Loi anti-blanchiment: des «red flags» flottent sur le Palais fédéral

On pourrait parfois remplacer la célèbre croix blanche sur fond rouge qui orne le bâtiment le plus connu de Berne par un drapeau rouge écarlate. C’était le cas durant les débats parlementaires sur les nouvelles mesures de lutte contre le blanchiment d'argent, qui se sont achevés le 25 septembre

Il y a quelques années, lorsque je travaillais au service conformité d'une grande banque, ma mission consistait à repérer les «red flags» (alertes rouges), ces signaux indiquant qu'une transaction ou les activités d'un client pouvait être lié à du blanchiment d'argent. Si j’en identifiais un, je devais creuser et découvrir ce qui se cachait derrière. 

Aujourd'hui, j’analyse pour Public Eye les processus politiques en Suisse liés à nos thématiques de travail. Dernier en date: la révision de la loi sur le blanchiment d'argent (LBA), qui s'est conclue lors de la session parlementaire d'automne. Au fil des débats au Conseil national et au Conseil des États, dans mes échanges avec des parlementaires et à la lecture des rapports de commission, je suis tombé ces deux dernières années sur plusieurs «red flags»: des déclarations inattendues qui m’ont laissé perplexe; de discrètes notes de bas de page au contenu explosif… Ces signaux d’alerte révèlent à quel point la bataille qui s'est jouée au Palais fédéral a été féroce. Les voici:

#1 – Une table (à demi) ronde

Comme d’habitude, la révision de la LBA a débuté par une consultation. Vingt-cinq cantons, les partis politiques et d’autres groupes d’intérêt ont fait part de leur avis sur la nouvelle loi. Au total, 106 prises de position ont été reçues, dont celle de Public Eye. Puis, à l'automne 2024, la Commission des affaires juridiques du Conseil des États s'est penchée sur la proposition de loi du Conseil fédéral. Ses membres étaient toutefois si mécontents des obligations de diligence proposées pour les avocat·e·s et les fiduciaires qu'ils ont chargé le Conseil fédéral de rédiger un nouveau projet. 

Mais cette fois-ci, la consultation n’a pas été ouverte à l'ensemble des milieux intéressés. Seuls les acteurs directement concernés ont pu s’exprimer. Ce n'est que bien plus tard, en mai 2025, que la Commission a fait preuve de transparence sur sa manière de procéder. Dans un rapport, elle explique avoir «chargé l'administration de lui soumettre, après avoir consulté les conseillers concernés lors d’une table ronde, une proposition d’avant-projet». La note de bas de page révèle la liste des invités: la Fédération suisse des avocats, la Fédération suisse des notaires, l’Union suisse des fiduciaires, Expertsuisse, Economiesuisse ainsi que l'Association d’assurances et l'Association des banquiers. Les 99 autres organisations qui s'étaient exprimées lors de la première consultation n’ont, elles, pas été conviées. Résultat: la LBA a été considérablement édulcorée. 

#2 – Une «perte de confiance»

Lors de la session d'été, le Conseil national a débattu de la mise en place d'un registre de transparence des ayants droit économiques des entreprises, un élément central de la réforme de la LBA. Le but d’un tel registre: identifier les bénéficiaires effectifs des sociétés écrans. Cette mesure, déjà largement appliquée à l'échelle internationale, aide les autorités à traquer les criminel·le·s économiques et les sources de financement du terrorisme.

J'ai été surpris par la position du conseiller national – et avocat – Philipp Matthias Bregy sur la question de l’accès de l'Office fédéral de la statistique (OFS) au registre. «En tant que représentant du parti du centre, il est assez difficile d'avoir confiance en cet office», a-t-il déclaré. Avec cette déclaration, le président du Centre «a fait son Trump»: dès que quelque chose déplaît, on remet en cause la légitimité d’une institution fédérale tout entière. Une telle attitude est indigne et porte atteinte à la démocratie suisse.

#3 – Une réalité alternative 

Cela fait partie du jeu politique, mais j'ai tout de même été frappé par la désinvolture avec laquelle des contre-vérités ont été proclamées dans les chambres du Palais fédéral. Quelques exemples: «La Suisse est première de classe en matière de lutte contre le blanchiment», à propos de l'introduction du registre de transparence. Or, 99 pays l’ont déjà adopté, et la Suisse est le seul pays d’Europe à ne pas l'avoir fait. Ou encore: «Ce registre ne permettra pas vraiment de lutter contre le blanchiment», alors que le Groupe d’action financière (GAFI), l’organisme chargé de surveiller le respect des normes minimales de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme – une autorité mondiale en la matière – mais aussi l'OCDE ou des ONG s'accordent sur son utilité pour les autorités de poursuite pénale. 

La situation devient périlleuse lorsque de telles «réalités alternatives» se retrouvent dans la nouvelle loi. Ainsi, le Conseil des États a inscrit à l'article 2 de la LBA que «compte tenu du risque limité», les transactions immobilières sont en grande partie exemptées des obligations de diligence pour les conseillers et conseillères. Sur quels éléments la chambre haute fonde-t-elle cette affirmation? Mystère. Certainement pas sur les constats du rapport de Transparency International intitulé «Les failles du dispositif antiblanchiment dans l’immobilier suisse».

#4 – Des murmures à l’oreille du DFF

Dans deux ans environ, le GAFI examinera et évaluera la nouvelle mouture de la loi qui vient d'être adoptée. Bien sûr, il consultera toutes les parties prenantes. Mais à l’avenir, les représentant·e·s des milieux économiques pourront être présent·e·s lors des discussions entre les autorités et le GAFI. Un ajout du lobby des avocats au Conseil des États à l'article 41a LBA prévoit en effet que «les associations économiques et professionnelles puissent accompagner, si possible, les membres de la délégation suisse lors des discussions d'évaluation avec le groupe d'examen du GAFI». Ainsi, lorsque les représentant·e·s du Département fédéral des finances s'entretiendront avec le GAFI, un·e avocat·e sera à leurs côtés pour leur souffler la meilleure façon de préserver le modèle d’affaires suisse – qui consiste à accueillir des fonds de toute origine.  

Ces «red flags» apparus au cours des deux années de débats parlementaires sur la révision de la LBA montrent que le lobby des avocat·e·s a dominé les négociations. Il a réussi à affaiblir des règles essentielles et s’est même assuré une influence directe sur les contrôles internationaux. Des signes clairs de l'influence excessive d'un secteur économique surreprésenté au Parlement.

Robert Bachmann est expert en finance et matières premières chez Public Eye. Il a auparavant travaillé en tant que spécialiste des thématiques de la lutte contre la corruption et du blanchiment d'argent au Crédit Suisse ainsi qu'au DFAE, notamment en Ukraine et en République démocratique du Congo.

Contact: robert.bachmann@publiceye.ch
LinkedIn: @RobertBachmann

Ce texte est une traduction de la version originale en allemand.

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