Comment le géant de la mode Shein déguise son greenwashing en militantisme
Géraldine Viret, 9 mai 2025
«La mode est un droit, pas un privilège»: c’est avec ce slogan engagé que Shein soigne son image en France sur un site internet dédié à cette noble cause, accompagné d’une campagne médiatique et d’un intense lobbying. Le but: contrer les menaces qui planent sur sa tête. Dans l’Hexagone, une loi anti fast fashion, adoptée en mars 2024 par l’Assemblée nationale, sera débattue prochainement au Sénat. Elle vise à réduire l’impact environnemental désastreux de cette mode (ultra-) éphémère dont Shein est devenu le roi. Quant à l’Union européenne, elle entend adopter des réglementations qui pourraient entraver son activité. Une situation d’autant plus emmerdante qu’aux États-Unis aussi, les cacas nerveux douaniers du président Trump mettent en péril ses profits.
Mais existe-t-il réellement un droit fondamental à être «bien sapé»? Oui, me dit la Déclaration des droits humains, que j’ai relue pour l’occasion. L’article 25(1) stipule que toute personne doit pouvoir bénéficier d’un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé et son bien-être, ce qui comprend l’accès à l'habillement.

Le but: que chacun·e puisse participer pleinement, sans honte et sans obstacles déraisonnables, aux interactions ordinaires et quotidiennes avec les autres. Soit, selon le modèle commercial de Shein, un droit inaliénable à s’acheter des tonnes de vêtements bourrés de produits chimiques qui se déforment après trois passages en machine et bousillent la planète. De rien!
Le «droit à la mode» comme bouclier
Il faut le dire d’emblée: les stratégies de Shein en matière de communication d’entreprise ne sont pas aussi révolutionnaires que celles qui nous rendent accros à son app, sorte de caverne d’Ali Baba où chaque scroll fait surgir un nouveau crop top à 5 balles. Au début des années 2000 déjà, le concept de «démocratisation de la mode» avait favorisé l’essor mondial de la mode jetable, porté par des groupes comme Inditex, maison mère de Zara, et H&M. L’objectif réel, atteint les doigts dans le nez: continuer à croître sur un marché du vêtement qui, dans un monde à quatre saisons, était saturé. Toujours plus, plus vite et moins cher! Grâce à cette recette gagnante, la production mondiale de fringues avait doublé entre 2000 et 2014, pour le plus grand bonheur de ces nouveaux empires et de leurs actionnaires.
Mais aujourd’hui, Shein va encore plus loin, en détournant jusqu’au bout les valeurs prônées par ses détracteurs. «Au nom de la mode pour tous», le groupe chinois se pose en défenseur des millions de personnes en France (et ailleurs) qui n’ont pas les moyens de s’acheter des vêtements. Shein riposte ainsi aux volontés de régulation par une formule choc: «Pourquoi la mode ne serait réservée qu’aux riches?». Grâce à ses prix imbattables, nul besoin d’avoir les reins aussi solides que Kim Kardashian pour soigner son style!

L’entreprise aux 38 milliards de dollars de chiffre d’affaires passe toutefois sous silence quelques détails, essentiels pour comprendre le piège dans lequel nous sommes tombés.
Le véritable prix de la démesure
Outre le fait que sa clientèle ne se limite pas aux petits budgets, Shein semble entretenir une relation très créative avec les maths, surtout lorsqu’il s’agit de maximiser ses profits. Diviser les prix par 4, mais multiplier les nouveaux modèles par 1000: à ce rythme-là, la calculatrice finit par surchauffer. Et pendant qu’on croit économiser en déballant frénétiquement notre xe paquet, c’est le géant chinois qui compte les zéros. L’équation est implacable: vêtements jetables + dopamine instantanée + obsolescence émotionnelle = consommation infinie.

En dépit de son bla-bla pseudo-militant, le moteur du succès de Shein peut se résumer en un mot… exploitation. Habiller les gens dans le besoin? Au lieu de se faire passer pour Mère Teresa, le groupe pourrait déjà respecter les ouvrières et ouvriers qui triment plus de 75 heures par semaine pour fabriquer ses articles, en étant traité·e·s comme des robots. C’est sur leur dos que Shein et d’autres géants chinois inondent de vêtements le monde occidental, qui préfère encore largement fermer les yeux.
Pour conclure: contrairement aux mensonges proférés en grosses lettres sur son site de propagande à but ultra-lucratif, la mode estampillée Shein n’est pas plus «durable», «sûre» ou «responsable» qu’un sac en plastique enfoncé dans la gorge d’une tortue.
Un jour ou l’autre, on en paiera tous et toutes le prix. C’est ça l’égalité dans le monde de Shein.

«Le cœur tendre, mais la plume acérée, j’aime arborer un nez de clown et faire des mimes pour démasquer les faux-semblants.»
Spécialisée en littératures comparées et en communication d’entreprise, Géraldine Viret est responsable médias et rédactrice pour Public Eye depuis une décennie. La patience et un certain sens de l’ironie sont indispensables quand on s’engage pour un monde plus juste, en dépit des vents contraires.
Contact: geraldine.viret@publiceye.ch
Twitter: @GeraldineViret
Le blog #RegardDePublicEye
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