La Suisse face aux dérives de la fast fashion: un premier bilan
1er octobre 2025, David Hachfeld
Il s'est passé beaucoup de choses dans la lutte contre la mode jetable en 2025. Rien qu'en Suisse, chaque année, le volume gigantesque de 100'000 tonnes d’habits usagés – provenant en grande partie de la fast fashion – finit incinéré comme des déchets ou exportés. En août, l'émission de la SRF Kassensturz révélait, images à l’appui, qu’une partie de ces déchets s’entasse dans des décharges au Ghana et pollue l'environnement et la mer.
Les conséquences néfastes de la fast fashion ne se limitent pas aux pays étrangers. En Suisse, les systèmes de collecte de vêtements d’occasion sont mis à mal par les volumes considérables et la piètre qualité des vêtements de la mode jetable. Les prix se sont effondrés, et la vague de faillites dans le secteur textile a récemment atteint deux filiales allemandes de Texaid, le leader suisse de la branche. Il faut agir, ne serait-ce que pour éviter l'effondrement qui menace les systèmes de collecte.
Heureusement, les choses bougent. 34 670 personnes ont signé la pétition de Public Eye pour un Fonds suisse pour la mode et treize organisations de la société civile ont appelé les responsables politiques à agir contre la fast fashion lors d'une action qui s’est tenue sur la Place fédérale.
En avril, le Conseil fédéral a présenté un rapport sur la valorisation des textiles usagés en Suisse, dans lequel il évoque des champs d’action – sans toutefois se positionner. Au Parlement, la conseillère nationale Sophie Michaud Gigon (Vert·e·s/VD) et d'autres élu·e·s de tous bords politiques ont défendu la création d'une taxe de recyclage anticipée et un fonds pour la mode. La ville de Zurich a réagi à la crise en annonçant prendre en main la collecte des textiles à partir de 2027 et promouvoir le recyclage au niveau local et national. Avec Fabric Loop, une partie au moins du secteur textile reconnaît la nécessité d’agir.
Il faut désormais passer du si au comment
Le moment est venu de profiter de l’élan et de passer à l’action. Trois propositions sont déjà sur la table. Même si nous avons une nette préférence pour la plus exhaustive, nous voyons le potentiel de chacun d’entre elles pour résoudre les problèmes engendrés par la fast fashion. Examinons les trois options.
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La solution la moins convaincante : l'initiative du secteur textile avec ses points d’interrogation
Le secteur textile privilégie une solution qu’il peut contrôler. Avec l'association «Fabric Loop», la faîtière Swiss Textiles et une poignée d’entreprises élaborent une contribution volontaire anticipée au recyclage. Celle-ci devrait, dès 2027, soutenir la collecte, le recyclage et d'autres aspects de l'économie circulaire. Selon ses initiateurs et initiatrices, si suffisamment d'entreprises y adhèrent volontairement, la Confédération pourrait rendre ce système obligatoire – et ainsi contraindre les entreprises qui ne jouent pas le jeu à passer à la caisse.
C'est là que réside le premier défi majeur. Selon la loi, un système ne peut être rendu obligatoire que si « l’accord sectoriel couvre au moins 70% du marché national concerné » (Art. 32ater LPE). À ce jour, seule une douzaine de petites et moyennes entreprises se sont engagées auprès de Fabric Loop. Celles qui sont responsables du gros du problème – Zalando, Ikea, H&M, Zara, Shein, Coop, Migros et consorts – brillent par leur absence. Sans leur participation, cette solution est vouée à l’échec.
Le deuxième défi réside dans les nombreux détails encore en suspens. À ce jour, Fabric Loop n'a pas présenté de propositions concrètes sur la forme de son système. Le montant de la contribution variera-t-il pour récompenser les produits et les modèles d’affaires les plus durables ? Le système concernera-t-il que les textiles ? Aujourd’hui, les habits usagés sont collectés avec les chaussures et la maroquinerie; une solution limitée aux seuls textiles serait inefficace et déroutante pour les consommateurs et les consommatrices. Et surtout: ce système vise-t-il essentiellement la collecte et le recyclage, ou prévoit-il également des mesures efficaces pour encourager la réparation et la réutilisation locale?
Fabric Loop aime comparer son projet au recyclage du PET. C’est révélateur de la faiblesse d'une solution émanant uniquement du secteur. Le système PET affiche certes des taux élevés de collecte, mais il échoue sur un point crucial: la réduction des emballages plastiques à usage unique. Et pour cause: une industrie dont le modèle d’affaires est basé sur la vente en masse ne créera pas volontairement un système qui freine cette consommation.
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La deuxième meilleure solution: un système obligatoire pour tous les acteurs
Dans son rapport, le Conseil fédéral évoque l'introduction d’une taxe de recyclage anticipée et d'une organisation créée et contrôlée par la Confédération (selon l'art. 32a bis LPE). Cette alternative est nettement plus efficace que la solution proposée par la branche. Contrairement à cette dernière option, le système serait obligatoire pour tous les acteurs du marché, des entreprises suisses aux plateformes étrangères, dès le premier jour et sans possibilité de s’y soustraire.
Les modalités de la taxe et l'utilisation des fonds collectés ne seraient pas définies par des acteurs du secteur mais par la politique. Cela augmenterait les chances d’avoir une solution alignée sur l’intérêt général, comme la protection des consommateurs et consommatrices et les objectifs suisses en matière de durabilité, et pas uniquement les intérêts économiques du secteur textile. Cette solution permettrait également de concrétiser certaines propositions du Fonds suisse pour la mode, comme des taxes d’un côté réduites pour les produits durables, réparables et fabriqués de manière équitable, et de l’autre élevées pour la mode jetable. Les fonds collectés pourraient également subventionner un bonus de réparation et des solutions locales de réutilisation des vêtements.
Malheureusement, cette solution ne permet pas de s'attaquer aux racines du problème de l’industrie textile. Dans son rapport, le Conseil fédéral admet qu'un nouveau système de gestion des déchets ne peut être qu'une partie de la solution. Pour s'attaquer à la surproduction et à la surconsommation de manière globale, «des efforts supplémentaires seraient également requis, notamment des mesures au niveau de la conception des produits», écrit-il. C'est précisément ce qui nous amène à la meilleure des trois solutions.
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Notre favori: une stratégie politique pour des textiles durables et équitables
La solution la plus durable et la plus intelligente serait de ne pas considérer la taxe de recyclage de manière isolée, mais d’en faire l’élément central d'une stratégie de régulation du secteur. C'est dans cette approche que réside le plus grand potentiel de synergies.
Même si le Conseil fédéral esquisse les instruments nécessaires dans son rapport, il s’est jusqu’à présent gardé de les défendre. Pourtant, la nouvelle loi sur la protection de l‘environnement permettrait par exemple d’imposer des standards minimaux en matière de qualité, de durabilité et de réparabilité des textiles, habits et chaussures (ou éco-conception). Berne pourrait également interdire l'utilisation de matériaux nocifs ou non-recyclables et imposer un pourcentage minimum de fibres recyclées dans les nouveaux produits.
Le passeport produit numérique, tel que celui que l’Union européenne souhaite introduire, représente un autre outil efficace. Il offrirait une transparence accrue aux consommateurs et consommatrices, faciliterait les réparations et fournirait de précieuses informations à l'industrie du recyclage. Combiné à une taxe d’incitation – comme celles imposées sur le tabac et le CO2 – il pourrait encourager une consommation plus durable et faire passer à la caisse les fabricants et les commerçants qui continuent d’inonder le marché de marchandises jetables.
En parallèle, des obligations de diligence – comme celles prévues par l’initiative pour des multinationales responsables – devraient encourager les améliorations écologiques et sociales tout au long de la chaîne d'approvisionnement. Le meilleur moyen d'accompagner ces mesures serait de mettre en place un programme de promotion des modèles d’affaires circulaires, d'améliorer les conditions de travail de la production à l'élimination, et de réglementer plus strictement le marketing et les méthodes de vente manipulatives («dark patterns»), qui alimentent la surconsommation.
Un véritable changement est possible

Après des années de dénonciation restées sans effet, le débat prend enfin une tournure dynamique. Les chances que la politique suisse passe de l'observation à l'action augmentent. L’idéal serait qu’elle s’empare directement d’une stratégie politique ambitieuse qui englobe à la fois le design, les quantités produites et les conditions de travail. Les premiers jalons politiques seront posés dans les prochains mois. Il appartient désormais au Parlement et à la société civile de profiter de l’élan actuel et de ne pas se contenter de la moins bonne des trois solutions. L’heure est venue d’adopter des mesures courageuses qui révolutionneront pour de bon le modèle de la fast-fashion.