La pharma dicte, Berne exécute

Le processus législatif est très simple: le Parlement examine et adopte les lois; puis le Conseil fédéral édicte des ordonnances qui régissent en détail la manière dont elles sont mises en œuvre. Mais que se passe-t-il si une loi souhaitée n’existe pas encore? Le ministre de la Santé Alain Berset sait comment s’y prendre: il édicte quand même une ordonnance.

Le 22 septembre 2023, le Conseil fédéral a publié un communiqué de presse dans lequel il encourage la vente de médicaments génériques avec pour objectif affirmé, d'une part, de faire des économies estimées à 250 millions de francs par an et, d'autre part, de faciliter l'accès aux médicaments vitaux.. Ces deux objectifs sont importants, mais ils présentent tous deux un problème: les génériques présentent certes un potentiel d’économie, mais ils ne constituent qu’une fraction des coûts des médicaments. En revanche, environ 7 milliards de francs(!) sont dépensés chaque année pour des produits brevetés, ce qui correspond à 75% du coût total des médicaments. La principale source de dépenses n’est donc pas concernée, ce qui nous amène au deuxième problème: les médicaments vitaux sont souvent trop chers, ce qui entrave l’accès pour toute la population. Le Conseil fédéral tente ainsi de faire passer la pilule de l’explosion des primes mais, dans les faits, les prix continuent de monter et les groupes pharmaceutiques peuvent poursuivre sans entrave leur partie de poker.

En petits caractères 

L’effet d’annonce et l’angle du communiqué de presse ont sans doute leur utilité: le Conseil fédéral prend ainsi les devants et contourne habilement une décision qu’il n’a pas prise seul mais à la demande – ou sous la pression ? – de la pharma. Il n’y a désormais plus aucune transparence sur les négociations concernant les modèles de prix confidentiels des médicaments. Dans la révision de l’ordonnance sur l’assurance-maladie (OAMal) qui entrera en vigueur le 1er janvier 2024, il est décrété dans une phrase présentée comme secondaire sous le titre cynique de « Publications » (art. 71, 1b)– et de manière encore plus cynique dans le commentaire correspondant sous « amélioration de la transparence »– que les informations relatives aux «rabais secrets» ne seront pas publiées.  

La manière dont le Conseil fédéral procède est triplement choquante pour notre démocratie:

  • Premièrement, en raison du non-respect de la séparation des pouvoirs et du contournement du Parlement, à l’aide de l’ordonnance par décision du Conseil fédéral, avant l’adoption de la révision de la loi au Parlement.

  • Deuxièmement, en raison du non-respect de l’ordre juridique, car l’ordonnance précise des éléments nécessitant de facto une base légale. Un avis juridique rédigé à la demande de Public Eye montre aussi très clairement que la loi sur la transparence ne peut pas être amputée par voie d’ordonnance.

  • Et troisièmement, parce que cette ordonnance pose les jalons d’un précédent politique contraire au système, et qui ouvre la porte à l’érosion du principe de transparence.

Un gouvernement à genoux devant la pharma 

La loi sur la transparence (LTrans) garantit le droit d’accès aux documents officiels, l’idée sous-jacente étant que celles et ceux qui travaillent avec l’argent des contribuables sont tenu·e·s de leur rendre des comptes. Des restrictions du droit de consultation ne peuvent être imposées qu’en cas de menaces à l’égard d’intérêts publics ou privés. Il peut par exemple s’agir de la mise en danger de la sécurité intérieure ou extérieure de la Suisse, de l’atteinte aux intérêts de la politique extérieure et des relations internationales, ou encore de la violation des secrets de fabrication d’une entreprise. Dans sa  relative à la procédure de médiation entre Public Eye et l’Office fédéral de la santé publique, le Préposé fédéral à la protection des données et à la transparence (PFPDT) estime lui aussi que ces restrictions ne s’appliquent pas aux prix des médicaments et que le public devrait avoir un droit de regard sur les négociations entre l’OFSP et les groupes pharmaceutiques.

La loi sur la transparence est un principe important. Ce n’est pas un hasard si la Commission des institutions politiques du Conseil national a précisé à l’automne 2022 que «l’intérêt des citoyens et consommateurs à pouvoir connaître dans tous les cas le prix réel des médicaments doit l’emporter sur toute autre considération». La commission a donc rejeté l’exception au principe de transparence pour les modèles de prix confidentiels des médicaments. 

À l’automne 2023, une large alliance de médias (loitransparence.ch, investigativ.ch, association Médias Suisses, SRG SSR, TELESUISSE, Médias d’Avenir, Reporters sans frontières, SSM, Syndicom, MAZ) s’est également opposée aux rabais secrets, affirmant: 

«Si le Conseil fédéral et le Parlement créent ici un précédent, la LTrans risque d’être à l’avenir constamment attaquée par différents groupes d’intérêts et progressivement démantelée». 

C’est à cela que ressemble la transparence pour Alain Berset? Bien qu’il n’existe pas encore de base légale justifiant une telle opacité, nous n’avons obtenu de l’OFSP qu’un aperçu assez énigmatique des modèles de prix, sous la forme de documents fortement caviardés.

Un cadeau pour la pharma 

Monsieur Berset est visiblement peu sensible aux préoccupations politiques et démocratiques. Pour l’industrie pharmaceutique, cette clause de confidentialité vaut son pesant d’or: à l’aide de « prix de vitrine » particulièrement élevés pour les médicaments les plus chers, la pharma peut maximiser ses profits. Car ces montants fictifs servent de base à la fixation des prix dans différents pays. Dans ces accords tenus secrets, l’industrie pharmaceutique a les pleins pouvoirs dans les négociations et fait miroiter à chaque État un deal intéressant avec un rabais secret. Et le montant effectif des prix reste inconnu. 

L’appât du gain a également un impact direct sur les primes: sur les 37,7 milliards de francs payés par l’assurance-maladie obligatoire en 2022, un peu plus de 9,4 concernaient des médicaments – en grande partie des produits brevetés et onéreux. C’est donc la population qui paie les profits astronomiques de l’industrie pharmaceutique à travers les primes de l’assurance de base et via les impôts, par exemple pour les réductions de primes d’assurance-maladie.

Une prise de conscience trop tardive 

Il est clair que le système de santé est complexe et qu’il met aux prises de nombreux groupes d’intérêts. Cette situation est difficile à gérer pour le ministre de la Santé, mais cela ne justifie pas le non-respect de principes politiques fondamentaux. J’aimerais bien savoir pourquoi M.Berset se précipite aussi vite sur l’OAMal. A-t-il promis à la pharma de finaliser la clause des rabais secrets avant la fin de son mandat?

Lors de la conférence de presse tenue le 26 septembre 2023 pour annoncer l’explosion des primes, une journaliste a demandé au ministre de la Santé quelles mesures devraient être prises en priorité dans les années à venir. Sa réponse :

« Ce qu’il faut avant tout, c’est plus de transparence ».

Si Monsieur Berset a dit cela sérieusement, cette prise de conscience arrive malheureusement bien trop tard.

«L’appât du gain de l’industrie pharmaceutique est aveuglant – mais fermer les yeux n’améliore pas la situation.» 

Christa Luginbühl est membre de la direction de Public Eye. Elle est spécialisée dans les questions de droits fondamentaux, droits humains, droits des femmes et droit du travail sur les chaînes d’approvisionnement mondialisées, ainsi que dans la réglementation des multinationales et la politique commerciale, en particulier dans les domaines de la pharmaceutique, de l’agriculture et de l’industrie des biens de consommation. 

Contact: christa.luginbuehl@publiceye.ch

Ce texte est une traduction de la version originale en allemand.

Le blog #RegardDePublicEye

Nos expert∙e∙s, journalistes et porte-parole commentent et analysent des faits surprenants, cocasses ou choquants, liés aux pratiques des multinationales et à la politique économique. Depuis les coulisses d’une ONG d’investigation, et en portant un regard critique sur le rôle de la Suisse.  

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