Interview du procureur de Oliveira «Avec les traders, nous sommes prêts pour la manière forte»

L’opération anticorruption Lava Jato, qui agite le Brésil depuis 2014, a fait plusieurs fois escale en Suisse. La dernière remonte à novembre 2019, lors d’une spectaculaire double perquisition dans les sièges genevois de Vitol et de Trafigura dans le cadre de l’affaire Petrobras, la compagnie pétrolière du Brésil. Rencontre avec Marcelo Ribeiro de Oliveira, l’un des procureurs qui a demandé la collaboration judiciaire de la Suisse puisque, dénonce-t-il, les maisons de négoce ont refusé de collaborer.

Le bâtiment n’est pas flambant neuf. Mais il faut bien loger les nouvelles têtes du Ministère public fédéral (MPF) de Curitiba. C’est ici, dans la capitale de l’État du Paraná, que démarrait il y a six ans ce qui allait devenir la plus vaste enquête anticorruption de l’histoire du Brésil. Lava Jato ou «lavage express», du nom de baptême choisi par le bureau de Curitiba dont deux découvertes ont permis de dévoiler un vaste réseau de blanchiment d’argent impliquant l’ancien cadre de la compagnie pétrolière d’État Petrobras Paulo Roberto Costa, et l’intermédiaire (doleiro) Alberto Youssef.

Depuis, le MPF ne cesse de remonter les pistes, parfois jusqu’en Suisse, où il a demandé aux autorités de procéder à une double perquisition aux sièges genevois de Trafigura et de Vitol. Pour caser tous ceux qui instruisent le volet pétrolier de Lava Jato (60 personnes dont 15 procureurs), le MPF aura dû louer d’urgence le bâtiment adjacent à son siège de Curitiba. C’est ici que nous rencontrons le procureur Marcelo Ribeiro de Oliveira pour faire le point sur la procédure.

Entretien avec le procureur Marcelo Ribeiro de Oliveira à Curitiba (Brésil)

Plus d'informations

  • Biographie express

    Marcelo Ribeiro de Oliveira

    Marcelo Ribeiro de Oliveira

    1978: naissance à Goiânia, à 200 km de Brasília

    1996 – 2003: études de droit à l’Université de Brasília

    2006: procureur de la République au Ministère public fédéral brésilien (MPF)

    2016: doctorat à l’Université de Lisbonne (soutenance orale encore en attente)

    2019: nommé dans la «task force» du MPF chargé de l’opération Lava Jato, le 11 avril. Entre en fonction en juillet, demande l’aide de la justice suisse dans l’enquête contre Vitol et Trafigura.

Lava Jato, ce sont 70 phases d’opérations depuis mars 2014. Comment les résumer?

Nous nous sommes d’abord attaqués aux intermédiaires, les «doleiros», puis à la direction des entreprises et aux politiciens qui les soutenaient. Cela nous a permis de remonter jusqu’à ceux qui monnayaient les informations privilégiées: les négociants et leurs complices à l’interne. Il s’agit d’une corruption plus bureaucratique. À l’origine, vous aviez de grands bâtiments, des raffineries et un nombre réduit de contractants. Il était aisé de déceler que quelque chose se tramait. Avec les négociants, on est sur quelque chose de plus subtil. Vitol a par exemple signé quelque 1000 contrats avec Petrobras en un an. Les dommages sont importants mais il est impossible de le constater sans prendre du recul pour regarder l’ensemble. Pour imager, avec Lava Jato, on était initialement face à un hold-up; on est désormais en train d’enquêter sur des milliers d’attaques cybercriminelles.

Un ancien employé de Petrobras a choisi de négocier sa peine avec le MPF, comme l’a révélé l’agence Reuters début février. Qu’espérez-vous tirer des confessions de ce trader qui se faisait appeler Batman?

C’est la première fois que quelqu’un nous explique comment fonctionnaient les trames corruptives à l’interne de Petrobras (l’arrestation de l’ancien directeur des approvisionnements, Paulo Roberto Costa, ayant permis de documenter des arrangements contractuels plus structurels, n.d.l.r.). Je ne peux pas vous révéler le contenu du dossier, mais je peux vous assurer que les explications sont très précises, accompagnées de chiffres et de noms. Je suis confiant: cette contribution va nous permettre de progresser et de retracer le «dernier kilomètre de l’argent» («the last mile», n.d.l.r.). Si Batman était apparu dès le début des investigations, notre cas aurait été plus fort encore. À bien des égards, il a confirmé ce que nous savions déjà mais il a aussi le potentiel d’étendre l’enquête.

Vous suggérez que le MPF pourra remonter la chaîne de responsabilités pour s’attaquer à la direction des maisons de négoce?

L’affaire Petrobras n’est pas un vol en solo («solo flight», n.d.l.r.). Ce n’est pas l’initiative de quelques personnes travaillant au Brésil, les maisons de négoce ont été largement impliquées, mais nous ne savons pas encore quels membres de leur direction l’étaient en particulier.

© Marcos Weiske

En quoi la double perquisition genevoise était-elle nécessaire?

En décembre 2018, nous avons cherché à obtenir des disques durs de Trafigura et Vitol. Les négociants nous ont affirmé qu’ils n’étaient pas en mesure de nous les fournir car toutes les données sont stockées en Suisse. Nous avons donc entamé une procédure d’entraide judiciaire avec les autorités helvétiques.

Les négociants ont donc refusé de coopérer?

Exactement. Ils ont refusé de fournir leurs échanges d’e-mails internes ou avec les employés de Petrobras en invoquant la loi suisse sur la protection des données. Les autorités helvétiques nous ont confirmé que ces barrières n’en étaient pas. Nous avons alors demandé la perquisition.

Toute la communication des traders s’est pourtant basée sur ces deux points: 1) «nous collaborons pleinement avec les autorités» et 2) «nous ne pouvons commenter une affaire en cours»...

Je vous confirme que nous ne leur avons jamais interdit de s’exprimer. Les négociants ont une stratégie tout à fait compréhensible afin d’éviter un maximum de bruit médiatique. En même temps, ils auraient beaucoup à expliquer...

Avez-vous trouvé ce que vous étiez venus chercher en Suisse?

Je ne le sais pas pour l’instant. J’ai parlé aujourd’hui (10 février 2020, n.d.l.r.) aux autorités suisses. Nous n’avons pas encore reçu toutes les données saisies qui doivent circuler à travers les canaux officiels. Mais nous sommes très confiants quant à leur utilité pour la suite de la procédure.

  • © Meinrad Schade
  • © Meinrad Schade
  • © Karl de Keyzer/Magnum
Le siège de Glencore (à gauche), une succursale de Trafigura et le siège de Vitol (à droite). Le premier à Baar (Zoug), les deux suivants à Genève.

Nous avons été surpris de constater des différences cruciales entre les deux communiqués de presse du MPF. En décembre 2018, trois sociétés sont nommées – Trafigura, Vitol et Glencore – et les pots-de-vin supposés s’élèvent à environ 15,3 millions de dollars. Dans le dernier communiqué de novembre 2019, Glencore n’est plus nommée et les montants ont fondu à 2,85 millions de dollars pour Vitol et 1,5 million pour Trafigura. Que s’est-il passé?

Nous n’avons pas oublié Glencore. Mais je ne suis pas autorisé à vous en dire plus pour l’instant. Concernant les différences entre les montants, il y a plusieurs explications. En 2018, il s’agissait d’une estimation basée sur les montants figurant dans les contrats. À la fin de l’année dernière, nous parlions des montants des pots-de-vin que nous avons déjà pu prouver. La première communication portait sur nos perspectives, la seconde sur l’état actuel de l’enquête… Mais pour être honnête, je pense que ces montants sont bas au regard de ce que nous pourrions encore prouver à l’avenir.

Il n’y a pour l’heure aucune procédure ouverte en Suisse. Vous le regrettez?

Pas à ma connaissance, non. Mais les nouvelles données pourraient susciter l’intérêt des autorités suisses. Nous avons fourni des preuves à l’appui de notre demande d’entraide judiciaire. Avec ces informations, conjuguées aux données obtenues lors de la perquisition, les autorités suisses peuvent décider d’ouvrir une enquête, conformément à leurs compétences. J’espère qu’elles le feront. Même si nous ne travaillons pas comme une seule équipe, le fait de mener des investigations en parallèle nous permet de nous épauler mutuellement.

Justement, à quel point est-il compliqué de mener des procédures contre des multinationales dont le siège est en Suisse mais le cœur de leurs activités dans d’autres pays?

Il est extrêmement compliqué d’obtenir une vision globale et d’établir la responsabilité de tous les acteurs. Jusqu’à présent, nous avons principalement enquêté sur les intermédiaires. Remonter la chaîne de responsabilités reste un grand défi. Et quand nous la remontons, il reste difficile de confirmer si les acteurs sont au sommet de la hiérarchie ou s’ils agissent pour le compte de quelqu’un d’autre. Pour illustrer ce que je vous dis : il est possible que je ne sois jamais en mesure de pointer la responsabilité de Ian Taylor (actuel président de Vitol, dont il était le directeur opérationnel jusqu’en mars  2018, n.d.l.r.) ou de la direction des autres entreprises. Peut-être que les autorités suisses seront davantage en mesure de le faire... De manière générale, dans ce type d’affaires pénales, c’est une stratégie habituelle que de pointer du doigt le patron déjà décédé, ou de lui attribuer l’entièreté de la responsabilité des charges. Je ne dis pas que ce soit le cas pour Claude Dauphin (ancien directeur opérationnel de Trafigura, décédé en  2015, n.d.l.r.), mais je m’y attends.

Des rumeurs circulent laissant entendre que Glencore aurait été déplacée dans la 70e procédure de Lava Jato ciblant les compagnies maritimes en raison de ses liens avec les armateurs grecs.

Tout est sous scellé. La seule chose que je peux vous dire est que Glencore a beaucoup de filiales.

En Suisse, la récente condamnation de Gunvor pour faits de corruption a confirmé que la direction de ces entreprises reste hors de portée. Le MPF brésilien en a-t-il tiré des conclusions?

J’ai lu quelques articles dans la presse spécialisée. L’orientation prise par le Ministère public de la Confédération est la bonne. Faute de pouvoir prouver la responsabilité de tous les acteurs, il faut au moins que l’entreprise reconnaisse ses torts. L’insistance à vouloir atteindre la direction aurait pu faire échouer l’entier de la procédure. Il y a deux alternatives possibles : tenter de faire condamner la direction ou négocier une résolution afin d’au moins écarter les employés profondément mêlés aux faits illicites. La première option est plus «fancy» mais plus difficile à atteindre. Nous travaillons dans le même sens et la procédure pourrait déboucher sur une situation similaire.

L’actuel directeur général de Vitol, Russell Hardy, se montrait récemment confiant quant à une fin de procédure courant 2020. Cela signifie-t-il que vous négociez en parallèle une condamnation simplifiée avec les maisons de négoce?

Je suis confiant quant à la possibilité de parvenir à un accord, tant avec Vitol qu’avec Trafigura. Cela ne dépend pas que de nous. Ce type d’affaires doit avoir une résolution rapide, car personne n’a à gagner d’une longue bataille juridique. Nous voulons récupérer tout ce qui s’est envolé dans la corruption. C’est une question d’intérêt public. Et je sais que les maisons de négoce veulent aussi en finir car cela représente un dommage réputationnel. Un accord satisfaisant les deux parties est probablement ce qu’il y aura de mieux.

Et la justice dans tout ça?

À mon avis, une procédure au civil seulement ne mettrait pas la justice de côté. Prenons l’exemple de Batman : nous avons présenté des charges contre lui ici au Brésil. Vu qu’il collabore, son amende et sa peine privative de liberté seront diminuées. C’est la même perspective pour les sociétés qui coopéreront avec nous. La direction et les collaborateurs pourront être sanctionnés mais de façon limitée.

C’est donc votre message pour les négociants, «collaborez maintenant»?

Dans cette affaire, nous allons prendre toutes nos responsabilités envers les citoyens brésiliens. Mais avec les traders, nous pouvons user de la méthode dure ou de la méthode douce. Les négociants peuvent collaborer ou se battre, les deux options sont valables. Nous sommes prêts pour les deux alternatives.

Les «colaboraçãos premiadas», les négociations de plaidoyer, ont été très critiquées au Brésil. Ceux qui passent à table sont suspectés de chercher à tirer le maximum de leurs confessions, en lâchant de grands noms ou en établissant d’audacieuses connexions…

© Marcos Weiske

Ce système n’est pas né au Brésil. Les objectifs sont toujours les mêmes : établir des responsabilités et dédommager les victimes, au nom de l’intérêt public. Quel serait cet intérêt ? Que de tels crimes ne soient plus commis et que les personnes ne soient plus encouragées à transgresser la loi. Les accords de coopération sont basés sur ces deux principes. Si un individu signe un tel accord, qu’il accepte de payer une forte amende, de passer un moment en prison et de nous fournir en plus des informations cruciales permettant de lancer de nouvelles investigations... C’est un cercle vertueux : je ne vois pas où est le problème. Et puis, nous travaillons sur des faits et non sur des interprétations. Je ne peux pas présenter de fiction au juge.

Dans certaines affaires, il peut pourtant être difficile de séparer les faits des commentaires.

Si un individu débarque et me déclare travailler pour une entreprise qui versait des pots-de-vin à des fonctionnaires de Petrobras, je réponds simplement «intéressant». Maintenant, un autre individu m’annonce la même chose et fournit en plus les factures reçues par l’unité principale en dehors du Brésil, les mécanismes pour faire arriver l’argent, les numéros et échanges ­d’e-mails avec le nom des intermédiaires, c’est autre chose. Les gens peuvent considérer que nous signons de nombreux accords. Mais nous en refusons un nombre beaucoup plus important, la plupart parce qu’ils ne répondent pas à l’intérêt public mais uniquement à celui de la personne incriminée.

Certains voient Lava Jato comme un spectacle politique destiné à détruire les accomplissements du gouvernement précédent. Le fait que l’ancien juge Sergio Moro ait fini par rejoindre le gouvernement de Bolsonaro a alimenté leur argumentation. Qu’avez-vous à leur répondre?

Laissez-moi vous répondre depuis ma perspective. Je suis là depuis dix mois, je n’ai jamais rencontré Monsieur Moro et je suis entouré de gens qui travaillent plus de 80  heures par semaine. J’admire ce qui a été accompli précédemment. Ce que je vois, c’est un engagement total en faveur de l’intérêt public. Je n’ai jamais eu l’impression que quelqu’un cherchait à tirer de l’argent, un intérêt privé ou une forme de célébrité de son travail. Nos procédures sont fondées sur des preuves solides. En cas de doute, nous renonçons à toute demande de collaboration judiciaire. Je pense que ces critiques sont politiquement biaisées.

© Paulo Whitaker/Reuters
Le juge brésilien Sérgio Moro.

Les travers de Lava Jato

L’ange blanc de la corruption a perdu de sa superbe. En juin 2019, le média The Intercept révélait une série d’échanges confidentiels entre le juge Sergio Moro et le procureur Deltan Dallagnol sur l’application Telegram. La fuite, connue au Brésil sous la déclinaison Vaza Jato (ou «fuite express»), a mis en lumière la collusion qui existait au plus haut niveau de la justice afin d’empêcher l’ancien président Lula de se représenter aux élections. Depuis, Sergio Moro est devenu le ministre de la Justice de Jair Bolsonaro, donnant un peu plus de grain à moudre à tous ses détracteurs. Pourtant, les faits révélés par la tentaculaire opération anticorruption Lava Jato, qui se poursuit encore aujourd’hui aux quatre coins du Brésil, ont exposé au grand jour la corruption systémique des institutions brésiliennes.

Cet article a été publié initialement dans l’édition d’avril 2020 du magazine de Public Eye. Édité cinq fois par an, notre magazine présente des enquêtes ambitieuses, des reportages inédits et des éclairages sur des thèmes d'actualité.