Le lobbying toxique de Syngenta

En novembre dernier, Syngenta a organisé la visite d'un influent groupe de parlementaires brésiliens. Objectif : promouvoir ses pesticides toxiques, dont certains – comme le paraquat – sont interdits en Suisse. La délégation devait être reçue par les autorités helvétiques. Mais la visite a été annulée à la dernière minute au vu de la présence de Public Eye et Multiwatch.
© © Mark Henley

En cette matinée de novembre, une légère brume enveloppe encore la banlieue bernoise. À 9h20, un minibus aux vitres teintées débouche sur l’Einsteinstrasse et se range devant le numéro 2. À l’intérieur : huit parlementaires brésiliens accompagnés de représentants du géant suisse des pesticides, Syngenta. Ils sont attendus par Mauro Dell'Ambrogio, secrétaire d’État à la formation, la recherche et l’innovation. La tenue de cette rencontre en principe discrète a fuité : une vingtaine de protestataires accueillent la délégation avec banderoles, pancartes et slogans. Après quelques minutes de flottement, le chauffeur décide de rebrousser chemin. Le minibus ne reviendra pas. La présence de Public Eye et Multiwatch a fait capoter la réunion.

Le Brésil, un marché très lucratif

Les parlementaires brésiliens participaient à un voyage de cinq jours organisé par la Chambre de commerce Suisse-Brésil pour « découvrir les recettes du succès de la Suisse en matière d’innovation ». Voilà pour la version officielle. Des documents confidentiels en notre possession montrent que c’est en réalité Syngenta qui est à la manoeuvre. Son but ? Continuer à vendre ses pesticides toxiques au Brésil.

Car deux mois plus tôt, l’Agence de surveillance sanitaire brésilienne (Anvisa) a décidé d’interdire l’utilisation du paraquat en raison des nombreux cas d’empoisonnements, de ses liens avérés avec la maladie de Parkinson et de son potentiel mutagène. Une mauvaise nouvelle pour Syngenta qui réalise la moitié de ses ventes de paraquat au Brésil ! D’autant que d’autres pesticides commercialisés par le géant bâlois sont en cours de réévaluation et pourraient subir le même sort. L’Anvisa réévalue actuellement le glyphosate, un autre herbicide qui rapporte à Syngenta, dans ce pays uniquement, 150 millions de francs chaque année. En clair, l’État lusophone, qui a poussé le modèle agro-industriel à son paroxysme, revêt une importance stratégique. De fait, Syngenta y réalise 20 % de ses ventes de pesticides, soit environ 2 milliards par an.

Des parlementaires triés sur le volet

Face à de tels enjeux, rien n’est laissé au hasard. Syngenta organise la riposte et s’active en coulisses pour pousser les autorités brésiliennes à revenir sur l’interdiction du paraquat. De toute évidence, la visite des huit parlementaires à Berne s’inscrit dans cette contre-offensive.

Nous avons pu consulter un document interne estampillé du sceau de Syngenta qui montre que c’est le géant bâlois qui a – soigneusement – sélectionné les parlementaires. Tous occupent des postes clés sur les questions agricoles. Et la plupart sont membres de la Bancada ruralista, le lobby de l’agro-industrie au parlement brésilien. Ce groupe puissant a récemment monnayé son soutien au président Michel Temer. En échange d’un assouplissement des normes régissant la lutte contre l’esclavage moderne et d’une réduction des zones protégées dans la forêt amazonienne, Bancada ruralista a fait obstacle à l’ouverture d’un procès contre le président pour corruption devant la Cour suprême brésilienne.

La Bancada ruralista a déjà joué un rôle décisif pour conduire l’Anvisa à revoir ses ambitions à la baisse, parvenant à repousser l’interdiction du paraquat à 2020. L’administration devra en outre réévaluer sa décision si, dans l’intervalle, de nouvelles études démontrant l’innocuité de l’herbicide étaient publiées.

Le lobby est enfin à l’origine d’un projet de loi visant à retirer à l’Anvisa une grande partie de ses compétences en matière d’homologation des pesticides. Celles-ci reviendraient au ministère de l’Agriculture, dirigé par Blairo Maggi, surnommé le « roi du soja » et actuellement sous enquête pour des soupçons de corruption, blanchiment d'argent et participation à une organisation criminelle.

Un « double standard » inacceptable

Au programme du séjour des parlementaires en Suisse : excursion au World Food System Center de l’EPFZ, où Syngenta finance une chaire controversée en « agroécosystèmes durables » et de son site de développement de nouveaux pesticides à Stein. Voilà pour la partie officielle. On ne saura rien des discussions tenues dans les salons feutrés de l’hôtel Marriott à Zurich (chambres à partir de 368 francs la nuit), où la délégation était logée.

Selon les documents en notre possession, la Confédération a officiellement soutenu l’organisation de ce voyage. Les autorités helvétiques participent ainsi au lobbying de Syngenta, dont le but avéré est de continuer à vendre ses pesticides au Brésil, alors que certains sont pourtant interdits de vente en Suisse en raison de leur haute toxicité. Un « double standard » inacceptable que dénonce la Campagne brésilienne contre les agrotoxiques dans une lettre ouverte adressée au conseiller fédéral Johann Schneider-Ammann. En décembre, la conseillère nationale genevoise Lisa Mazzone (Les Verts) a interpellé le Conseil fédéral pour qu’il s’explique sur le soutien de la Suisse au lobbying de Syngenta. 

Auteur : Laurent Gaberell

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A propos :

Cet article a été publié dans Public Eye - Le magazine n°9 : « Les secrets inavoués de Glencore ». En tant que membre de Public Eye, vous recevez cinq fois par an notre magazine qui présente nos dernières enquêtes, des dossiers exclusifs et des éclairages sur des thèmes d’actualité. Chaque numéro peut être commandé gratuitement via le shop en ligne.