Pharma Brevets abusifs de la pharma: Roche ou l’empire du «mAb»

Un décompte inédit des brevets de Roche pour ses quatre traitements par anticorps («mA ») contre le cancer du sein montre que 27 ans après la première commercialisation, une centaine de brevets protège encore ses produits. Cette forteresse de papier a déjà permis à la firme bâloise de réaliser plus de 156 milliards de francs de ventes et pourrait lui permettre de conserver son monopole jusqu’en 2042.

L’un des plus gros succès commerciaux de Roche depuis sa mise sur le marché à la fin des années 1990 aux États-Unis, puis en Europe, l’Herceptin traite une forme particulièrement agressive de cancer du sein dite HER2+, qui touche plus de 400'000 nouvelles personnes par année dans le monde. Avec trois autres traitements dérivés, le Perjeta, le Kadcyla et le Phesgo, il a permis à Roche de réaliser un chiffre d’affaires cumulé de plus de 156 milliards de francs à ce jour – une véritable mine d’or.

Qu’est-ce qui explique une telle longévité et lucrativité, dans un marché pharmaceutique réputé très concurrentiel? L’Herceptin a certes représenté une avancée importante dans l’arsenal thérapeutique pour traiter ce cancer. Mais ce n’est pas la seule raison de son succès. Roche a en effet usé et abusé de subterfuges pour étendre son monopole et retarder le plus possible la concurrence, comme le montre notre enquête.

Dans ce deuxième épisode sur les monopoles abusifs de la pharma, nous avons analysé les brevets protégeant ces quatre traitements. Composés d’anticorps monoclonaux («monoclonal antibodies», ou «mAb» en anglais), le trastuzumab et le pertuzumab, ils font partie de la famille des médicaments dits «biologiques».

Un médicament est dit biologique lorsqu’il est fabriqué à partir de cellules ou d’organismes vivants. Plus complexes à produire que les médicaments classiques fabriqués à partir de substances inertes, ils sont sujets à un plus grand nombre de brevets, notamment sur les procédés de fabrication. Ces derniers entravent la mise au point et la commercialisation de génériques, ou biosimilaires.  
 

Plus d'informations

  • Les brevets abusifs de la pharma, la série Public Eye

    Public Eye documente et dénonce des faits d’intérêt public sur le long cours. En septembre 2024, nous avons entamé une série visant à mettre en lumière le recours à des brevets abusifs sur des médicaments «best sellers», une pratique qui pèse sur les coûts de la santé en Suisse et ailleurs. Cet article est le 2e épisode de cette série. Le 1er sur l’Entresto de Novartis est à (re)lire en ligne et dans le magazine de septembre 2024.

Une forteresse de brevets

Au total, nous avons recensé 183 brevets octroyés à Roche en lien avec ces deux molécules aux États-Unis, et 95 en Europe, également valables en Suisse. Fin septembre 2025, 100 respectivement 64 étaient encore en vigueur. Une vingtaine de demandes de brevets supplémentaires étaient en cours d’examen des deux côtés de l’Atlantique (voir l’infographie ci-dessous).

Ces chiffres ressortent d’un travail de longue haleine réalisé à partir de sources officielles et de manière inédite, faute d’inventaire existant. Pour constituer la liste des brevets liés au trastuzumab et au pertuzumab, nous nous sommes appuyés sur des documents judiciaires, des autorités de régulation, des offices de brevets nationaux et de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), ainsi que sur des articles scientifiques et d’autres publications. Compte tenu de la difficulté à reconstituer un tel panorama, il est possible que la liste réelle des brevets de Roche pour ces traitements soit encore plus longue.
 

Plus d'informations

  • Les médicaments de Roche contre le cancer du sein HER2+

    Notre enquête se concentre sur les quatre médicaments de Roche contre le cancer du sein HER2+.

    Herceptin: premier médicament de Roche contre cette maladie, il contient la molécule trastuzumab. C’est l’un des plus gros succès commerciaux de la firme, avec plus de 100 milliards de francs de vente à ce jour. En 2024, malgré l’arrivée de concurrents biosimilaires sur le marché, l’Herceptin figurait encore en 12e place des ventes du groupe, avec près de 1,4 milliard de francs.

    Perjeta: commercialisé depuis 2012, il figure depuis dix ans dans le top 5 des ventes de Roche, ce qui a permis à la firme de réaliser plus de 34 milliards de francs de ventes depuis son lancement. Il contient la molécule pertuzumab et se prend généralement en association avec l’Herceptin et une chimiothérapie. Un tel traitement combiné coûtait plus de 100'000 francs par an jusqu’en 2022, avant que le prix de l’Herceptin ne baisse en raison de l’arrivée sur le marché des biosimilaires. Public Eye a largement documenté et dénoncé le prix excessif de ce traitement. 

    Kadcyla et Phesgo: commercialisés respectivement depuis 2013 et 2020, ces deux médicaments sont également basés sur les molécules trastuzumab et pertuzumab. Le Phesgo est une combinaison à dose fixe du Perjeta et de l’Herceptin dans un seul flacon. Leur mise sur le marché a permis à Roche de renforcer son monopole sur tous ces traitements. 

La jungle des brevets secondaires

Seuls 5% de ces sésames sont des brevets primaires, qui protègent la substance active. Les 95% restants sont des brevets secondaires revendiquant un procédé de fabrication (40%), des formulations, dosages ou modes d’administration (30%), des méthodes d’utilisation (13%) ou des combinaisons avec d’autres substances actives (12%). Ces brevets secondaires ne couvrent pas la substance active, qui reste identique. En revanche, ils inondent les offices de brevets qui doivent multiplier les examens – au risque de les accorder trop facilement du fait de la surcharge – et étendent la durée du monopole sans véritable gain thérapeutique. 

Connue sous le nom d’«evergreening» en anglais, l'accumulation abusive de brevets secondaires sur les produits thérapeutiques est une pratique courante de la branche qui permet de retarder la mise sur le marché de produits concurrents et de prolonger le monopole d’un traitement.

Dans le cas du trastuzumab et du pertuzumab, nous avons par exemple identifié seize brevets secondaires déposés par Roche aux États-Unis, dont l’intitulé était identique. Treize ont été accordés. 

Nous avons identifié seize brevets secondaires déposés par Roche aux États-Unis dont l’intitulé était identique.
Treize ont été accordés.

Une autre stratégie consiste à lancer une nouvelle version d’un produit dont le brevet primaire arrive à péremption. Peu de temps avant l’expiration de ses brevets protégeant l’Herceptin, Roche a modifié son mode d’administration, de la voie intraveineuse à une injection sous-cutanée, et l’a protégé avec plusieurs brevets secondaires, prolongeant de fait son monopole. Cette nouvelle administration d’un produit existant est plus aisée et représente un avantage pour le personnel médical et les patient·e·s. Pour autant, justifie-t-elle un monopole au prix fort prolongé de 20 ans?

La mise sur le marché du Perjeta et du Phesgo, 14 ans respectivement 22 ans après l’Herceptin, a également permis d’étendre le monopole de l’entreprise bâloise. Les brevets les couvrant ont prolongé la mainmise de Roche sur ce marché jusqu’en 2042 aux États-Unis et 2039 en Europe et en Suisse.
 

Au total, depuis son premier brevet déposé en 1992, Roche peut envisager un monopole de près de 50 ans aux États-Unis et 47 ans en Europe pour son Herceptin. C’est plus du double des 20 ans prévus par l’Accord sur la propriété intellectuelle (ADPIC) de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Des litiges qui retardent la concurrence

Le brevet primaire de l’Herceptin est échu depuis 2014 en Europe et 2019 aux États-Unis. À ce jour, sept biosimilaires (les génériques de médicaments biologiques) sont commercialisés. Ils ne sont pas disponibles partout et ne s’administrent que par voie intraveineuse, la version sous-cutanée des produits de Roche étant encore protégée par des brevets secondaires jusqu’en 2038.

Depuis 2017, Roche a attaqué des fabricants de biosimilaires en justice aux États-Unis sitôt leur demande d’homologation effectuée auprès de l’agence du médicament. Nous avons dénombré huit plaintes, portant sur un grand nombre de brevets: sept entre 2017 et 2023 contre des fabricants de biosimilaires de l’Herceptin pour violation présumée concernant jusqu’à 40 brevets par plainte, et une depuis août dernier contre un fabricant de biosimilaire du Perjeta pour 24 de ses brevets (voir le tableau ci-dessous). Fait piquant: 88% respectivement 80% des brevets invoqués dans les plaintes de Roche ont été déposés après la mise sur le marché du produit original. En d’autres termes, les litiges défendent des procédés qui n’ont pas été utilisés par le géant bâlois pour fabriquer et lancer ses propres produits.

Résultat: en Suisse, en Europe et aux États-Unis, les biosimilaires n’arrivent sur le marché que bien après l’échéance du brevet primaire du produit original. Les systèmes de santé et les patient·e·s paient ainsi sur une période inutilement longue des prix élevés liés aux monopoles étendus. 

Des batailles judiciaires en Inde et en Afrique du Sud

Roche mène aussi ses attaques judiciaires dans d’autres pays. En Inde, face aux menaces d’une licence obligatoire, la firme bâloise a renoncé en 2013 à son seul brevet sur l’Herceptin, un geste rarissime dans le secteur. Pour autant, quelques mois plus tard, elle a porté plainte contre un fabricant de biosimilaires. Si l’issue ne lui a pas été favorable, Roche a ainsi pu retarder de trois ans la commercialisation d’un produit concurrent.

En 2024, Roche attaque en justice un autre fabricant indien d’un biosimilaire du Perjeta pour violation présumée de ses deux brevets – d’abord avec succès, avant que la haute Cour de Delhi ne change radicalement d’avis. Les procédures se poursuivent.

En Afrique du Sud, les autorités de la concurrence ont déposé une plainte contre Roche en 2022 pour des prix jugés excessifs pratiqués sur l’Herceptin. Les délibérations sont en cours. L’arrivée sur le marché d’un biosimilaire de l’Herceptin en 2019 a permis de faire baisser le prix du traitement par voie intraveineuse. En revanche, près de 25 ans après le lancement du produit dans le pays, sa forme sous-cutanée, encore brevetée, reste hors de portée de la majorité des patient·e·s sudafricain·e·s.

Le prix du monopole

En Afrique du Sud et ailleurs, les brevets secondaires et le monopole qui en découle assurent à Roche un puissant levier pour imposer ses prix excessifs sur les traitements contre le cancer du sein HER2+, comme nous l’avons déjà documenté dès 2018. En Suisse, Roche n’hésite pas à mettre l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) sous pression pour imposer ses prix. En 2014, mécontente du prix voulu par l’administration fédérale, la firme bâloise a retiré le Perjeta de la liste des médicaments remboursés par l’assurance obligatoire des soins (AOS). Ce chantage s’est avéré payant pour l’entreprise, puisque le Perjeta a été réintroduit un an plus tard avec un prix réel plus élevé.  

Cet été, Roche a réitéré cette stratégie pour un autre de ses anticancéreux, le Lunsumio. Début novembre, il était toujours absent de la liste des médicaments remboursés par l’AOS.

L’empire du «mAb»

Grâce aux remparts de brevets qu’il a érigés durant plus de trente ans, Roche a acquis une position ultradominante dans le domaine des traitements du cancer du sein HER2+, et plus généralement des anticorps monoclonaux («mAb»).

Ces traitements s’appuient sur des décennies de recherches académiques et des centaines de millions de fonds publics. Ils sont essentiels pour de nombreuses personnes et auraient pu être complétés par des biosimilaires moins onéreux depuis l’expiration des brevets primaires. Pourtant, ils restent souvent inaccessibles et entraînent des surcoûts importants dans le domaine de la santé. En Suisse, cette pratique a un impact direct sur le niveau des primes d’assurance. Dans son dernier rapport sur les médicaments, la caisse-maladie Helsana estime le potentiel d’économies lié à un recours plus fréquent aux biosimilaires déjà homologués à 1,2 milliard de francs rien qu’entre 2020 et 2023. 

Si la Suisse agissait activement contre les abus de monopoles qui retardent l’arrivée de nouveaux biosimilaires, ce potentiel d’économies serait décuplé. Il est urgent que les autorités de pays hébergeant les grandes firmes pharmaceutiques, comme la Suisse, se positionnent contre la prolifération abusive des brevets secondaires sur les médicaments. En tant que membre de la Convention européenne sur les brevets, la Suisse pourrait demander un examen plus minutieux des demandes de brevets pour en limiter le nombre. 

Le bras de fer engagé par les États-Unis pour faire baisser les prix des médicaments brevetés risque de décevoir, puisque les négociations actuelles avec les pharmas portent sur le prix officiel – le prix de catalogue fictif servant uniquement aux comparaisons internationales – et non sur le prix réel des médicaments, qui est celui payé par les systèmes de santé et les patient·e·s. Pire: si les pharmas mettent leurs menaces à exécution, les prix des médicaments en Suisse et en Europe pourraient augmenter. Pendant ce temps, les abus du système des brevets et la mainmise des géants de la pharma sur des pans entiers du secteur perdurent.
 

Plus d'informations

  • Épisode 1: l’Entresto, un an plus tard

    Dans le premier épisode de cette série, en septembre 2024, nous révélions les tactiques de Novartis pour retarder l’arrivée de génériques de son médicament contre l’insuffisance cardiaque, l’Entresto. Des litiges ont permis au géant bâlois de gagner du temps supplémentaire avant l’arrivée de génériques aux États-Unis mi-2025, équivalant à 4 milliards de dollars de ventes. Malgré l’échéance du brevet primaire en 2023, aucun générique de l’Entresto n’est commercialisé en Europe.

    En Inde, en revanche, la justice a révoqué en septembre le dernier brevet secondaire de Novartis qui menaçait la commercialisation de génériques, invoquant un manque de nouveauté et d’activité inventive («evergreening»). Novartis peut encore faire appel.

     

Qu’est-ce qu’un brevet?

Le brevet est un droit exclusif qui permet au titulaire d’une invention d’interdire à des tiers de la fabriquer et de la commercialiser dans les pays où il a été délivré. Celle-ci doit répondre à trois exigences pour être brevetée : être nouvelle, impliquer une activité inventive et être susceptible d’application industrielle. Une modification mineure et sans plus-value thérapeutique d’un médicament peut ainsi être brevetée.

On distingue deux types de brevets dans le domaine pharmaceutique: les brevets primaires portent sur la ou les molécules du médicament, et les brevets secondaires visent à protéger des modifications de médicaments déjà brevetés. En pratique, ces derniers prolongent artificiellement la durée d’exclusivité commerciale.

On parle de «jungle de brevets» lorsqu’un médicament est protégé par de nombreux brevets. S’ils sont déposés de manière étalée dans le temps, la durée du monopole du produit peut largement dépasser les vingt ans prévus par le droit international.

Protéger les patient·e·s plutôt que les brevets