Réduire les inégalités sociales extrêmes: un devoir démocratique

Les inégalités sociales extrêmes sont un grave danger et doivent être réduites par des moyens politiques, tels qu’une augmentation des impôts, comme le prévoit l’initiative 99%. Si les revenus supplémentaires générés sont employés pour la protection du climat et l’intérêt général, les 1% les plus riches en profiteront également.

Quiconque dénonce publiquement les inégalités sociales – et s’aventure à mettre sur la table une proposition de répartition plus équitable des richesses – doit s’attendre à une volée de bois vert de la part des chantres du statu quo: on ne touche pas au sacro-saint modèle de prospérité suisse, au risque d’étrangler la force d’innovation capitaliste, de détruire des emplois, et d’enterrer les PME et les entreprises familiales.

La tactique a beau être grosse comme une maison, elle fonctionne souvent: à grand renfort de boulets rhétoriques poussifs tirés depuis les canons du minimalisme réglementaire, l’initiative n’est pas présentée comme une simple augmentation modérée et justifiée de l’impôt sur les revenus du capital, mais comme une prise d’assaut des palaces de Gstaad et de Saint-Moritz par une horde de Bolchéviques enragés. La question de fond est maquillée en foire d’empoigne idéologique et toute critique des inégalités extrêmes est diffamée et présentée comme une attaque moralement inacceptable ciblant directement des individus. Quiconque est à la tête d’une fortune l’aurait durement gagnée à la sueur de son front, et si vous n’êtes pas d’accord avec cela, c’est soit que vous n’êtes pas taillé pour la réussite personnelle, soit que vous êtes simplement jaloux et envieux. Objectivement, cet argument repose sur du vent: selon des estimations, environ 50% des fortunes actuellement en Suisse ont été héritées. Or peut-on vraiment considérer l’appartenance à une riche dynastie comme étant une «réussite personnelle»?

La richesse, ça se gagne. Mais sur le dos de qui?

Alors qu’est-ce qu’un·e milliardaire parti·e de rien, ou «self-made billionaire»? Le concept est déjà trompeur, car il renvoie à une performance individuelle alors qu’il est impensable d’accumuler une grosse fortune sans le travail de nombreuses autres personnes. La richesse de Jeff Bezos, par exemple, est indissociable du labeur de celles et ceux qui livrent les paquets d’Amazon, et qui doivent faire des tournées si chargées qu’uriner dans une bouteille en plastique est leur seul moyen de tenir la cadence infernale qui leur est imposée.

Elle est aussi liée aux couturiers et couturières de l’usine cambodgienne Hulu Garments, qui fabriquent notamment des vêtements pour Amazon en échange d’un salaire de misère, qui ont perdu leur emploi au début de la pandémie de Covid-19 et attendent encore leurs indemnités de licenciement. Pour Amazon comme pour les autres multinationales, ce n’est pas le PDG qui crée de la valeur, mais bien les centaines de milliers de personnes qui travaillent dans l’entreprise et sur sa chaîne d’approvisionnement. Et c’est précisément la répartition inégale de cette valeur ajoutée qui rend Bezos si riche et maintient dans la pauvreté celles et ceux qui livrent ou fabriquent les articles vendus. Si l’on tient également compte de tous les financements publics (infrastructures, enseignement, etc.) qui ont permis la réussite d’Amazon – alors que l’entreprise trouve des astuces pour payer peu d’impôts –, la fable de l’enrichissement en tant que «réussite personnelle» s’effondre totalement.

La justice fiscale pour préserver le socle social

La valeur économique ne se crée pas isolément en laboratoire mais sur un socle social et politique. Quand les valeurs créées sont réparties de façon extrêmement inégalitaire ou sont absorbées par une poignée de personnes, une intervention politique est non seulement légitime mais aussi nécessaire pour préserver ce socle social. Il n’y a dès lors rien de surprenant à ce que même l’OCDE, qui n’est pourtant pas connue pour sa critique du capitalisme, tire la sonnette d’alarme face à la montée des inégalités, au motif que celle-ci met la croissance en danger. Un système fiscal plus juste, qui soumette les grandes fortunes, les legs et les revenus du capital à des impôts proportionnellement plus élevés, est donc une mesure essentielle et une évidence. Et non, les ultra-riches n’auraient aucun souci à se faire pour leurs finances si l’une des propositions internationales les plus radicales, le modèle fiscal du sénateur des États-Unis Bernie Sanders, venait à être adoptée et que les fortunes de plus de 10 milliards étaient imposées à hauteur de 8% par an.

Le service public, dans l’intérêt de toutes et tous

Les conséquences positives d’un système fiscal plus juste sont encore plus évidentes si l’on s’intéresse au potentiel créé en matière d’investissements. En Suisse, l’initiative populaire 99% souligne à juste titre qu’une augmentation des recettes fiscales devrait alimenter le service public. Car il s’agit là de la forme de redistribution la plus judicieuse: investir dans les services et infrastructures publics – par ex.: dans de bons systèmes de transports publics, la construction de logements d’utilité publique, un système de santé accessible et abordable ou suffisamment d’écoles à journée continue – permet aussi aux familles démunies de participer à la vie sociale. Et la prospérité collective réduit en même temps la valeur et l’exclusivité de la richesse privée, minimisant ainsi les inégalités.

Les biens publics réalisent tout leur potentiel de réduction des inégalités quand ils sont déployés dans le monde entier. L’internet libre (du moins encore en partie) en est un exemple évocateur. La pandémie de Covid-19 nous rappelle dans la douleur quelles chances de façonner un monde plus juste et sain nous abandonnons quand nous ne traitons pas les vaccins et autres avancées médicales comme des biens publics. Et un droit universel à une protection sociale de base, financée de manière solidaire là où les systèmes nationaux sont encore trop faibles, protègerait les populations de la pauvreté et réduirait la pression qui les pousse à s’éreinter pour survivre dans des conditions inhumaines et contraires au droit du travail.

Insuffler la démocratie dans les investissements et la création de valeur

Pour réduire de façon pérenne les inégalités extrêmes, nous devons également agir sur toutes leurs causes. Pour permettre le nécessaire changement socio-écologique, il faut procéder à d’importants investissements publics et imposer des exigences écologiques et d’intérêt public pour les investissements privés. Avec la place financière helvétique qui, selon l’Association suisse des banquiers, canalise environ un quart des avoirs mondiaux sous gestion transfrontalière, nous pouvons commencer par balayer devant notre porte.

Le mouvement de la grève du climat propose de bons modèles de garde-fous écologiques, des exigences supplémentaires en matière d’utilité publique et de droits humains pouvant aussi rediriger les investissements vers une économie axée sur le social et respectueuse des droits humains. Il est possible que certains membres du club des 1% aient du mal à se contenter d’un retour sur leurs investissements financiers inférieur à 10%. D’autres ont toutefois compris depuis longtemps que tout le monde peut profiter de la prospérité si elle n’est pas accaparée mais plutôt répartie équitablement à travers le monde. Car comme l’a si bien dit le grand poète sétois:

Le meilleur vin n’est pas nécessairement le plus cher mais celui qu’on partage.

(Georges Brassens) 

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Vous avez apprécié cet article? Lire ici la première partie: «Courage, fuyons… dans l’espace!»

«Quiconque veut que le monde ne change pas, ne veut pas qu’il continue d'exister.» (Erich Fried)

David Hachfeld a un faible pour le côté obscur du monde de la consommation. Il lutte au sein du réseau international de la Campagne Clean Clothes pour défendre les droits du travail et la justice dans l’industrie textile mondialisée.

Contact: david.hachfeld@publiceye.ch
Twitter: @DHachfeld

Ce texte est une traduction de la version originale en allemand.

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