Pétrole russe Négoce de pétrole russe en Suisse: des adieux en trompe-l’œil?

Depuis début février, l'importation de pétrole brut ou raffiné par voie maritime est interdite et le négoce soumis à un prix plafond dans une quarantaine de pays occidentaux, dont la Suisse. Cet embargo historique a mis fin à une longue histoire d’amour entre Genève et l’or noir russe. Autrefois partenaires clés du régime de Poutine, les principaux négociants ont dû couper les ponts, alors que de petites sociétés au profil inconnu ont pris le relais, soupçonnées de jouer les intermédiaires pour plus gros qu’elles dans un marché toujours plus opaque. Public Eye a enquêté sur ce grand chambardement.
  1. En attendant l'embargo
  2. Nouveaux acteurs
  3. Paradis de la non-régulation

Sur l’écran, une longue liste de navires s’affiche. Le regard est attiré par ceux qui portent la mention «statut critique», écrite en lettres rouges. En ce mois de février 2023, dans la salle des marchés d’un négociant genevois, les traders et les opérateurs sont tenus, quoiqu’ils fassent, de repérer les «vilains bateaux», comme on les appelle ici. Il s’agit pour la plupart de tankers pétroliers qui ont changé de pavillon pour masquer leur origine russe, ou qui se sont chargés dans des ports russes au cours des derniers mois et pourraient être liés à des individus ou des sociétés russes sous sanctions. Comme le Minerva Nounou, qui navigue sous pavillon maltais. Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, le 24 février 2022, ce tanker de 17 ans a accosté une dizaine de fois dans des ports russes, dont Oust-Louga et Primorsk.

Un autre logiciel permet de compléter le tableau, en repérant les événements suspects, dont le nombre a explosé: un bateau qui, en pleine mer, débranche son transpondeur (le système d’identification automatique permettant de voir sa position) ou qui s’arrête à côté d’un autre dans les eaux internationales, sans doute pour y décharger sa cargaison. Cette technique de transfert de navire à navire (ship-to-ship transfer ou STS) est l’un des moyens les plus simples pour dissimuler l’origine d’un produit sous sanctions.  

«Pister les bateaux n’est pas nouveau. Avant c’était davantage pour se renseigner sur les activités des concurrents ou sur la chaîne d’approvisionnement. Aujourd’hui, cela permet surtout d’éviter d’acheter dans une chaîne avec un bateau sous sanctions», explique une personne qui passe ses journées les yeux rivés sur l’écran. Mais «l’exercice devient chaque jour plus compliqué», ajoute-t-elle, car les tankers changent régulièrement de nom et de pavillon, alors que Moscou s’est constitué une flotte «fantôme», en rachetant sous le manteau de vieux pétroliers dont les liens avec la Russie sont très difficiles à identifier.   

«Bienvenue dans un marché mondial du pétrole de plus en plus morcelé et opaque avec, d’un côté, ceux qui suivent les sanctions et, de l’autre, ceux qui agissent selon un tout autre protocole. La ligne entre les deux est très mince!», résume un trader. Depuis plus d’un an, à Genève, toute la profession s’adonne frénétiquement à ce qui ressemble à un jeu vidéo, suivant aussi comme le lait sur le feu les dernières sanctions édictées par les Occidentaux, avec l’aide d’une armada de juristes et d’avocat∙e∙s qui décortiquent les textes à la virgule près.  

La Suisse est aux premières loges de ce bouleversement énergétique. Avant la guerre, 50 à 60% des barils russes destinés à l’exportation étaient vendus par des négociants helvétiques, principalement basés à Genève. Les banques de la place distribuaient des milliards de lignes de crédit, presque les yeux fermés, et les plus gros négociants – Trafigura, Vitol et Glencore – étaient des partenaires de premier plan du régime toujours plus ouvertement autoritaire de Vladimir Poutine. Ce qui faisait de la Suisse, petit pays «neutre», le principal dealer d’une Europe droguée au pétrole russe. En 2021, le Vieux continent importait chaque jour 2,3 millions de barils de brut et de produits pétroliers (principalement du diesel), selon l’Agence étasunienne d'information sur l'énergie, sur un total de 4,7 millions de barils exportés par la Russie.  

En attendant l'embargo

Embargo à mèche lente  

Cette longue lune de miel a pris fin le 3 juin 2022, avec l’annonce d’un futur embargo européen sur le pétrole russe, dans le sillage de celui adopté en mars par les États-Unis. Ces sanctions étaient reprises une semaine plus tard par la Suisse. Entre la rue du Rhône et le quartier des Eaux-Vives, où sont installées les principales maisons de négoce, le secteur est alors sens dessus dessous. «C’était vraiment la panique. Tout le monde essayait de comprendre comment le marché et les flux allaient se réorganiser, et quels seraient les nouveaux débouchés», se souvient un trader. D’autant plus que Bruxelles a opté pour un embargo à mèche lente, avec une entrée en vigueur différée: le 5 décembre 2022 pour le pétrole brut russe ; le 5 février 2023 pour les produits raffinés. Un laps de temps durant lequel les traders ont pu se perdre en conjectures pour savoir ce qui était permis ou non, et s’adapter. 

L’enjeu est de taille car les ventes à l’étranger de pétrole brut et de produits raffinés représentent plus de 35% du total des exportations russes et alimentent à plus d’un tiers le budget de la Russie. Pour priver la machine de guerre de Poutine de ses principales sources de revenus, les États européens ont sorti l’artillerie lourde. Le sixième paquet de sanctions prévoit alors de bannir l’importation d’or noir russe par voie maritime sur leurs territoires, mais également d’interdire aux entreprises européennes de transporter, assurer ou financer des cargos russes, y compris lorsque les barils sont destinés à des pays tiers qui n’ont pas adopté de sanctions. C’est la perspective de sérieusement perturber les exportations du troisième plus gros producteur de pétrole au monde, puisqu’avant la guerre en Ukraine, 60% du brut russe était transporté par des navires européens, grecs pour la plupart, et assuré dans trois quarts des cas par des compagnies britanniques ou norvégiennes. 

Les traders ne savent plus à quel saint se vouer car, au même moment, les États-Unis poussent pour la mise en place d’un mécanisme inédit: le «price cap» (prix plafond). Craignant que l’approche européenne ne fasse exploser les prix de l’énergie, le Trésor étasunien veut obliger Moscou à vendre son pétrole à un prix inférieur au marché, artificiellement fixé par les Occidentaux. Sa directrice, Janet Yellen, fait le pari que les Russes devront s’y plier, en raison de leur forte dépendance vis-à-vis des armateurs et assureurs européens pour transporter leur pétrole. Ces opérateurs pourront donc continuer à fournir des services, pour autant que les barils aient été achetés en dessous du prix plafond et soient livrés dans des pays qui n’appliquent pas les sanctions. Le but: «permettre au reste du monde de continuer à s’approvisionner en pétrole russe sans que cela n’enrichisse la Russie», résume l’analyste d’une maison de négoce. 

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Le pétrole russe est acheté bon marché par des négociants indépendants n’ayant pas froid aux yeux et revendu principalement aux marchés d’Asie: ici le tanker Habrut, sous pavillon des Îles Marshall, au terminal de Zhoushan, en Chine.

Affaires à saisir à tous les étages 

Le «price cap» ne sera finalement acté par les Occidentaux qu’en décembre 2022. Dans l’intervalle, le pétrole russe s’écoule toujours. Sa production était de 10 millions de barils par jour à la fin août. «Durant cette période pré-embargo, toutes sortes de types se baladaient à Genève et proposaient des affaires plus ou moins louches, plus ou moins légales», se souvient un trader qui a longtemps opéré sur le marché russe. «Les marges pouvaient être phénoménales, jusqu’à 25%», ajoute cette source. 

Le baril de Brent (extrait dans la mer du Nord et qui sert de référence pour les prix) atteint 120 dollars en mars, alors que l’Urals (la qualité russe la plus courante), qui trouve difficilement preneur, est écoulé avec d’énormes discounts par la Russie, entre 30 et 40 dollars de moins par rapport au Brent, contre des rabais de 2 à 3 dollars avant la guerre. La totale réorganisation de la chaîne d’approvisionnement est en marche. La Chine, l’Inde et la Turquie, les «pays amis» comme les appelle Vladimir Poutine, voient leurs importations monter en flèche, et se frottent les mains de recevoir un pétrole si bon marché, qu’ils pourront raffiner et revendre sur le Vieux continent à prix fort. Et puisqu’il n’est pas encore interdit d’importer des barils russes en Europe, des offres alléchantes arrivent sur les smartphones des indépendant∙e∙s qui n’ont pas froid aux yeux.  

Un négociant maltais basé à Genève raconte avoir été contacté en octobre par une filiale du géant étatique russe Rosneft, sous sanctions étasuniennes et européennes depuis mars 2022. La proposition, que nous avons pu consulter: acheter 100 000 tonnes de diesel au port de Novorossiïsk (le principal port pétrolier du sud de la Russie) avec un fort discount et payer la marchandise dans une banque basée à Oman, sur le compte d’une société écran enregistrée au Royaume-Uni. «Le commerce se poursuit, mais la principale difficulté, c’est de trouver des canaux pour payer les Russes. Très peu de banques veulent le faire», nous expliquait alors cet interlocuteur. Plusieurs schémas sont à disposition, comme des opérations de compensation qui ont largement fait leurs preuves. «Il suffit de payer, avec des fausses factures, une société russe qui n’est pas sanctionnée en Europe. Elle se chargera ensuite de reverser l’argent à qui de droit en Russie, à Rosneft en l’occurrence, en prenant au passage un pourcentage» affirmait-t-il.  

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Le géant étatique Rosneft trouve des moyens de continuer le commerce de son pétrole à l’aide d'opérations financières et logistiques toujours plus sophistiquées: ici un tanker pétrolier venu s’approvisionner au port russe de Novorossisk.

Les grandes banques se figent 

Alors que les affairistes se réveillent, les acteurs les plus en vue doivent tourner au plus vite la page russe, sous peine de voir leur réputation carbonisée. Les grandes banques de la place optent pour la prudence extrême, «encore terrorisées par le souvenir de l’énorme amende de 9 milliards de dollars infligée [en 2014] par les États-Unis à la BNP Paribas pour violation d’embargos [à l’encontre du Soudan, de l’Iran et de Cuba]», explique un ancien banquier. Feu Credit Suisse, déjà cerné par les scandales, annonce mettre fin au financement du pétrole russe. D’autres établissements, comme ING et Rabobank, qui ont eux aussi coupé les lignes de crédit, acceptent tout au plus de libérer du cash pour «faciliter les flux» restants.   

Mise sous sanctions fin mai 2022 et exclue du réseau Swift, la filiale helvétique du géant Sberbank, qui avait accordé en 2021 plus de 18 milliards de dollars de financements aux négociants, disparaît du paysage à l’automne. L’établissement a été racheté par l’homme d’affaires genevois Abdallah Chatila et rebaptisé TradeXbank.   

Rétropédalage chez les géants du négoce 

Dès l’invasion de l’Ukraine, les géants du négoce Trafigura, Vitol, Glencore et Gunvor se lancent dans une course contre la montre. Prises de position contre les violences de la guerre, promesses de ne plus toucher au pétrole russe, même avant l’entrée en vigueur de l’embargo, et de renoncer aux investissements en Russie, tout est bon pour faire acte de contrition.   

Deux mois avant la guerre, pourtant, les relations avec la Russie étaient encore au beau fixe. Les trois premiers traders avaient remporté des appels d’offres pour devenir les principaux acheteurs des produits pétroliers (naphta et diesel) de Rosneft dans les plus importants ports du pays en 2022. Comme le raconte notre enquête «Les amitiés brut du Kremlin», ces négociants ont été, pendant des décennies, les traders favoris du Kremlin, accordant des préfinancements (prêts) au secteur pétrolier russe en échange de quantités phénoménales de barils, ou prenant des participations dans divers projets ou entreprises. Avant la guerre, ils négociaient à eux seuls un million de barils de pétrole russe par jour, selon les estimations. Ils ont également contribué à faire de Genève la base arrière préférée des Russes. Dès 2011, Rosneft, premier producteur étatique russe, y avait implanté sa filiale de trading, tissant sa toile, entouré de sociétés partenaires à l’actionnariat peu transparent et conseillé par des avocat∙e∙s suisses aux petits soins.  

>> Le réseau Rosneft à Genève

© Wikimedia

En mars 2022, le géant russe, dirigé par celui que l’on surnomme le «Dark Vador du Kremlin», Igor Setchine, autrefois un habitué des séjours à Genève, est mis sous sanctions étatsuniennes et européennes, aux côtés de Gazprom Neft et Transneft, qui détient le monopole de l’exploitation des pipelines. À partir du 15 mai 2022, fournir des financements ou des services à ces entreprises est prohibé. 

Nouveaux acteurs

Participations cédées et tours de passe-passe 

Trafigura annonce ne plus vouloir acheter une seule goutte de pétrole auprès de Rosneft à cette date. Le négociant est aussi contraint de se débarrasser de sa participation de 10% dans Vostok Oil, le méga-projet de Rosneft, qui prévoit d’exploiter plusieurs gisements de gaz et de pétrole dans la péninsule de Taïmyr, une région de l’Arctique déjà durement touchée par le dérèglement climatique. C’est une petite société, Nord Axis Limited, enregistrée à Hong Kong une semaine avant l’invasion de l’Ukraine, qui rachète ses parts en juillet 2022, pour un montant inconnu. Comme le relevait alors le Financial Times, personne ne sait qui se cache derrière cette nouvelle venue parmi les acheteurs de barils russes. Interrogée par Public Eye, Trafigura répond que Nord Axis a fait l’objet d’un «examen approfondi», qu’elle n’a «aucun lien avec Trafigura» et que «son propriétaire n’est pas russe».  La société est en tout cas devenue un important acheteur de pétrole russe.

Le négociant vend aussi, en janvier 2023, sa participation indirecte de 24,5% au sein du groupe indien Nayara Energy, qui possède une raffinerie et tourne aujourd’hui à plein régime, recevant à flux tendu le pétrole bradé par Moscou. Rosneft y détient toujours 49% du capital.   

Six mois avant l’invasion russe, Vitol avait conclu un accord à long terme avec Rosneft prévoyant la livraison de 9 millions de tonnes de pétrole brut russe par an. Ce deal est rompu. Le géant du trading se sépare aussi, en décembre 2022, de ses 5% dans Vostok Oil, détenus conjointement avec le petit trader Mercantile & Maritime, également présent à Genève. L’acheteur est Fossil Trading FZCO, une société enregistrée à Dubaï en avril 2022. Cette structure détient 100% du capital de la société genevoise Energopole, selon le site internet de cette dernière. Début 2022, cette même Energopole était encore une filiale de Rosneft.  

Glencore dit avoir ramené à zéro la valeur de sa participation de 0,57% dans Rosneft, comme on peut le voir dans son rapport financier préliminaire de 2022. Quant à Gunvor, il a toutes les peines du monde à se séparer de sa participation de 26% dans le terminal pétrolier du port d’Oust-Louga. Contacté, le négociant répond que cette cession «n’a jusqu’à présent pas été réalisable sur le plan pratique ou juridique».  

La petite ville côtière de Vadinar, dans la province de Gujarat, accueille la deuxième plus grande raffinerie d’Inde, propriété de Nayara Energy. Rosneft détient 49,3% des parts du groupe indien, et Trafigura ne s’est séparée de ses parts qu’en janvier 2023.

Des cargos pour la route  

Mais avant de couper officiellement les ponts avec la Russie, les négociants suisses ont continué pendant plusieurs mois à acheter des cargos russes – ce qui en cette période de pré-embargo était moralement répréhensible, mais pas interdit. Comme nous l’avions montré, en février et mars 2022, Trafigura et Vitol arrivaient en tête des plus gros acheteurs de brut russe, juste derrière Litasco, la branche de négoce du pétrolier privé russe Lukoïl, basée à Genève. La faute aux contrats à terme qui avaient été signés avant le 24 février, expliquaient-ils.  

Public Eye a eu accès à des données détaillées qui montrent l’évolution de la situation au port de Kozmino, entre mars et octobre 2022. C’est à partir de ce terminal pétrolier, situé près de Vladivostok, dans l’Extrême-Orient russe, qu’est exporté vers l’Asie le «ESPO Blend crude», le mélange de pétrole brut qui transite via le pipeline allant de l’est de la Sibérie jusqu’à l’océan Pacifique, soit 35 millions de tonnes chaque année.

Dans ce «line-up» (le classement des acheteurs, dans le jargon), on constate que de mars à mai 2022, Trafigura et Vitol ont obtenu respectivement un total de 645'986 et 610'000 tonnes de pétrole brut, soit environ 6 cargos chacun (si l’on calcule avec la capacité moyenne de 100'000 tonnes d’un pétrolier de type Aframax). Reuters détaillait par ailleurs en mai ce qui semble être une autre cargaison de Vitol, elle aussi chargée à Kozmino et vendue aux Émirats arabes unis. Gunvor, lui, a obtenu deux cargos de brut, l’un en mars et l’autre en juillet.  

Contacté, Vitol confirme avoir, «pendant une courte période après l'invasion», rempli «des engagements légaux envers des producteurs russes jusqu'à ce qu'il soit en mesure de régler les problèmes contractuels». Gunvor n’a pas souhaité s’exprimer et Trafigura dit avoir «résilié tous les contrats d’enlèvement à long terme avec des producteurs russes appartenant à l'État avant l'entrée en vigueur des sanctions européennes [n.d.l.r.: concernant les sociétés étatiques pétrolières russes] en mai 2022». 

© Opak
Exportations de pétrole brut depuis la Russie au cours du 1er mois après l’entrée en vigueur complète de l’embargo le 19 janvier 2023.

Le bal des intermédiaires et des «pop-up»   

Dès le mois d’août 2022, ces grands noms du trading ont disparu du palmarès de Kozmino. Des sociétés étatiques russes et chinoises ont pris le relais, accompagnées d’une ribambelle de petites structures au profil et à l’actionnariat inconnus. Parmi ces nouveaux acteurs, une dizaine de noms émerge: Sunrise, Everest, Bellatrix, Petkim, Covart Energy, Serene Resources, Livna Shipping ou encore Tejarinaft, installée à Dubaï l’an dernier. Cette entité, qui reçoit essentiellement des volumes de Rosneft, est soupçonnée d’être une façade pour le géant étatique russe. Ces structures ont été surnommées les « pop-up», car elles surgissent sans qu’il soit possible de savoir qui les actionne.  

Dans le secteur, beaucoup tentent de percer leurs mystères. «À qui revendent ensuite les petites sociétés qui éclosent? Tout le monde se concentre sur les premières ventes (first sales), mais personne ne regarde ce qui se passe après, et c’est très difficile d’avoir des données. On peut faire l’hypothèse qu’il s’agit de «faux-nez», et qu’une compagnie plus importante se cache derrière la société qui achète en premier», estime une analyste basée en Suisse. «Ce qui est étonnant, c’est qu’en quelques mois, parties de zéro, certaines ont appris à acheminer des cargaisons et à les faire assurer, à trouver des financements. Elles sont forcément aidées par d’autres sociétés plus grosses qu’elles», remarque-t-elle.  

Ces entités opèrent désormais pour la plupart depuis Dubaï (encadré ci-dessous) ou Hong Kong, deux juridictions qui n’ont pas adopté de sanctions contre la Russie. Depuis le début de la guerre en Ukraine, elles voient affluer les sociétés qui veulent continuer en toute tranquillité le commerce avec Moscou.   

Mais dans cette liste figurent encore deux sociétés domiciliées en Suisse. À commencer par Paramount Energy & Commodities, qui se classe tout en haut du palmarès de Kozmino.  

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Depuis l’entrée en vigueur de l’embargo sur le pétrole brut russe en décembre 2022, Paramount a affrétés plusieurs tankers, dont le Yasa Golden Bosphorus, un Aframax administré par une filiale de Vitol jusqu’à peu.

Festin de brut pour le discret trader genevois et son double à Dubaï

Entre mars et octobre 2022, cette petite société genevoise a obtenu près de 6,2 millions de tonnes de pétrole brut russe, soit une moyenne de 7 cargos par mois (si l’on prend les tankers Aframax, avec une capacité moyenne de 100'000 tonnes), revendues en Chine, selon nos informations. À partir de novembre, le rythme s’est accéléré. Selon des chiffres complémentaires allant jusqu’à fin février, Paramount, qui s’approvisionne auprès de petits producteurs russes – la plupart du temps via son partenaire Concept Oil Services – a obtenu 9 à 10 cargos par mois, même après l’entrée en vigueur de l’embargo sur le pétrole brut, le 5 décembre 2022. Durant cette période, Paramount a affrété plusieurs tankers, dont, détail intéressant, le Yasa Golden Bosphorus, un Aframax qui, jusqu’au 23 avril 2022, était administré par Mansel, la filiale de shipping de Vitol.

Le total fait tourner la tête: 99 cargos de brut levés par Paramount à Kozmino depuis l’invasion russe, soit plus de 9,9 millions de tonnes ou 72 millions de barils. 

Dès juin 2022, un tour de passe-passe s’est toutefois produit. Comme viennent de le révéler Global Witness et le Financial Times, les activités à Kozmino de Paramount Energy ont été reprises par une entité basée à Dubaï, nommée Paramount Energy and Commodities DMCC. C’est désormais elle qui fait le commerce de brut russe. Les deux sociétés sont, sur le papier, dirigées et gérées de manière totalement indépendante. Détail intéressant: un citoyen suisse est à la tête de celle basée à Dubaï.  

Public Eye a enquêté sur la discrète ascension de Paramount qui, deux mois après le déclenchement de la guerre, se plaçait déjà en quatrième position des acheteurs de brut russe, derrière les géants LitascoTrafigura et Vitol. Nous brossions alors le portrait de cette société très bien introduite en Russie, en raison de ses liens passés avec l’oligarque Guennadi Timtchenko, fondateur de Gunvor et proche de Poutine, qui a longtemps été la coqueluche du milieu du trading à Genève. Paramount semble aussi bénéficier d’un traitement de faveur de la part de Transneft – le géant étatique russe propriétaire de tous les pipelines en Russie, qui contrôle le terminal pétrolier de Kozmino.

Le chiffre d’affaires de Paramount Energy serait aujourd’hui de 8 à 9 milliards de dollars. Ses concurrents s’interrogent sur sa capacité à trouver des financements pour acheter de tels volumes. «C’est l’un des secrets les mieux gardés: soit elle obtient des Russes le pétrole en open account (n.d.l.r.: en payant seulement quand elle revend le pétrole), soit ce sont des banques chinoises ou russes qui la financent», estime un trader qui connaît comme sa poche le marché russe.

Paramount joue désormais dans la cour des grands. Selon nos informations, le trader s’est récemment porté candidat pour racheter la raffinerie sicilienne ISAB de Litasco. Début 2023, la branche de négoce du géant russe Lukoïl a été contrainte de vendre cette usine, alimentée à 80% par du pétrole russe avant la guerre. Vitol et Trafigura étaient également sur les rangs. C’est finalement G.O.I. Energy, un fonds d’investissement privé partenaire de Trafigura, qui a remporté la mise, en janvier 2023. Paramount tente aujourd’hui d’acquérir un autre actif de Lukoïl en Europe: la société Petrotel Lukoïl S.A., propriétaire de l’une des plus importantes raffineries en Roumanie.  

Juste après avoir été exposée dans les médias, au printemps dernier, Paramount a fait disparaître de son site internet presque toutes les références à la Russie. Dans une interview accordée à un média ghanéen, son directeur et fondateur, le Néerlandais Niels Troost, se présentait comme «l’un des investisseurs les meilleurs et les plus fiables en Afrique». 

Contactée par e-mail, Paramount écrit: «Nous ne pouvons pas répondre à vos questions basées sur des prémices et allégations factuelles totalement erronées, voire biaisées. Comme nous vous l’avons déjà rappelé, notre société respecte et a toujours respecté scrupuleusement toutes ses obligations légales et notamment celles découlant des sanctions suisses et internationales.» 

Lukoil Oli Platform on the Black Sea © Maxim Shemetov / Reuters
Paramount se plaçait déjà en 4ème position des acheteurs de brut russe deux mois après l’invasion de l’Ukraine, et joue maintenant dans la cour des grands: le trader tente aujourd’hui d’acheter différents actifs de Lukoïl en Europe, suscitant des interrogations sur sa capacité à trouver des financements.

Petites coquilles et grands mystères 

Un autre nom intrigue dans le milieu du négoce: Sunrise. Nos données indiquent qu’en septembre 2022, cette société a levé près de 400 000 tonnes de pétrole brut à Kozmino, soit l’équivalent de 4 cargos. En juin, elle avait déjà obtenu une cargaison de brut auprès de Rosneft dans le port d’Oust-Louga. Destination: les Açores, au Portugal, à bord d’un tanker, Heidi A. Le média spécialisé Energy Intelligence, qui tient régulièrement à jour la liste des «nouveaux joueurs», indique qu’une entité nommée Sunrise X Trading a été enregistrée à Hong Kong, en juin également, sans qu’il soit possible de savoir s’il s’agit de la même société.  

Dans le registre du commerce genevois, on trouve une société appelée Sunrise Trade SA, enregistrée en 2020 à Genève, à deux pas de l’horloge fleurie, chez une fiduciaire. Sur son site internet, qui propose une carte de la Cité de Calvin en partie écrite en russe, Sunrise explique «réaliser des transactions à l’échelle mondiale» en Russie, dans les pays de l’ex-URSS, au Moyen-Orient et en Asie. Un trader genevois nous a assuré qu’il s’agit bien de la même entité. 

Nos questions à l’administrateur suisse de la société sont à ce jour restées sans réponse.   

Plus d'informations

  • Vases communicants entre Genève et Dubaï

    Toutes celles et ceux qui en reviennent sont unanimes: Dubaï semble aujourd’hui prise d’assaut par des hordes de riches Russes, alors que sa place du négoce pétrolier, autrefois relativement modeste, connaît un développement spectaculaire. Depuis le début de la guerre en Ukraine, de nombreuses petites sociétés y ont élu domicile, essentiellement pour occuper la niche très rentable du commerce de barils russes. Plusieurs traders genevois ont aussi mis le cap vers ce paradis du clinquant, où les restaurants proposent désormais des menus en cyrillique. Et où les autorités n’ont pas adopté de sanctions contre la Russie.  

    Certains négociants y déplacent une partie de leur personnel, «envoyé six mois là-bas, alors que leur famille reste à Genève», indique une source qui parle de vases communicants.  

    «S’installer à Dubaï revêt un intérêt fiscal évident car il n’y quasiment pas d’impôt sur les sociétés. Mais c’est surtout une bonne destination pour ceux qui ne veulent pas être épinglés dans le cadre d’achats ou de ventes de produits sous sanctions», remarque un ancien banquier suisse. Ce spécialiste du financement du négoce prédit toutefois que «la plupart des négociants vont garder une forte présence à Genève, pour conserver leurs limites bancaires afin de financer leurs activités globales. À Dubaï, les banques n’ont pas encore la culture du financement du négoce. Elles sont mauvaises, même sur des choses très simples.» 

    La Swiss Trading and Shipping Association (STSA), faîtière des négociants suisses, répond ne pas disposer de statistiques sur le nombre de sociétés qui ont déplacé leurs affaires. «Avant la guerre, les négociants avaient déjà des filiales dans des pays étrangers, comme Singapour ou Dubaï», remarque sa secrétaire générale Florence Schurch, ajoutant qu’«avoir une entité commerciale à Dubaï n'est pas illégal et ne signifie pas automatiquement qu'elle est utilisée pour contourner les sanctions.»  

    Litasco, la branche de trading du géant russe Lukoïl, qui compte 450 employé∙e∙s, avait envisagé de quitter la Suisse au début de la guerre. Mais le négociant s’est ravisé, donnant même l’assurance aux autorités genevoises qu’il conserverait son siège social au bord du Léman, selon une enquête de la RTS. La solution: se scinder en deux. Selon nos informations, le directeur général de Litasco, Nazim Suleymanov, qui vivait à Collonges-Bellerive, dans la banlieue chic de Genève, a rejoint Dubaï avec la moitié de son équipe. Le siège genevois, rue Kazem-Radjavi 3, devrait désormais faire commerce de pétrole acheté sur d’autres marchés que la Russie, en particulier en Irak.  

    Certaines sociétés ont depuis longtemps acquis l’art de travailler avec un pied aux Émirats arabes unis et l’autre en Suisse. C’est le cas de la société dubaïote Coral Energy, qui attise la curiosité. Pendant les premiers mois de la guerre, ses volumes de produits raffinés et de brut russes ont explosé en raison de ses excellentes relations avec Rosneft. Fin novembre, Coral affirmait toutefois avoir cessé d’acheter du brut russe six mois auparavant et des produits raffinés à la fin 2022. À Genève, Coral Energy dispose d’un bureau de représentation nommé Polar Energy. C’est de là qu’auraient été prises «nombre de décisions importantes pour la société, alors qu’à Dubaï, les contrats étaient signés», indique une source.

Épidémie de STS et certificats d’origine douteux

Depuis l’entrée en vigueur de l’embargo sur le pétrole brut, le 5 décembre, compléter la liste de ces «nouveaux joueurs» est devenu un casse-tête. À l’été 2022, Energy Intelligence rapportait les propos édifiants d’un négociant: «Vous verrez davantage d’acteurs obscurs, dont personne n'a jamais entendu parler, affréter des navires. Ce sera comme avec l’Iran et le Venezuela, mais à une échelle beaucoup plus grande» prédisait-il.  

Nos interlocuteurs et interlocutrices décrivent également un marché du pétrole fragmenté et qui s’enfonce chaque jour un peu plus dans l’opacité. Même les analystes les plus chevronné·e·s reconnaissent que les informations sont en passe de se tarir: «Les traders occidentaux qui pouvaient recueillir des informations auprès d’agents locaux dans les ports russes n’y opèrent plus, et les tankers changent souvent de noms et de propriétaires», explique l’un d’eux.  

Des données brutes existent bien, comme celles compilées par le CREA, un organisme finlandais qui publie régulièrement un bulletin sur les exportations de produits fossiles russes. Public Eye a eu accès à sa base de données, qui répertorie tous les tankers chargeant encore des barils dans les ports russes, avec les quantités levées et la destination finale. Mais il est de plus en plus difficile, voire impossible, de connaître l’identité des acheteurs et des vendeurs, à moins d’avoir des sources humaines dans chaque port.   

La profession est ainsi confrontée à la montée en puissance d’une «flotte de l’ombre», assemblée par la Russie en prévision de l’embargo pétrolier. Selon les estimations, elle compterait aujourd’hui 400 tankers âgés de 12 à 17 ans. Outre les risques de marée noire qu’ils font peser sur les océans, ces bateaux, dont certains étaient promis à la casse, ont été achetés par des acheteurs inconnus via des sociétés écrans basées à Dubaï ou en Asie, sur lesquelles mêmes les spécialistes se cassent les dents. Ils ne semblent transporter que des barils russes et ont leurs habitudes: changer souvent de nom et de pavillon; disparaître régulièrement des écrans en éteignant leurs transpondeurs; et s’adonner sans modération au transfert de navire à navire (ship-to-ship transfer ou STS). 

© Reuters / Sergei Karpukhi
Les transferts de navire à navire permettent à Moscou de minimiser les coûts des voyages vers la Chine et l’Inde, mais potentiellement aussi à blanchir l’or noir russe en le mélangeant à du pétrole d’autres sources (blending) afin de masquer son origine.

À proximité des côtes de Kalamata (en Grèce), de Ceuta (enclave espagnole au Maroc), et de Lomé (au Togo), ces transbordements ont fortement augmenté. Ils permettent à Moscou de déverser son pétrole acheminé par de petits tankers dans de plus gros navires, afin de minimiser les coûts des voyages, beaucoup plus longs, vers la Chine et l’Inde.  

Mais les transferts de navire à navire peuvent aussi servir à mélanger (blending) les produits pétroliers venant de Russie à d’autres afin de masquer leur origine. Selon plusieurs sources, ce blanchiment d’or noir russe se pratiquerait également à une échelle quasi industrielle dans les grands entrepôts pétroliers aux Émirats arabe unis, à Singapour ou en Turquie, loués par les nouveaux traders favoris du Kremlin.  

À Genève, certains négociants disent avoir la hantise d’acheter une cargaison russe qui aurait ainsi été blanchie. «Il n’existe aucun standard international sur ce que devrait être un certificat d’origine. Pour l’instant, tout le monde pu presque peut fabriquer ce document, ce qui est un problème fondamental dans le contexte des sanctions», explique la personne en charge d’un service compliance.  

Sur la plateforme Platts, de plus en plus de sociétés publient des offres de vente de produits raffinés accompagnées de formules alambiquées: «le produit livré par le vendeur ne devrait pas être, en tout ou en partie, d’origine russe»; «au meilleur de nos connaissances», la marchandise ne provient pas de Russie.   

Paradis de la non-régulation

Remettre le couvert à Genève avec le «price cap»?  

Si tout au long de l’année 2022, la profession a été tenue en haleine par les «pop-up» sorties de nulle part et les navires fantômes de Poutine, c’est désormais le «price cap» (prix plafond), avec sa mise en œuvre hautement acrobatique, qui est au centre des discussions.   

Après d’interminables débats, une coalition composée des pays de l’Union européenne, du G7 et de l’Australie a fixé in extremis ce plafond à 60 dollars le baril pour le pétrole brut, deux jours avant l’entrée en vigueur de l’embargo européen le 5 décembre 2022. Pour les produits raffinés, interdits d’importation en Europe depuis le 5 février, le plafond est de 100 dollars pour le diesel et le kérosène, et de 45 dollars pour certains fiouls. L’objectif général n’est pas de stopper les flux russes, mais de s’assurer qu’ils génèrent moins de cash pour alimenter la guerre en Ukraine. 

Si la Suisse ne fait pas officiellement partie de cette Coalition internationale pour le plafonnement des prix, elle a repris, en novembre dernier, le huitième paquet de sanctions concernant le «price cap», qui s’applique donc en Suisse. Les grands négociants helvétiques pourraient-ils revenir dans le jeu et jeter aux orties leurs déclarations humanistes du printemps 2022? À Genève, les avis sont partagés: «Théoriquement, le commerce est possible en dessous d’un certain prix. Mais comme on dit dans le jargon, il va falloir que ça calcule, c’est-à-dire que ça soit rentable», explique un analyste. «Ces transactions sont possibles pour autant que les financements, la logistique, le transport et l’assurance ne coûtent pas plus cher que le prix payé par l’acheteur final. Or, tous ces coûts vont augmenter puisqu’il s’agit de livrer du pétrole en Asie, avec des distances deux fois plus longues», ajoute-t-il.  

Public Eye a adressé des questions aux principales maisons de négoce. Les réponses sont évasives, laissant ouvertes toutes les options. Vitol répond mener «ses activités dans le respect total de toutes les lois et réglementations applicables, y compris celles relatives aux sanctions». En novembre dernier, son directeur général Russel Hardy déclarait que l’introduction du «price cap» pourrait «réorienter le commerce vers les petites entreprises». Glencore renvoie à son communiqué de presse du 30 mars 2022, dans lequel est indiqué que la société «ne s’engagera pas dans de nouvelles activités de négoce de matières premières d'origine russe, à moins d’y être invitée par les autorités gouvernementales compétentes». Plus diserte, Trafigura répond que, «comme le reste de l'industrie», elle examine «attentivement les implications des réglementations sur le plafonnement des prix» et continue à s’engager «auprès des gouvernements pour comprendre leurs exigences et fournir les matières premières et l'énergie dont ils ont besoin sur des marchés perturbés». Gunvor dit «se conformer strictement à toutes les sanctions économiques internationales applicables et réglementations relatives à la Russie». 

Les observateurs évoquent les difficultés à reprendre le commerce avec Moscou, tant que les banques refuseront de financer les transactions et que les assureurs européens se tiendront en retrait. Le «price cap» est largement perçu comme une usine à gaz, un mécanisme «inventé par des bureaucrates diplômés en finance qui ne comprennent pas les marchés pétroliers», estimait récemment sur CNBC un expert du secteur.   

Certains prédisent la difficulté qu’auront les régulateurs à effectuer des contrôles, et à déjouer les techniques de contournement. «On peut toujours écrire dans le contrat qu’on a acheté le baril d’Urals à 56 dollars, montrer ça à l’armateur, puis faire un avenant qui rajoute 12 dollars payés aux Russes pour compenser, par exemple à Dubaï ou en Turquie», explique un trader basé aux Émirats arabes unis.  

Interrogée sur le «price cap», Paramount Energy garde le silence. La société genevoise pourrait être directement concernée puisqu’elle opère uniquement depuis le port de Kozmino, où le baril ESPO Blend crude se vendait à environ 79 dollars le baril sur les marchés asiatiques à la veille de l’entrée en vigueur de l’embargo, le 5 décembre 2022. Soit bien au-dessus du prix plafond de 60 dollars fixé par les Occidentaux.

Dans une récente enquête, l’ONG britannique Global Witness a calculé que durant les deux premiers mois de l’entrée en vigueur de l’embargo, 20 millions de barils de qualité ESPO, d'une valeur de 1,5 milliard de dollars, auraient dû être soumis au plafonnement des prix, mais ont été vendus bien au-dessus de celui-ci. Global Witness s’interroge ainsi sur une éventuelle violation du «price cap» par Paramount Energy, l’un des plus gros acheteurs d’ESPO. Depuis juin 2022, ce commerce serait toutefois géré par une entité enregistrée à Dubaï: Paramount Energy and Commodities DMCC. 

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Genève, ville de tous les vices financiers: les réflexions sur comment gérer le «price cap» sur le pétrole russe adopté par la Suisse vont bon train dans le milieu du négoce.

Des contrôles inexistants en Suisse 

Les États-Unis, l’Union européenne et le Royaume-Uni ont édicté des directives à l’attention des acteurs du marché qui voudraient commercer avec la Russie en se pliant au mécanisme du «price cap». Chacun à son niveau a des obligations. Les négociants – les seuls à être en contact direct avec les vendeurs russes – doivent être en mesure de prouver qu’ils ont bien acheté les barils en dessous du prix plafond, en cas d’audit ou de contrôle. Les banques qui financent les transactions, tout comme les affréteurs et les agents maritimes, peuvent se reposer sur les négociants, qui doivent leur certifier que la marchandise a été achetée en conformité avec le prix plafond. Enfin, les assureurs et les propriétaires des bateaux, eux, n’ont besoin que d’une attestation transmise par ceux qui les précèdent dans la chaîne. Tous doivent conserver la documentation durant cinq ans. Les autorités britanniques, de loin les plus strictes, exigent même des traders qu’ils notifient toute transaction pétrolière réalisée avec la Russie, dans un délai de 40 jours, avec la documentation (contrat, bon de chargement, de fret, lettre de crédit, etc.). 

Et la Suisse? La réponse est simple: aucun des mécanismes de contrôle préconisés par Bruxelles, Washington et Londres n’a été repris par le Secrétariat d’État à l’économie (SECO), l’organisme pourtant en charge de surveiller l’application des sanctions. C’est la promesse d’un cadre beaucoup plus favorable à la reprise des affaires. En Suisse, les négociants ne sont donc pas contraints de notifier leurs achats de pétrole russe ni de conserver la documentation. Les autorités helvétiques misent sur la bonne volonté de la branche, invitée à s’autoréguler. Contacté, le SECO dit «ne pas vouloir créer une surcharge en matière de compliance pour l’industrie avec le prix plafond» ni «entraver le business pétrolier avec la Russie», suivant, sur ce dernier point, l’approche de la coalition internationale pour le plafonnement des prix. Une réponse qui s’inscrit dans la lignée de la politique menée jusqu’ici par Berne pour préserver à tout prix l’attractivité de la place de négoce suisse, alors que les risques liés à ce secteur, eux, sont connus depuis au moins une décennie.   

Autre particularité helvétique relevée par une analyste: «Le régime des sanctions dans l’Union européenne et au Royaume-Uni s’applique à toute personne au bénéfice d’un passeport dans ces juridictions. En Suisse, cela concerne les personnes qui ont un passeport suisse et qui vivent en Suisse. Donc si vous êtes Suisse et vous habitez à Dubaï, par exemple, vous n’êtes pas obligé de vous plier aux sanctions helvétiques», explique cet interlocuteur. Ce qui est susceptible d’offrir une certaine marge de manœuvre. Le SECO a confirmé ce point, répondant que «contrairement à la situation dans l'UE et aux États-Unis, les citoyens suisses établis à l'étranger ne sont pas soumis aux sanctions décrétées sur la base de la loi sur les embargos.» Il en est de même pour les personnes morales (sociétés).

Un responsable d’une petite société de négoce genevoise explique cependant que, même si la régulation locale est clémente, les négociants ont toujours les yeux rivés sur les régulations édictées par les États-Unis. «Le diable se cache dans les détails, et il y a toujours le risque d’être rattrapé par l’OFAC [Office of Foreign Assets Control]», explique-t-il. «Et d’ailleurs pourquoi se mettre en danger depuis la Suisse, alors qu’on peut travailler sans problème de Dubaï», ajoute-t-il.  

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Poutine et sa Chevrolet à 5 roubles  

Pour l’instant, Vladimir Poutine et son clan peuvent se frotter les mains d’avoir déjoué les pronostics catastrophistes des Occidentaux. En 2022, en dépit des prix bradés du brut russe, la Russie a empoché 218 milliards de pétrodollars, selon l’Agence internationale de l’énergie, et ses exportations d’or noir ont augmenté de 7,6%. En un an de guerre, la carte énergétique mondiale a été redessinée. En 2023, les importations de brut russe dans l’Union européenne devraient atteindre 500'000 barils par jour, contre 2,3 millions en 2021. Les producteurs russes ont trouvé de nouveaux marchés: environ 80% des flux de brut sont désormais destinés aux «pays amis» de Vladimir Poutine, l’Inde, la Chine et la Turquie en tête.  

Début février, le CREA constatait que «la Russie ne réagissait pas au plafonnement des prix en restreignant son offre» et qu’elle «pourrait au contraire augmenter les volumes pour contrer la baisse des prix». Le chef du Kremlin a plusieurs fois qualifié de «stupidité» le prix plafond, se vantant de sa capacité illimitée à financer «l’opération militaire spéciale» en Ukraine. Il y a quelques semaines, il apparaissait tout sourire devant un parterre de journalistes russes. «Bien sûr, le but de nos opposants et ennemis géopolitiques, c’est de limiter les revenus du budget russe. Mais avec ce prix plafond, nous ne perdons rien (…) car le prix plafond, c’est le prix auquel nous vendons [notre brut] actuellement», disait-il , ironisant sur cet instrument «anti-marché». «Imaginez: vous voulez acheter une Mercedes ou une Chevrolet et vous dites: je veux acheter cette voiture pour cinq roubles, pas plus!», lançait-il, provoquant des rires dans la salle.   

Poutine a signé un oukase (décret) présidentiel qui, depuis le 1er février, interdit la vente de brut et de produits pétroliers à toutes les entités («personnes morales étrangères et autres particuliers») qui se plient à ce mécanisme. Mais le flou subsiste puisque le président pourra, sur «décision spéciale», accorder des exemptions. De plus, le texte précise que l’interdiction s’applique aux entités qui, dans leurs contrats, mentionnent en toutes lettres le «price cap». Suffira-t-il que ces dernières évitent tout simplement cette formulation pour continuer à recevoir des barils de brut? Pour les traders qui suivent de près ces subtiles évolutions, la question reste ouverte.   

La Suisse doit agir! La guerre en Ukraine et le négoce de matières premières