Zara crashe le climat En mode avion, Zara attise la crise climatique

Toujours plus rapide, toujours plus polluante: l’industrie de la mode éphémère mise sur des tendances de très courte durée et expédie des tonnes de vêtements par avion à travers le monde. En raison de leur modèle d’affaires, le géant espagnol de la mode Inditex, propriétaire de la marque Zara, et les boutiques en ligne internationales comme Shein utilisent énormément le fret aérien. Public Eye demande aux enseignes de renoncer à ce type de transport néfaste pour le climat.

Aeropuerto de Zaragoza, le deuxième plus grand aéroport de fret d’Espagne. Un avion-cargo Jumbo de la compagnie aérienne Atlas Air, en provenance de Delhi, est en train d’atterrir. À son bord: une centaine de tonnes de textile destinées à Zara ainsi qu’à d’autres marques du géant espagnol de la mode Inditex. Les articles sont «préparés» en Espagne pour être ensuite réexpédiés vers les 5815 magasins que compte le groupe à travers le monde. Quelques jours plus tard, une grande partie sera chargée dans l’un des quelque 15 avions-cargos affrétés chaque semaine à Saragosse par leur principal client, Inditex, à destination de l’Amérique du Nord et centrale, du Proche-Orient, de l’Asie et de l’Europe. 

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Oscar Garcia Maceiras est le patron d’Inditex qui, avec ses marques Zara, Zara Home, Massimo Dutti, Bershka, Pull&Bear, Oysho et Stradivarius, exploite en Suisse 38 magasins, 7 boutiques en ligne ainsi qu’une société de négoce textile et une autre filiale pour l’optimisation fiscale à Fribourg. Lors de l’assemblée générale du groupe, qui s’est tenue en juillet dernier dans la ville espagnole de La Corogne, Garcia Maceiras a eu le plaisir de présenter à ses actionnaires un bénéfice net de 4,1 milliards d’euros. Sur un total de ventes de 32,6 milliards, la marge bénéficiaire enregistrée s’élève à plus de 12,5%. Inditex bat même Nestlé, qui a annoncé près de 10% pour 2022. 

Mais au-delà de ces bénéfices mirobolants, Inditex a aussi présenté des objectifs ambitieux en matière de durabilité et d’engagements climatiques. Parmi ceux-ci: «encore plus de vêtements écologiques» et «zéro émission nette d’ici à 2040». Le patron du numéro deux mondial de la mode derrière Nike omet toutefois de dire qu’Inditex expédie des tonnes de vêtements par avion à travers le monde – crise climatique ou pas. Mais cela fait sans doute partie des 10% d’émissions de gaz à effet de serre qualifiées de «difficiles à éliminer» dans les nouveaux objectifs de durabilité du groupe, et qu’il affirme vouloir «neutraliser ou compenser à travers des projets d’absorption de carbone».

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Des activistes écologistes d’Extinction Rebellion lors d’une performance organisée à Buenos Aires fin 2021 pour dénoncer les graves conséquences de la fast fashion.

Un coup de peinture verte sur la mode éphémère

Inditex fait beaucoup pour se positionner comme un pionnier en matière de protection du climat. Sous le titre «Join Life», il présente une vaste palette d’initiatives de durabilité. Par exemple, Zara a annoncé en 2021 le développement d’une collection à partir d’émissions de carbone recyclées. Le groupe est par ailleurs membre d’une initiative de fret maritime propre. Inditex parle volontiers de l’amélioration de l’efficacité du transport, mais préfère passer sous silence le fret aérien de ses vêtements et ses conséquences sur le climat.

Considéré comme l’un des précurseurs de la mode éphémère, le groupe se targue de fournir des nouveautés deux fois par semaine à ses 5815 boutiques dans le monde (situation à la fin janvier 2023). Des marques comme Zara ou Pull&Bear n’ont besoin que de trois à quatre semaines pour concevoir, produire et livrer un nouvel article, ce qui demande des mois à bon nombre de leurs concurrentes. Ces délais très courts permettent de réduire à quelques semaines les cycles des «collections» et de donner ainsi aux consommateurs et consommatrices le sentiment de toujours avoir besoin de nouveautés, sous peine de passer à côté d’une tendance.

C’est sur ce sentiment d’urgence que repose la stratégie de vente de Zara, qu’un ancien manager d’Inditex décrivait en ces termes il y a quelques années: «Nous voulons que notre clientèle comprenne qu’elle doit acheter immédiatement un article qui lui plaît, car il ne sera peut-être plus disponible la semaine suivante. L’offre dans les magasins doit toujours être rare, de sorte que l’achat semble être une bonne occasion.» C’est ainsi qu’Inditex parvient, selon ses dires, à vendre 85% de ses articles sans rabais, une belle performance dans le monde de la mode à bas prix. Mais ce modèle d’affaires très juteux repose également sur les salaires de misère pratiqués dans la production. Selon les calculs réalisés par Public Eye en 2019, Zara gagnerait, par exemple, plus d’argent sur un pull que l’ensemble des travailleuses et travailleurs impliqué·e·s dans sa confection.

© José Colón
Dans l’énorme centre de distribution de Zara à Saragosse, des manteaux attendent d’être expédiés par avion ou camion.

La Commission européenne vise Zara et Cie

La mode jetable a des conséquences néfastes: selon une étude de la fondation britannique Ellen MacArthur, la production mondiale de textile a doublé entre 2000 et 2015, et elle devrait encore plus que doubler d’ici à 2030. C’est pourquoi la Commission européenne vise notamment Zara et consorts lorsqu’elle exige une interdiction de détruire les articles textiles invendus ainsi que la publication d’informations sur l’empreinte écologique des vêtements. Et pour cause: en 2022, la maison mère de Zara, Inditex, a établi un nouveau record avec 621 244 tonnes d’articles produits. Malgré l’arrêt de ses importantes activités en Russie, le volume de vente a augmenté de 10% par rapport à l’année précédente, qui battait déjà tous les records. Au vu des enjeux sociaux et environnementaux, la Commission européenne veut que la fast fashion soit démodée.

Si les estimations scientifiques divergent quant à la part de l’industrie de la mode dans les émissions mondiales de CO₂, toutes concluent qu’il est urgent d’agir. Pour que la mode se vende plus rapidement, et que les tendances éphémères puissent être mieux monnayées, certaines marques de fast fashion comme Zara misent plus que d’autres sur l’avion, tant pour l’approvisionnement en marchandises que pour la distribution. 

Selon une étude de l’entreprise suisse de conseil en environnement Quantis, les transports ne représentent en moyenne qu’environ 3% des émissions de gaz à effet de serre de l’industrie de la mode. L’essentiel est dû à la production des matières premières et à leur transformation. Mais pour la mode transportée par avion, ce pourcentage augmente fortement.

La société de conseil en environnement Systain, basée à Hambourg, a calculé l’empreinte carbone d’un t-shirt à manches longues, en collaboration avec le groupe Otto. L’étude conclut que les émissions de gaz à effet de serre liées au transport d’un vêtement par avion sont environ 14 fois plus élevées que celles d’un article transporté principalement par voie maritime. Le t-shirt à manches longues a parcouru un long chemin: du coton cultivé aux États-Unis à la fabrication du fil, la teinture et la confection au Bangladesh; puis le vêtement fini a été transporté par bateau jusqu’en Allemagne, et enfin par la route jusqu’au domicile du client.

Au total, plus de 35 000 kilomètres, soit presque un tour du monde. Malgré cette distance, les transports ne représentent que 3% des émissions de CO₂ occasionnées. En revanche, si le produit fini avait été acheminé en Europe par avion, le pourcentage lié au transport aurait explosé pour atteindre 28%. Il n’est donc pas étonnant que la part du transport dans les émissions de gaz à effet de serre d’Inditex soit nettement plus élevée que les 3% en vigueur dans le secteur. Selon son rapport d’activité, le groupe affichait 10,6% en 2021 et, en 2022, après l’abandon des activités en Russie, elle était encore supérieure à 8%.

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Les différents modes de transport de conteneurs de l'Asie de l'Est vers l'Europe. Toutes les données sont des estimations approximatives. Source des estimations des émissions: ecotransit.org. Graphique: opak.cc

La «mode avion» est ainsi devenue un moteur de la crise climatique. Pourtant, les fabricants comme Inditex pourraient sans grand problème réduire massivement la part que représente le fret aérien dans le transport de leurs marchandises.

En 2022, selon ses statistiques commerciales, l’UE a importé par avion 387 009 tonnes de vêtements, textiles et chaussures, et en a exporté 346 778 tonnes. La tendance depuis 2019 était légèrement à la baisse, sans doute aussi en raison de la pandémie et de la guerre en Ukraine. Mais les volumes restent énormes: les importations et exportations par avion de l’UE en 2022 représentent à elles seules la capacité de chargement de 7000 à 7500 gros avions-cargos, soit environ 20 vols par jour entièrement consacrés au transport de vêtements. Il est frappant de constater que la part du fret aérien est nettement plus élevée dans les exportations (17,5%) que dans les importations (3,4%).

Mais quelles sont les enseignes qui recourent le plus au transport par avion? Les entreprises sont très discrètes à ce sujet. Nous avons donc également analysé les informations publiées par des médias indépendants ainsi que des données douanières détaillées. Si nous sommes tombés sur d’autres enseignes, comme Calzedonia, Lululemon, Next, Uniqlo et Urban Outfitters, nous n’avons trouvé, pour aucune d’entre elles, des preuves attestant d’un recours aussi massif au fret aérien que dans le cas d’Inditex.

À Saragosse, Inditex affrète 1600 vols par an

Indépendamment de leur lieu de production, la quasi-totalité des articles de Zara et consorts atterrissent dans les grands centres de distribution qu’Inditex exploite en Espagne autour de l’aéroport de Saragosse. Les articles y sont repassés, contrôlés et préparés pour être envoyés dans les magasins du monde entier.

Selon le rapport annuel 2022 du groupe, environ la moitié de la production a été réalisée en Afrique du Nord, en Turquie et dans la péninsule ibérique; le reste dans des pays producteurs plus éloignés (Argentine, Bangladesh, Brésil, Cambodge, Chine, Inde, Pakistan et Vietnam).

Parmi les vêtements commercialisés dans les pays qu’Inditex approvisionne par avion (parmi lesquels figurent bon nombre de marchés importants, voir infographie), beaucoup sont passés deux fois par la soute d’un avion-cargo. Cela contribue aussi au fait que le transport des articles d’Inditex ait un impact nettement plus lourd sur le climat.

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Sources: aena.es, rapport d'activité 2022 d'Inditex, rapports de médias. Graphique: opak.cc

Le centre logistique central «Plaza» est la figure de proue de ce modèle commercial. Situé aux abords de l’aéroport de Saragosse, il est opéré 24 heures sur 24 par quatre équipes qui se relayent 360 jours par an. «Chaque vêtement pour femmes vendu par Inditex à travers le monde passe par Plaza», apprend-on dans une vidéo de la chaîne de télévision locale Aragón TV, qui montre un avion-cargo d’Emirates SkyCargo embarquant 37 énormes palettes de marchandises d’Inditex avant de s’envoler pour Dubaï. Le groupe dispose aux Émirats arabes unis d’un centre logistique, où une partie de la cargaison sera préparée pour être acheminée vers l’Australie et l’Asie. Selon un employé d’Inditex responsable du fret aérien, Saragosse enregistre chaque semaine en moyenne 32 avions pour Inditex, avec une centaine de tonnes de vêtements à leur bord. Cela représente plus de 1600 vols par an – départs et arrivées confondus.

© © Aragón TV
Selon un employe d’Inditex responsable du fret aérien, Saragosse enregistre chaque semaine en moyenne 32 avions pour Inditex, avec une centaine de tonnes de vêtements à leur bord.

En 2019, Saragosse est ainsi devenu le deuxième aéroport de fret d’Espagne. Selon l’organisation de promotion économique de la région, sur un volume total de 183 000 tonnes, 90% ont été transportées pour Inditex. Après avoir atteint le niveau record de 194 000 tonnes en 2021, les quantités ont chuté de 34% en 2022 en raison de la guerre en Ukraine, vraisemblablement parce qu’Inditex a fermé ses 502 magasins et sa boutique en ligne en Russie, son marché le plus important après l’Espagne. Auparavant, Inditex desservait Moscou chaque semaine avec deux avions-cargos Jumbo de la compagnie russe AirBridgeCargo.

Aussi au sein de l’UE

Toute la marchandise n’est pas transportée par avion, mais plutôt par camion pour les articles pouvant être acheminés par voie terrestre depuis Saragosse et arriver en rayon dans un délai de 36 heures. Une partie des magasins et boutiques en ligne d’Europe occidentale et centrale sont donc approvisionnés par la route.

Mais même au sein de l’UE, où le fret aérien n’offre qu’un faible avantage en termes de temps, des vêtements sont tout de même transportés par avion. En 2022, il s’agissait d’au moins 42 658 tonnes (comme les marchandises ne sont pas dédouanées à l’intérieur de l’UE, il est impossible d’obtenir des statistiques exhaustives). La majeure partie de ces transports aériens (64% ou 27 392 tonnes) provient d’Espagne. Il est donc fort probable que le principal expéditeur soit Inditex. Les principales destinations étaient la Grèce (8034 tonnes) et la Pologne (5132 tonnes), où Zara compte de nombreux magasins. En raison de la distance, les vêtements ne peuvent pas, par voie terrestre, arriver en boutique dans les 36 heures souhaitées par Inditex. D’après les données fournies par l’exploitant de l’aéroport, Aena, ces marchés ne sont probablement pas desservis par des avions exclusivement consacrés au fret au départ de Saragosse, mais les produits seraient expédiés sur des vols de passagers au départ de Madrid et Barcelone, où Inditex est également un important client pour le transport de marchandises. À l’aéroport de Barcelone, c’est le secteur de la mode qui génère depuis des années les plus gros volumes de fret. 

De Sète, dans le sud de la France, à Poznan, en Pologne, Inditex recourt depuis peu au train de marchandises pour approvisionner son entrepôt de commandes en ligne en Europe centrale. Au retour, Ikea utilise les mêmes trains à destinations multiples pour transporter vers l’Espagne des meubles fabriqués en Pologne. Cette approche permet d’économiser au total 12 000 tonnes d’émissions de CO₂ par an, mais ce n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan.

© José Colón
Chaque vêtement pour femmes vendu par Inditex à travers le monde passe par le centre logistique central Plaza, situé aux bords de l’aéroport de Saragosse.

Le Bangladesh, important fournisseur

Au Bangladesh, le groupe a passé commande auprès de 170 usines en 2022 pour un montant de 1,25 milliard d’euros, d’après une lettre du patron d’Inditex Bangladesh adressée à une autorité locale et publiée par le portail financier bangladais «The Finance Today». Selon les données douanières, Inditex a enregistré au moins 16% de ce montant comme fret aérien à l’aéroport de Dhaka. De janvier à août 2023, ce chiffre a même atteint 22,8%.

Mais ce n’est pas tout: selon un magazine spécialisé, Inditex achemine aussi des vêtements par camion jusqu’à Delhi, en Inde, d’où ils s’envolent pour Saragosse à bord d’avions-cargos Jumbo d’Atlas Air. La raison semble être des problèmes de capacité récurrents à l’aéroport de Dhaka, où les articles de mode représentent 85% du fret. Dans de telles situations, Inditex bombe le torse et achète jusqu’à 70% de la capacité de fret au départ de l’aéroport de la capitale bangladaise. Une information qu’Inditex n’a pas démentie auprès de ce magazine spécialisé.

Toute l’absurdité de la «mode avion» d’Inditex se révèle lorsqu’on se penche sur le niveau des prix. Selon les données douanières, un important fournisseur au Bangladesh, qui emploie quelque 6000 personnes et produit principalement des t-shirts pour femmes de la marque Zara, a confectionné près de 10 millions de pièces entre janvier et août 2023. Un quart d’entre elles ont été expédiées en Espagne par voie aérienne, souvent via Doha ou Dubaï.

Inditex ne paie ce fournisseur qu’environ 1.90 franc (soit 2,10 dollars US) par t-shirt. Si l’on expédie des vêtements en grande quantité par voie maritime, les coûts de transport sont généralement de l’ordre de quelques centimes par article. En comparaison, le fret aérien coûte cher. Les prix ont fortement fluctué ces dernières années en raison de la pandémie, mais il faut débourser, au minimum, 1.50 franc par kilo. À noter que cela ne représente que le coût de transport du Bangladesh vers l’Espagne. Si la marchandise est ensuite acheminée par avion vers une filiale aux États-Unis, par exemple, les frais de transport augmentent encore. 

La valeur élevée des marchandises est souvent invoquée comme argument pour justifier le fret aérien. Pourtant, selon les données de l’administration fiscale de Barcelone, les vêtements expédiés par avion ont une valeur d’environ 18 euros par kilo à l’importation, puis atteignent 41,50 euros à l’exportation. Cela contraste fortement avec la pharmacie et la chimie, où la valeur d’exportation à Barcelone est d’environ 120 euros par kilo. 

Même si Inditex, en tant que très gros client des compagnies aériennes de fret, peut certainement obtenir des rabais, le surcoût du transport aérien doit être d’au moins 20 à 40 centimes par article. À titre de comparaison : les prix d’achat qu’Inditex et consorts paient au Bangladesh sont calculés de manière si serrée qu’après déduction des coûts des matériaux et de l’énergie (environ 70%), il ne reste presque plus rien pour rémunérer les personnes impliquées dans la production. Le dernier rapport d’activité du fabricant bangladais susmentionné montre également que seuls 18% des recettes, soit à peine 34 centimes pour un t-shirt classique de Zara, sont affectés aux coûts salariaux directs.

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Au Bangladesh, des couturières prennent une pause sur le toit de la fabrique dans laquelle elles travaillent à Dakha.

Le salaire de misère typique d’une couturière au Bangladesh: 80 francs par mois! À l’heure où nous écrivons ces lignes, des ouvrières et ouvriers manifestent à Gazipur et Dhaka pour une augmentation du salaire minimum légal à 190 francs. Mais les employeurs s’y opposent, en invoquant notamment les prix d’achat très bas consentis par les enseignes internationales. Si Zara et consorts économisaient en réduisant massivement le transport aérien – inutile et néfaste – et payaient mieux leurs fournisseurs, ceux-ci seraient en mesure de verser de meilleurs salaires à leur personnel dans les usines. Mais pour garantir des salaires vitaux, il faudrait également une redistribution plus large des bénéfices tout au long de la chaîne d’approvisionnement.

La «mode avion» augmente la pression sur les employé·e·s

La mode éphémère exige une grande flexibilité de la part des fournisseurs: la pression sur les prix est toujours plus forte; les grosses commandes sont fractionnées en de nombreuses petites; et les délais de livraison sont réduits à quelques semaines. Ce modèle d’affaires augmente la pression dans les usines, et ce sont les ouvrières et ouvriers qui en paient le prix fort. Pour les fournisseurs et leur personnel, il est généralement préférable de recevoir de grosses commandes avec de longs délais, car cela permet de planifier de manière plus sûre et de mieux répartir la charge de travail. Plus les délais sont courts, plus les commandes partielles sont confiées à des sous-traitants, et plus les heures supplémentaires sont fréquentes.

La «mode avion» pousse vers un fractionnement en petites commandes partielles. Les enseignes de mode regardent d’abord comment les articles sont reçus par la clientèle. Ceux qui se vendent bien sont très rapidement commandés en plus grand nombre et, en cas d’urgence, envoyés par avion. Si un article ne fonctionne pas, il n’est plus demandé aux fournisseurs.

Ce modèle de production est particulièrement radical chez les enseignes de la mode ultra-éphémère; à l’instar du géant chinois Shein, qui passe fréquemment commande pour 100 à 150 pièces seulement et exige de ses fournisseurs d’être livré en quelques jours. Conséquence: des semaines de 75 heures pour les ouvrières et ouvriers qui confectionnent ses produits en Chine, comme l’a révélé notre enquête publiée en 2021.

Alors que des entreprises comme Inditex et Shein prévoient, dès le départ, le fret aérien dans leur planification et gèrent son organisation, dans d’autres cas, des conditions contractuelles inéquitables entraînent des transports aériens non planifiés. Certaines enseignes négocient des délais de livraison si courts qu’il ne reste pratiquement aucune marge de manœuvre si des modifications sont demandées après le contrôle des échantillons, si l’autorisation de production est retardée ou si le matériel nécessaire n’est pas disponible rapidement. Les conditions imposées par les acheteurs prévoient souvent des pénalités élevées dès que la fenêtre de livraison convenue est dépassée (voir extrait de contrat ci-dessous). Pour ne pas perdre davantage d’argent, les fournisseurs, sous pression, décident alors de recourir au fret aérien, à leurs propres frais. 

«Si, pour une raison quelconque [!], le fabricant ne respecte pas la date de livraison fixée par la société, cette dernière peut, à sa discrétion, soit approuver un calendrier de livraison modifié, soit exiger une expédition par avion aux frais du fabricant, soit annuler la commande sans que la société ne soit tenue pour responsable envers le fabricant.»

Extrait d’un contrat de production publié de manière anonymisée dans le rapport de Human Rights Watch «Paying for a Bus Ticket and Expecting to Fly» (2019).

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Des montagnes de vêtements, toujours plus hautes : la production mondiale de textile a doublé entre 2000 et 2015, et elle devrait encore plus que doubler d’ici à 2030.

Inditex est aussi responsable d’un important trafic aérien au-dessus de l’océan Atlantique: le plus gros volume est vraisemblablement envoyé à destination du Mexique qui, avec 383 magasins en 2022, fait partie du top 3 des marchés d’Inditex, Mexico jouant par ailleurs un rôle de hub pour l’Amérique du Sud. «Cinq cargos chargés de vêtements, d’accessoires et d’équipements pour les boutiques sont acheminés chaque semaine par Inditex vers la capitale mexicaine», écrivait déjà fièrement Lufthansa Cargo en 2016, dans un blog consacré à son partenaire Inditex. «À cela s’ajoutent des quantités considérables qui arrivent sur ce marché en pleine croissance dans les soutes des avions de ligne», peut-on lire. Avec 18 565 tonnes, le Mexique était la principale destination des exportations de l’aéroport de Saragosse en 2022, suivie du Qatar et des États-Unis.

Shein envoie des tonnes de colis par avion

Il existe très peu de données concernant les vêtements qui sont envoyés directement aux consommateurs et consommatrices dans des paquets individuels – sans passer par des centres de distribution. Le géant de la mode en ligne Shein, par exemple, expédie des quantités astronomiques d’articles par courrier aérien directement de Chine à sa clientèle du monde entier, mais les statistiques commerciales sont malheureusement floues pour les envois de petites marchandises.

En novembre 2021, Public Eye a réalisé une enquête sur les conditions de travail dans la production de Shein. Nos recherches avaient alors montré que Shein expédiait des tonnes de colis par avion depuis la Chine. Comme l’a révélé la RTS en mai dernier grâce à un traceur GPS, les articles retournés qui arrivent en Chine par bateau sont ensuite envoyés par avion à de nouveaux clients ou de nouvelles clientes. Selon les statistiques commerciales, près d’un tiers des quelque 8 tonnes de vêtements livrées chaque année en Suisse par avion provient de Chine.

Sur les principales lignes de Shein, quatre avions-cargos de China Southern Airlines font la navette entre Guangzhou et Los Angeles, ainsi qu’entre Guangzhou et Amsterdam ou Londres. En juillet 2022, cette compagnie aérienne, la plus grande d’Asie, a célébré un nouveau partenariat stratégique avec Shein qui devrait encore augmenter la quantité de vols. Mais Shein sait aussi faire autrement, comme nous l’avons découvert dans le cadre de notre enquête: pour approvisionner son nouveau centre logistique européen en Pologne, l’entreprise livre certains produits par train depuis la Chine. En raison de son obsession pour la vitesse, le géant chinois continue toutefois de privilégier l’avion pour ses envois directs. Nous avons confronté Shein en lui posant des questions sur son utilisation du fret aérien mais n’avons reçu aucune réponse.

© Jaromir Chalabala/Shutterstock
Mais même au sein de l’UE, où le fret aérien n’offre qu’un faible avantage en termes de temps, des vêtements sont tout de même transportés par avion : en 2022, il s’agissait d’au moins 42 658 tonnes.

Le tabou du fret aérien

Inditex semble vouloir cacher le problème du transport aérien et de son impact sur le climat: dans son rapport annuel 2022, le groupe parle, en des termes vagues, d’une «révision des transports» et d’une «recherche de moyens de transport alternatifs». Lors d’une réunion du secteur en février 2023 à Barcelone, les propos du responsable de la durabilité du groupe allaient dans le même sens: pas un mot sur le fret aérien. Les mesures visant à réduire l’empreinte écologique se concentrent sur d’autres domaines de la chaîne de valeur, comme diminuer la consommation d’eau.

Inditex a certes réagi aux nombreuses questions que nous lui avons posées, mais sans pour autant répondre concrètement à nos interrogations. Le groupe réitère surtout son objectif climatique de «zéro émission nette d’ici à 2040». Dans le domaine du transport, il affirme miser sur des trajets plus courts, une optimisation du chargement et une nouvelle flotte moins polluante. De plus, la plupart des envois se feraient par bateau ou par camion.

En revanche, peu d’informations spécifiques sont données au sujet du transport par avion, avec seulement des références à plusieurs coopérations visant à promouvoir des mesures de décarbonation du secteur du fret aérien, à développer des carburants alternatifs et à optimiser l’efficacité des avions. Inditex ne mentionne aucun objectif mesurable à ce sujet. Le fret aérien serait «majoritairement» réservé aux transports intercontinentaux, lorsque des alternatives comme le train ou la route n’entrent pas en ligne de compte et que le fret maritime prend trop de temps. «La majeure partie du fret aérien se fait sur des avions de ligne, l’utilisation du transport aérien a été réduite de 25% en 2022.» Mais un vol est un vol, et le climat ne fait pas la différence. Inditex n’a pas souhaité s’exprimer sur les quantités et les coûts du fret aérien, ni sur les prix d’achat payés aux fournisseurs au Bangladesh.

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Source: calcul réalisé d'après les données de Systain, 2009. Graphique: opak.cc

Pour lutter contre la crise climatique, l’industrie du transport aérien mise avant tout sur les innovations technologiques, comme des améliorations minimes dans l’efficacité des avions. Au-delà de cela, on ne peut qu’attendre et espérer, car les innovations telles que les carburants issus d’énergies renouvelables n’existent pas encore, ou pas à l’échelle industrielle. C’est pourquoi l’industrie se concentre actuellement sur des initiatives non contraignantes et des projets de compensation comme Corsia (Carbon Offsetting and Reduction Scheme for International Aviation). Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) n’y voit toutefois pas un instrument adéquat, comme il l’indique dans son sixième rapport: «Par nature, Corsia n’entraîne pas de réduction des émissions de l’aviation, puisque ce sont principalement des compensations approuvées qui sont échangées dans le cadre du programme. Corsia est, au mieux, un régime transitoire qui permettra au transport aérien de réduire son impact de manière plus judicieuse à une date ultérieure.»

En bref: tant que les innovations technologiques espérées ne sont pas là, il serait bien plus pertinent et judicieux de réduire drastiquement le fret aérien et de ne transporter par avion que les produits vraiment importants, tels que les médicaments ou les pièces de rechange urgentes pour des machines. La mode ne fait pas partie de ces produits: même sans le fret aérien, elle continuerait à arriver dans les boutiques. Il faudrait seulement attendre quelques semaines de plus avant que les articles puissent être mis en rayon. Une telle décélération ne serait pas un recul, mais plutôt une opportunité pour nous diriger vers une consommation plus consciente et des designs plus durables.

Que ce soit Zara, Shein ou d’autres, envoyer des vêtements par avion à l’autre bout du monde est une charge totalement inutile pour notre environnement, et qui ne fait qu’alimenter la crise climatique. La mode ne doit plus prendre l’avion!

Zara crashe le climat