Des vêtements neufs «à la poubelle»: le Conseil fédéral continue de se défiler

Un nouveau rapport du Conseil fédéral aurait dû faire la lumière sur les quantités de marchandises neuves détruites en Suisse; et identifier des moyens de lutter contre cette pratique. Mais il montre surtout le manque de transparence de l’industrie textile ainsi que l’absence d’initiative du gouvernement pour remédier à ces dysfonctionnements. Pourtant, des solutions existent.

Cela semble logique: les vêtements, chaussures et autres articles à l’état neuf ne devraient pas être détruits car cela représente un énorme gaspillage de ressources. Mais dans le commerce en ligne en particulier, qui affiche un taux élevé de retours, des quantités considérables de marchandises invendues et en parfait état sont détruites. En tête: les articles bon marché et saisonniers de la fast fashion, comme l’ont notamment montré des enquêtes menées dans les centres logistiques d’Amazon. Mais en dépit des enjeux environnementaux, on ne dispose aujourd’hui d’aucune donnée fiable sur l’ampleur du problème.

Pour combler cette lacune, le Conseil national a accepté, en 2021, le postulat 20.3110 «On ne jette pas des produits neufs. Halte au gaspillage!», qui demandait au Conseil fédéral de présenter un rapport sur la gestion des invendus par les entreprises suisses. Près de deux ans plus tard, le 3 mars 2023, le Conseil fédéral a adopté son rapport final intitulé «Déchets – gestion, planification, prévention et mesure.»

Les entreprises de la fast fashion se défilent

Au lieu de fournir des données pertinentes, ce rapport montre avant tout que le Conseil fédéral continue de naviguer à vue. Selon un sondage commandé pour l’occasion et mené auprès de 56 entreprises, «5% en moyenne de la totalité des marchandises (vêtements, chaussures et linge de maison) ne sont pas vendus.» Mais peut-on se fier les yeux fermés aux déclarations des entreprises elles-mêmes, qui n’admettent pas volontiers la destruction de produits neufs? Et quelle est la pertinence d’une enquête à laquelle les grandes marques internationales de la Fast Fashion n’ont pas répondu, alors qu’elles présentent les risques les plus élevés en matière de destruction d’articles?

Des informations lacunaires

Les rares nouvelles données fournies par le rapport sont vagues: «Un peu plus de 10% des entreprises qui ont répondu au sondage ont indiqué qu’elles exportent les textiles invendus, les valorisent par recyclage ou downcycling ou les éliminent dans une usine d’incinération des ordures ménagères.» Le constat est simple: «Les réponses fournies ne permettent toutefois pas de connaître la répartition en pourcentage entre ces différentes filières de valorisation.» Malgré ce manque de données, le rapport tente une comparaison avec une enquête néerlandaise indiquant un taux de destruction d’environ 6%. En partant des 5% de textiles invendus mis en évidence par l’enquête réalisée en Suisse, les responsables du rapport se risquent finalement à une estimation grossière: «Si l’on extrapole pour la quantité totale sur la base des informations fournies par les participants au sondage, il y aurait environ 0,3% des textiles fabriqués qui seraient détruits, car ils ne peuvent être ni vendus, ni utilisés d’une autre manière.» Mais cette estimation est immédiatement relativisée: «Ces résultats doivent être considérés avec réserve, car il y a différentes raisons de croire que la part de textiles invendus qui sont directement détruits est plus grande.»

La Confédération a également interrogé 14 usines d’incinération des ordures ménagères suisses (UIOM), qui disent ne pas avoir connaissance d’une «destruction systématique de marchandises fast fashion retournées.» Ces déclarations n’ont toutefois rien de rassurant, car la logistique est principalement organisée à l’étranger.

Au lieu de chercher à en savoir plus – et d’insister auprès des entreprises qui refusent de communiquer des informations – les autorités se contentent de poser des questions polies. Aucune enquête n’a par ailleurs été menée sur la destruction d’articles neufs dans les ménages privés. Les chiffres cités concernant la consommation privée de textiles (20 kilos par habitant et par an) et la thèse selon laquelle «les particuliers éliminent nettement plus de textiles à l’état pratiquement neuf que ne le fait le commerce» ne sont fondés que sur des estimations approximatives de tiers et des suppositions. Cette thèse n’est pas absurde, mais elle demanderait des recherches afin de développer des mesures ciblées pour lutter contre la destruction d’habits et autres textiles par la population. Avec ce rapport, la Confédération ne fournit aucune analyse solide concernant la vente et le devenir des textiles en Suisse. Une telle analyse est pourtant essentielle.

Un levier d’action

Le rapport mentionne une mesure qui permettrait au moins de faire un peu plus la lumière sur la question. «Pour relever des chiffres plus précis et connaître les quantités par filière de valorisation, il serait possible d’introduire une obligation de faire rapport.» Comme une base légale existe déjà dans la Loi fédérale sur la protection de l’environnement (art. 46 LPE) et que le travail supplémentaire pour les entreprises serait minime, la mesure est proportionnée. Public Eye propose d’ailleurs de longue date une telle obligation d’informer, qui permettrait davantage de transparence sur le devenir des textiles. De plus, elle aurait certainement un effet dissuasif au niveau des destructions. La révision en cours de la LPE doit être mise à profit pour imposer rapidement cette obligation d’informer.

Le rapport estime également qu’il est, en principe, possible d’interdire la destruction des articles neufs, comme nous le demandons dans notre appel pour plus de responsabilité et de transparence dans le commerce en ligne. Une telle interdiction a d’ailleurs déjà été prononcée en France et en Allemagne. Le rapport suggère toutefois d’attendre d’avoir davantage de recul sur les expériences faites à l’étranger.

Innover au lieu de rester à la traîne!

Cette attitude hésitante est également manifeste lorsque le rapport aborde les différentes options mises en place par l’Union européenne (UE) pour renforcer l’économie circulaire. Parmi celles-ci, un règlement sur l’écoconception, des obligations d’information, un passeport produit sur la durabilité des marchandises ainsi qu’un droit à la réparation. Le greenwashing et l’obsolescence programmée doivent être considérés au sein de l’UE comme des pratiques commerciales déloyales et être réprimés. Ce qui saute aux yeux: le retard flagrant de la Suisse.

«La Suisse suit attentivement l’évolution de l’UE», tel est le mantra bien connu du Conseil fédéral pour justifier son inaction. Pourtant, le rapport révèle à quel point il est important d’agir, notamment en Suisse: «L’économie privée suisse n’en est qu’aux débuts de son processus de transformation: entre 8 et 12% des entreprises s’attachent activement à évoluer dans le sens d’une économie circulaire.» Au lieu d’attendre plus longtemps, le Conseil fédéral et le Parlement devraient encadrer ce processus en établissant des directives politiques claires.

Lire notre rapport sur le business de la mode en ligne