, immunologique et reproductif». Le PNUE estime le nombre de cas d’intoxications accidentelles aux pesticides à «385 millions par an, dont environ 11 000 décès.» À cela viennent s’ajouter jusqu’à 168 000 suicides par ingestion de pesticides chaque année – soit un cinquième du nombre total de suicides. Le paraquat de Syngenta compte parmi les pesticides qui provoquent le plus grand nombre d’intoxication et de décès dans le monde.

Ces conséquences font partie des coûts plus larges liés à l’utilisation des pesticides, aujourd’hui généralement supportés par la société dans son ensemble. L’institut de recherche français Le Basic a récemment chiffré ces coûts externalisés pour l’Europe – en tenant notamment compte de la gestion des conséquences chroniques pour la santé et le traitement des eaux rendu nécessaire par l’utilisation de pesticides. Les coûts pour la société directement attribuables aux pesticides s’élèvent, selon Le Basic, à 2,3 milliards d’euros par an.

Profundo a estimé les conséquences financières mondiales pour le Groupe Syngenta si la multinationale devait être amenée à couvrir ne serait-ce qu’une petite partie de ces coûts. Profundo n’a tenu compte que du coût du traitement de l’eau potable et des frais de santé liés à deux maladies professionnelles attribuables directement aux pesticides et reconnues pour les travailleurs agricoles: la maladie de Parkinson et le lymphome non-hodgkinien (soit moins de 2% des coûts sociaux totaux liés aux pesticides, selon l’étude Le Basic). Au niveau mondial, les conséquences financières pour Syngenta pourraient atteindre entre 7,2 milliards de dollars (scénario risque faible) et 14,4 milliards de dollars (scénario risque élevé) dans les dix prochaines années. D’autres coûts supplémentaires, notamment liés aux millions de cas d’intoxications aiguës aux pesticides, sont difficiles à quantifier et n’ont dès lors pas été pris en compte dans les calculs.

Pour l’heure, la majeure partie de ces coûts repose encore sur la société dans son ensemble, mais Syngenta et ses concurrents sont de plus en plus souvent mis face à leurs responsabilités – principalement par la voie judiciaire.

En 2012, par exemple, Syngenta a déjà été contrainte de verser 105 millions de dollars US aux États-Unis, en raison d’un litige concernant le traitement de l’eau potable après la pollution causée par son herbicide l’atrazine. Cette substance est très difficile à éliminer dans l’eau. Elle a été interdite dans l’UE car elle polluait les nappes phréatiques. Aux États-Unis, Bayer a été contraint de dédommager un grand nombre de plaignant·e·s atteint·e·s de cancers potentiellement liés au glyphosate. C’est désormais Syngenta qui se retrouve devant les tribunaux pour des cas de maladie de Parkinson pouvant être liés à l’utilisation du paraquat. Le glyphosate compte aussi parmi les herbicides les plus vendus par Syngenta.

  • © Atul Loke/ Panos Pictures
  • Purushottam Khadse a encore un sachet de Polo de Syngenta, mais il est catégorique : « Je ne l’utiliserai plus jamais. » © Atul Loke / Panos Pictures
Chaque année, jusqu'à 44% des travailleurs agricoles sont victimes d'un empoisonnement aux pesticides. La grande majorité des cas concernent des agriculteurs et des travailleurs agricoles dans des pays à faible revenu, où les réglementations sont souvent plus faibles et les travailleurs peu protégés.

Un tueur climatique qui cache son jeu

Syngenta met en avant son engagement pour l’environnement, et plus particulièrement pour le climat, à grand renfort de campagnes de communication toujours plus ambitieuses (en faisant notamment appel à des stars du ski comme ambassadeurs de la marque). Le prospectus explique aussi que l’entreprise participe à la lutte contre le changement climatique, et à l’adaptation de l’agriculture. Syngenta s’est également engagée à diviser par deux ses propres émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030.

Mais cet objectif ne concerne pour l’instant que Syngenta AG, soit la société bâloise de pesticides et de semences, et pas le Groupe Syngenta, qui lui est chinois, et qui continue de distribuer à grande échelle ses engrais de synthèse. Selon le prospectus, la vente de fertilisants représentait déjà 14% du chiffre d’affaires mondial en 2020. Syngenta est numéro 1 du marché chinois des engrais, l’un des plus importants au monde. La Chine est en effet responsable de plus d’un quart de la consommation mondiale d’engrais azotés.

Malgré l’importance de ce marché, le groupe Syngenta reste mutique quant aux conséquences de ses engrais sur le climat. Ce n’est certainement pas sans raison: sur la base de l’évaluation des émissions occasionnées par l’industrie des engrais, Profundo a calculé que l’activité mondiale de Syngenta dans ce domaine devrait générer presque neuf fois plus d’émissions de gaz à effet de serre entre 2016 et 2050 que les activités pesticides et semences de Syngenta AG.

Plus d'informations

  • Émissions de gaz à effet de serre liées à la production et à l’utilisation d’engrais de synthèse

    Les trois engrais de synthèse les plus importants sont à base d’azote, de phosphore et/ou de potasse. Les plus utilisés sont les engrais azotés, dont la production est extrêmement gourmande en énergie et consomme de grandes quantités de gaz naturel, engendrant ainsi des émissions de méthane et de dioxyde de carbone. L'épandage provoque aussi des émissions de protoxyde d’azote, un gaz à effet de serre très puissant dont le potentiel de réchauffement de la planète est 265 fois supérieur à celui du dioxyde de carbone. Selon une étude publiée dans le journal scientifique Nature en 2022, les émissions de gaz à effet de serre liées à la production et à l’épandage d’engrais azotés de synthèse s’élèvent chaque année à 1 250 millions de tonnes d’équivalent CO2, soit un cinquième des émissions engendrées directement par l’agriculture. À titre de comparaison: les vols commerciaux émettent environ 900 millions de tonnes de CO2 par an.

Pour représenter les conséquences financières dues aux dommages climatiques, Profundo a estimé le coût potentiel d’une tarification publique des émissions en Europe pour les seules activités de Syngenta AG. Même si l’entreprise devait atteindre ses objectifs en matière d’émission avant 2030 tout en parvenant à mettre en œuvre un objectif zéro émission, les coûts engendrés entre 2016 et 2050 s’élèveraient à 13,8 milliards de dollars US.

Si une tarification était appliquée aux émissions du groupe dans son ensemble en Europe ou en Chine – en tenant compte également de ses activités dans le domaine des engrais – la facture pourrait s’élever à 127,4 milliards de dollars US.

Plusieurs dizaines, voire centaines de milliards de dollars

Au total, Profundo estime les conséquences financières possibles pour Syngenta dans une fourchette comprise entre 28 milliards de dollars (scénario à risque faible) et près de 155 milliards de dollars (scénario à risque élevé). Des coûts non négligeables au vu de la capitalisation de 45 milliards de dollars US visée par le groupe (élevée par rapport à celle de ses concurrents) – et qui posent la question de la viabilité de son modèle d'affaires actuel.
 


Syngenta’s IPO: high investment risk

Gerard Rijk, Profundo (2022)

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