Financement du négoce: des instruments dangereux qui échappent au contrôle des banques

La Suisse vit au XIXème siècle en matière de lutte anti-blanchiment d’argent. La fuite de données FinCEN Files l’a encore crûment démontré la semaine dernière. Le Conseil fédéral continue pourtant aveuglément de se reposer sur les banques pour mettre de l’ordre dans le secteur des matières premières, qui apporte chaque année son lot de scandales. Dans son rapport «Trade Finance Demystified», Public Eye analyse les mécanismes de financement du négoce et dévoile comment ses barons, qui entament aujourd’hui leur traditionnel FT Commodities Summit, tirent profit des lacunes réglementaires pour réaliser des opérations à hauts risques.

Deux mille milliards de dollars de transactions suspectes entre 1999 et 2017. C’est le montant dévoilé par la fuite de données FinCEN Files, qui expose les failles du dispositif mis en place pour empêcher le blanchiment d’argent provenant du crime et de la corruption. Le secteur du négoce de matières premières est particulièrement exposé à ces risques de corruption, comme l’a reconnu le Conseil fédéral. Public Eye révèle aujourd’hui le rôle joué par les banques suisses, notamment cantonales, dans le financement de ce secteur sulfureux. Entre 2013 et 2019, elles ont prêté pas moins de 17,2 milliards de dollars à Vitol, Glencore, Trafigura, Mercuria et Gunvor. Mais quel contrôle les banques exercent-elles réellement sur l’utilisation de leurs fonds?

Public Eye s’est plongé durant plusieurs mois dans les méandres de la finance du négoce de matières premières. Notre étude «Trade Finance Demystified» – un clin d’œil aux brochures pédagogiques de Trafigura – confirme ce que le Conseil fédéral a été forcé d’admettre à demi-mot dans un rapport exigé par le Parlement: les banques ne sont pas en mesure de jouer les gendarmes des négociants. Les témoignages de banquiers, agents de conformité et traders révèlent une évolution dangereuse des instruments et des pratiques, qui échappent toujours plus au contrôle bancaire. Parmi ceux-ci, les facilités de crédit renouvelable (ou prêts syndiqués) s’apparentent, selon les situations, à un service open bar ou à un «chèque en blanc» délivré par les banques aux négociants. Quant aux swaps – des échanges de pétrole brut contre des produits raffinés avec les compagnies nationales des pays producteurs –, ils passent presqu’entièrement sous le radar bancaire. Difficile dans ces conditions de justifier l'immobilisme du Conseil fédéral, qui ne veut soumettre les négociants à aucun devoir de diligence contraignant.

Grâce à leur capacité d’attirer les capitaux, les principales maisons de négoce jouent pourtant toujours plus le rôle des banques, octroyant des prêts colossaux – et opaques – à des États africains déjà très endettés, en échange d’un accès privilégié au pétrole. L’effondrement des cours de l’or noir provoqué par la crise du Covid-19 a jeté une lumière crue sur les conséquences dramatiques de ces accords pour les pays producteurs et leur population. Pris à la gorge, le Tchad a demandé à Glencore de geler le remboursement des prêts gagés sur le pétrole contractés en 2013 et 2014, qui tutoient les deux milliards de dollars. Alors que la dette publique de nombreux pays explose, les traders, mués en argentiers de la mondialisation, sont devenus «too big to fail» dans un monde en pleine mutation. Il est urgent d’établir une autorité de surveillance du secteur des matières premières, la ROHMA, comme le proposait déjà Public Eye il y a six ans.

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Adrià Budry Carbó, enquêteur matières premières, +41 78 738 64 48, adria.budrycarbo@publiceye.ch