L’agriculture bio aggrave la faim dans le monde? Le coup de comm’ du n°1 mondial des pesticides

Le patron de Syngenta a fait le buzz dimanche en tenant des propos absurdes dans la presse. De nombreux médias suisses ont relayé, parfois sans commentaire, la déclaration d’Erik Fyrwald selon laquelle la consommation de produits bio serait responsable de la faim en Afrique. Une ineptie, qui va toutefois dans le sens des intérêts de Syngenta.

Dans une longue interview parue dimanche dernier dans la NZZ am Sonntag, Erik Fyrwald profite de la dramatique crise alimentaire aggravée par la guerre en Ukraine pour lancer une attaque sans précédent contre l'agriculture biologique: « Les populations africaines sont privées de nourriture parce que nous voulons des produits bio et parce que nos gouvernements soutiennent l’agriculture biologique ».

Que penser de ces déclarations ? Nous avons demandé l’avis de scientifiques du Panel international d’expert·e·s sur les systèmes alimentaires durables (IPES-FOOD) en Afrique, en Amérique du Sud et en Europe, ainsi que celui de l’ancien directeur de l’Institut de recherche de l’agriculture biologique (FIBL). Et nous avons cherché à comprendre pourquoi le patron de Syngenta a tenu de tels propos.

«Face à la menace d'une crise alimentaire mondiale, Erik Fyrwald appelle à abandonner l'agriculture biologique»: la RTS, ici sur Instagram, et divers grands médias suisses ont relayé les propos du patron de Syngenta.

Notre consommation de produits bio n’a rien à voir avec la faim en Afrique

En réponse à nos questions, Hans Rudolf Herren, expert en agronomie et fondateur de la fondation Biovision, déclare que le patron de Syngenta semble « vivre sur une autre planète ». Il n’y a selon lui « absolument aucun lien entre la faim en Afrique et la consommation de produits bio en Suisse ».

La faim dans le monde augmente à nouveau depuis 2016, notamment en raison de conflits, de phénomènes météorologiques extrêmes causés par la crise climatique et de la pandémie de Covid-19. En 2021, 193 millions de personnes ont souffert d'insécurité alimentaire aiguë, et la guerre en Ukraine aggrave dramatiquement la situation. Il y aurait pourtant suffisamment de nourriture pour tout le monde – mais les populations n’y ont pas accès, principalement à cause de la forte augmentation des prix.

Sofía Monsalve Suárez, secrétaire générale de l’organisation de défense des droits humains FIAN International, estime elle aussi que des négligences politiques sont à la source de la crise alimentaire. Après la dernière flambée des prix des denrées alimentaires, qui a suivi la crise financière de 2008, les gouvernements ont promis « d’agir contre la spéculation, de rétablir la production alimentaire à petite échelle dans les pays en développement, d’atténuer la dépendance aux matières premières, de réduire l’endettement et de faire la transparence sur les réserves de céréales. Mais le travail de lobbying du secteur privé les en a empêchés. Si ces promesses avaient été tenues, nous ne serions pas confrontés aujourd’hui à une nouvelle crise alimentaire. »

L’agriculture écologique fait partie de la solution et non du problème

L’agriculture industrielle, gourmande en intrants chimiques, permet certes de bons rendements à court terme mais elle est aussi très problématique : non seulement elle a des conséquences néfastes sur l’environnement et la santé humaine, mais elle met aussi en danger la sécurité alimentaire. C’est ce qu’affirme Million Belay, fondateur de l'Alliance pour la souveraineté alimentaire en Afrique (AFSA) : « Les agriculteurs et agricultrices en Afrique font face à une crise alimentaire causée par leur dépendance aux engrais basés sur des énergies fossiles, dont les prix ont connu une ascension vertigineuse de 400 %. En plus de la crise climatique, on assiste à une crise sociale sans précédent. »

Environ 20 % des exportations d'engrais proviennent de Russie et de Biélorussie. L’Europe est également fortement dépendante des engrais russes et du gaz naturel nécessaire à leur production.

Dans ce contexte, le développement d’une production agroécologique, qui permet une plus grande indépendance, ménage les sols et protège les pollinisateurs, paraît nettement plus sensé qu’une intensification gourmande en intrants chimiques et l’abandon des réformes écologiques de l’agriculture prévues dans le Green Deal de l’Union européenne (UE). C'est pourtant précisément cette deuxième approche qu’Erik Fyrwald propose dans son interview.

Vigousse, le petit satirique romand, 13 mai 2022

Des pesticides et des OGM pour nourrir la planète ?

Le patron de Syngenta nie cependant le fait que son aversion pour l’agriculture biologique serait motivée par des intérêts commerciaux. Tout ce qui lui importe, c’est la production alimentaire, affirme-t-il. « La branche » réaliserait même « des bénéfices élevés » avec le bio.

Pourtant, déjà longtemps avant la guerre en Ukraine, « la branche » a lancé une campagne bien orchestrée (et bien financée) contre les projets de réforme de l’UE. Comme l’ont montré des documents rendus publics, Syngenta et consorts veulent ainsi empêcher l’adoption d’un ensemble harmonisé « d’objectifs contraignants de réduction des pesticides ».

Dans les faits, les produits phytosanitaires biologiques ne jouent qu’un rôle insignifiant dans le modèle d'affaires de Syngenta : ils ne représentaient en 2021 qu’un maigre 1,8 % de son chiffre d’affaires. La vente de pesticides chimiques occupe quant à elle une place prépondérante dans les activités du groupe puisqu’elle représentait 78 % de son chiffre d'affaires (soit 13 milliards de dollars US) en 2021.

Rien de surprenant à ce que les pesticides chimiques jouent un rôle clé dans la vision de Fyrwald d’une « agriculture durable ».

Il décrit « une troisième voie » : celle d'une agriculture « régénératrice » qui stocke le CO2 dans les sols à l’aide de méthodes non agressives de traitement. Pour pouvoir éviter de labourer, il est essentiel selon Syngenta de recourir à des herbicides chimiques. La multinationale avait déjà tenu le même discours il y a plus de 15 ans, lorsqu’elle plébiscitait la même méthode agricole afin de justifier le maintien sur le marché du très controversé paraquat.

Fyrwald ajoute voir un grand potentiel dans les nouvelles méthodes de génie génétique telles que « l’édition génomique » (CRISPR-CAS) pour lutter contre la faim dans le monde. Il estime qu’il faudrait accélérer l’autorisation de ces technologies – dont on ne connaît pourtant pas encore bien les risques et dont l’efficacité reste à prouver. Il ajoute que, finalement, durant la pandémie aussi les vaccins contre le Covid-19 ont été « très rapidement développés et mis sur le marché ».

Urs Niggli, ancien directeur du FIBL, estime qu’en plus de l’agriculture biologique, il faudrait « une science intelligente et des solutions vraiment durables de la part de l’industrie » pour pouvoir nourrir 10 milliards de personnes. « Syngenta ne les as pas encore. Alors elle ferait mieux de se mettre au travail plutôt que de critiquer les autres », conclut Niggli.

« Foncer tête levée ! » (auteur∙e inconnu∙e)

Carla Hoinkes se penche chez Public Eye sur les questions liées à l'agriculture et à l'alimentation, en portant un regard critique sur le business mondial de l’agroindustrie. Elle aime découvrir le monde, ses populations et les secrets de sociétés qui font leurs choux gras en racontant des salades (et elle espère qu'un jour, elle aura elle aussi la main verte).

Contact: carla.hoinkes@publiceye.ch
Twitter: @carlahoinkes

Ce texte est une traduction de la version originale en allemand.

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