Embargo sur le pétrole russe: la Suisse mise toujours sur la bonne volonté des négociants

La guerre en Ukraine a perturbé une longue histoire d’amour entre Genève et l’or noir russe. Autrefois partenaires clés du régime de Poutine, les négociants helvétiques ont dû prendre leurs distances, alors que de petites structures ont émergé sur un marché toujours plus opaque. Une société genevoise a toutefois tiré son épingle du jeu: Paramount Energy & Commodities. Des données exclusives obtenues par Public Eye montrent que, depuis l’invasion russe, cette société, qui dispose d’une entité enregistrée à Dubaï, a levé quelque 72 millions de barils de brut dans le port de Kozmino, à l’extrême-orient de la Russie. En Suisse, le Secrétariat d’État à l’économie (SECO) refuse de contrôler le respect des sanctions contre le pétrole russe, contrairement à l’Union européenne.
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Une année de guerre en Ukraine a redistribué les cartes sur le marché du pétrole. Afin de tarir l’une des principales sources de financement de Poutine, un embargo historique sur l’or noir russe a été prononcé. Depuis décembre 2022, l’importation de pétrole brut par voie maritime est interdite. Son négoce est quant à lui soumis à un prix plafond dans une quarantaine de pays occidentaux. En février, ces mesures sont également entrées en vigueur pour les produits pétroliers. Avant l’invasion de l’Ukraine, l’Europe était le principal débouché pour le pétrole russe, dont 50 à 60% était négocié depuis la Suisse, selon nos estimations.

Sur la base de données exclusives et de témoignages d’insiders, une nouvelle enquête de Public Eye raconte comment le marché s’est fragmenté pour devenir encore plus opaque. Pendant des décennies, les géants Trafigura, Vitol, Glencore et Gunvor étaient les traders favoris du Kremlin, accordant des prêts au secteur pétrolier russe contre des quantités phénoménales de barils, ou acquérant des participations dans des projets ou entreprises. Depuis l’invasion de l’Ukraine, ils ont dû prendre leurs distances, au profit des sociétés étatiques russes ou chinoises ainsi que de petites structures à l’actionnariat inconnu. Ces nouveaux acteurs, surnommés «pop-up», opèrent pour la plupart depuis Dubaï ou Hong Kong, deux juridictions qui n’ont pas adopté de sanctions contre la Russie. Ils sont soupçonnés d’agir pour le compte ou avec l’appui de sociétés plus importantes voulant continuer le commerce de pétrole russe, en toute discrétion.  

Public Eye a eu accès à des données montrant l’évolution au port russe de Kozmino, d’où est exporté vers l’Asie le «ESPO Blend crude». Dès l’été 2022, les grandes maisons de négoce ont disparu du classement des acheteurs. Une entreprise suisse s’est toutefois imposée: Paramount Energy & Commodities. Peu après le début de la guerre, nous faisions déjà le profil de ce trader genevois qui a fait de la Russie et des pays de l’ex-Union soviétique son terrain de jeu favori.  Entre mars 2022 et février 2023, cette société a exporté 10 millions de tonnes (72 millions de barils) de brut russe, soit en moyenne 8 tankers par mois. Dès juin 2022, le négociant aurait toutefois confié le commerce de ces barils à une entité enregistrée à Dubaï: Paramount Energy and Commodities DMCC, indépendante de la société suisse, selon Global Witness et le Financial Times. Son directeur est un citoyen suisse. 

Le mécanisme du prix plafond permet toutefois aux opérateurs européens et suisses (négociants, transporteurs, assureurs) de continuer à faire commerce de brut russe, pour autant qu’ils l’achètent à moins de 60 dollars le baril («price cap») et le vendent à des pays qui n’appliquent pas les sanctions. La Suisse, qui reprend systématiquement les sanctions de l’Union européenne, a adopté ce mécanisme. Mais contrairement à ce qui se passe dans l’UE, aux États-Unis et au Royaume-Uni, le SECO ne prévoit aucun contrôle pour vérifier si les entreprises s'y conforment. L’office fédéral confirme ne pas mener d’audits ni imposer d’obligation de documenter les transactions, comptant sur la bonne volonté du secteur pour s’autoréguler.  

Par ailleurs, la loi helvétique sur les embargos ne s’applique pas aux Suisses domiciliés à l'étranger, contrairement aux dispositions européennes et états-uniennes. Pour les négociants établis à l'échelle internationale, il s’agit d’une invitation à contour les sanctions par de légères modifications organisationnelles. Cette attitude de laisser-faire, qui s’inscrit dans la lignée de la politique menée jusqu’ici par la Confédération pour préserver l’attractivité de sa place de négoce, doit cesser.  

Plus d'informations auprès de:

Agathe Duparc, enquêtrice matières premières et spécialiste de la Russie, +33 7 71 22 34 13, agathe.duparc@publiceye.ch

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