Pétrole, dettes et lance-roquettes Les avances explosives de Trafigura au Soudan du Sud

Le gouvernement sud-soudanais a emprunté des dizaines de millions à la maison de négoce Trafigura, domiciliée à Genève, hypothéquant de facto son pétrole brut. Dans ce pays miné par la guerre civile et la corruption, une partie de ces préfinancements a échoué sur le compte d’un intermédiaire douteux. Cet ancien militaire israélien, fraîchement reconverti dans l’agriculture, est accusé d’avoir nourri le conflit en vendant des lance-roquettes et des munitions aux deux camps.

Ce n’est pas tout à fait une carte postale. Dans la torpeur de cette fin août 2017, un mystérieux courrier parvient au chef de la division pétrolière de Trafigura, José Larocca. Daté du 28 août, il a pour objet «Invitation letter» et provient du bureau du président de la République du Soudan du Sud. Quelques lignes pour faire référence à des discussions engagées avec un dénommé Israel Ziv, et inviter le représentant de la maison de négoce à se rendre sur place afin d’explorer «divers domaines d’investissement et d’intérêt au Soudan du Sud». Des rencontres avec le ministre des Finances et de la Planification, le ministre du Pétrole ou celui du Bureau du Président sont également évoquées ainsi que, «si l’agenda le permet», un entretien «de courtoisie» avec Son Excellence le Président de la République, Salva Kiir.

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Si le jeune État pétrolier est prêt à sortir le grand jeu, c’est que Trafigura a rapidement su s’imposer en partenaire incontournable.

C’est ce que montrent la correspondance confidentielle consultée par Public Eye, les rapports budgétaires du gouvernement sud-soudanais ainsi que des documents officiels de l’ONU. Quelques mois après l’indépendance prononcée le 9 juillet 2011, la société domiciliée à Genève signait déjà des accords de quasi-exclusivité avec Djouba, la capitale, coiffant son concurrent Glencore au poteau. Elle lui a aussi régulièrement accordé des prêts de plusieurs dizaines de millions de dollars. Les derniers en date portent sur l’équivalent de 85,2 millions de dollars, pour la période 2017 – 2018, et de 48,6 millions pour 2018 – 2019, selon les documents en notre possession.

L’enquête de Public Eye montre comment le remboursement de la dette a plombé le budget de l’État sud-soudanais, alors qu’une partie des recettes a échoué sur le compte d’un intermédiaire douteux.

Un État dépendant des traders

Le Soudan du Sud est, d’après la Banque mondiale, le pays le plus dépendant du pétrole au monde. L’or noir représente la quasi-totalité de ses exportations, et près de 60% de son Produit intérieur brut (PIB). L’écrasante majorité des biens de consommation doit être importée. Malgré ses 3,5 milliards de barils de réserves de pétrole estimées (soit un peu plus d’un mois de consommation mondiale), le pays vit au rythme des affrontements interethniques. Depuis 2013, le conflit a fait près de 400 000 victimes, 2,4 millions de réfugié∙e∙s et 1,9 million de déplacé∙e∙s internes. La population sudsoudanaise a connu plusieurs famines en 2014 et 2017. Et sept millions de personnes souffrent aujourd’hui encore de la faim – soit 61 % de la population, selon le dernier indice IPC de sécurité alimentaire.

Le Soudan du Sud est aussi l’un des pays les plus corrompus au monde (178e sur 180, selon l’indice de la perception de corruption de Transparency International).

Pour assurer son fonctionnement, le gouvernement de Salva Kiir a ouvertement recours à des accords de préfinancement conclus avec des sociétés de négoce. Ces contrats, appelés «avances pétrolières» dans les rapports officiels, permettent au Soudan du Sud d’obtenir des liquidités avant même que le brut ne soit extrait de son sol. Le prêteur s’assure, quant à lui, d’être remboursé sur de futures ventes physiques de brut, garantissant par la même occasion une certaine captivité de son débiteur.

Selon un rapport du ministère du Pétrole et des Mines, le gouvernement de Djouba avait conclu, au 31 mars 2016, pour plus de trois milliards de dollars d’avances pétrolières. À titre de comparaison, le budget gouvernemental ne dépasse pas un milliard de dollars.

Dans les rangs des créanciers, des compagnies d’État chinoises ainsi que Trafigura et Addax Energy, seules sociétés privées, toutes deux domiciliées à Genève. L’avance du premier négociant portait sur 125 millions de dollars; le montant du prêt accordé par le second n’avait, quant à lui, même pas pu être spécifié par les fonctionnaires locaux. Sollicitée par Public Eye, Addax Energy affirme ne «jamais avoir effectué de prépaiement» au Soudan du Sud, mais obtenu un cargo en février 2016.

Le rapport du ministère du Pétrole et des Mines pointait déjà le caractère insoutenable de la dette, et évoquait, au vu de la chute des cours, des efforts entrepris en vue de renégocier les accords pétroliers passés avec le voisin soudanais. La pratique des avances pétrolières n’est pourtant pas encore remise en question.

Un fardeau financier

Les transactions adossées au pétrole sont régulièrement critiquées pour le fardeau qu’elles font reposer sur les économies des pays riches en ressources naturelles. Jugées plus risquées que les ventes directes, ces transactions contribuent à maintenir des niveaux d’endettement élevés – le remboursement de l’emprunt sous forme de cargaisons de pétrole ayant été négocié à des prix très avantageux par les maisons de négoce. Cette mécanique contribue à instaurer un «cercle vicieux» dans lequel une part toujours plus importante des devises reçues en amont des cargaisons est consacrée à rembourser la dette, et non au développement économique du pays.

La spirale de la dette

La relation entre Djouba et Trafigura remonte aux origines mêmes de l’État africain. Début 2012, le sort d’une cargaison pétrolière, dont la propriété était revendiquée par les deux voisins soudanais, avait même dû être réglé par une cour londonienne. Elle avait fini par trancher en faveur de Djouba, scellant son union avec la maison genevoise. Depuis, le négociant est devenu bailleur de fonds. Et Trafigura s’est mis à financer le gouvernement de Salva Kiir.

Le premier contrat de préfinancement que nous avons pu tracer date du 7 mars 2013. Dans ce document, modifié quatre fois et signé le 6 janvier 2016, le Soudan du Sud s’engage à rembourser, en barils de brut, plus de 75 millions de dollars, versés en amont à la Banque des règlements internationaux, la banque des banques centrales située à Bâle. Nous reviendrons plus loin sur la destination de cette transaction.

Dans une lettre publiée le 11 novembre 2016 par le média spécialisé «Africa Intelligence», Trafigura se félicitait de son «partenariat de longue durée» établi avec Djouba. Avant de réclamer le «cargo de novembre» aux ministres du Pétrole, Ezekiel Lol Gatkuoth, et des Finances, Stephen Dhieu Dau. En échange: un «prépaiement d’environ dix millions de dollars au ministère des Finances pour faciliter l’attribution de la cargaison et soutenir le ministère dans son activité». Et de conclure qu’un tel cargo représenterait «un point positif au regard de notre partenariat continu et des prochains projets de prépaiement à la République du Soudan du Sud». Aucune des parties n’a souhaité commenter le contenu de ce document (non daté et signé par un cadre du financement de négoce de Trafigura), ni contesté son authenticité.

En avril 2017, à la fin de l’exercice fiscal annuel, les remboursements à Trafigura équivalaient à 184 millions de dollars de barils de pétrole. Le ministère des Finances déplorait alors la spirale de la dette dans laquelle s’est empêtré le Soudan du Sud. Il s’inquiétait de la fonte des revenus pétroliers. Après les prélèvements du Soudan, les avances pétrolières, ainsi que d’autres créances:

le «GRSS [le gouvernement de la République du Soudan du Sud] n’a obtenu que 14% des recettes brutes du pétrole»,

selon son rapport annuel pour l’exercice 2016/2017. Sans compter les 82 millions de dollars déjà avancés par Trafigura au compte de l’exercice suivant.

Les rapports trimestriels pour 2016 et 2017, que nous avons consultés, témoignent tous de la part écrasante du remboursement de la dette par rapport aux recettes pétrolières.

Le général a la main verte

Une partie des fonds semble même promise à d’autres horizons. C’est le cas du prépaiement de 75 millions de dollars versé par Trafigura le 6 janvier 2016. Dans une note interne que nous nous sommes procurée, le gouverneur de la banque centrale est prié d’ordonner, le 13 janvier 2016, le transfert de 45 millions de dollars sur un compte appartenant à «ZIVHG Ltd». Motif: financement de «projets agricoles». Derrière la société, on retrouve un intermédiaire plutôt gênant pour Trafigura: Israel Ziv – l’individu cité dans la fameuse lettre d’invitation du Soudan du Sud en août 2017.

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Un contexte à hauts risques

Le contrat du 6 janvier 2016 a été signé par Salvatore Garang Mabiordit, alors sous-secrétaire du ministère des Finances et de la Planification et, accessoirement, cousin du président Salva Kiir. Il sera nommé ministre en mars 2018 – son prédécesseur Stephen Dhieu Dau étant suspecté de détourner des fonds. Ces allégations ont le don d’inquiéter le département d’État états-unien qui prévient que la corruption contamine «toutes les strates du gouvernement et de la société», en particulier le secteur des hydrocarbures. Son rapport 2019 sur le Soudan du Sud charge: le gouvernement a «publié certaines informations sur le service de sa dette lors des audiences sur le budget de 2018, mais il n’a pas révélé à ce jour le montant du pétrole vendu à terme (la principale source de revenus du pays). Le ministère du Pétrole manque particulièrement de transparence, tout comme le ministère des Finances. Des allégations de corruption visent les deux ministères». De quoi refroidir les ardeurs commerciales de Trafigura?

L’établissement Bank Hapoalim, qui héberge le compte, est situé dans la commune israélienne de Mevasseret Tsion, à moins de 10 kilomètres de Har Adar, la colonie où réside Israel Ziv en Cisjordanie. Vétéran de l’armée israélienne, Israel Ziv a roulé sa bosse aux quatre coins du monde, monnayant son expérience militaire et sécuritaire. En Colombie, il conseille le ministre de la Défense en tactiques anti-insurrectionnelles à travers sa société Global CST où, selon le média colombien «El País», il s’est associé à Trafigura dans un douteux projet ferroviaire qui n’a jamais vu le jour. Au quotidien israélien «Haaretz», il assure avoir joué un rôle crucial dans la libération de l’otage de la guérilla FARC Íngrid Betancourt. En Guinée-Conakry, des câbles de Wikileaks accusent Global CST d’avoir «négocié la vente d’armes et [de] l’entraînement à la junte militaire guinéenne» en 2010.

Au Soudan du Sud, on retrouve donc Israel Ziv en conseiller agricole. «[Je leur ai dit] que le pays ne peut pas croître et se rétablir uniquement sur la base du pétrole », a-t-il justifié devant le consortium de journalistes OCCRP, qui lui a consacré en juillet dernier une enquête approfondie. Le récit vertueux de l’ancien militaire se poursuit avec l’obtention, en décembre 2015, d’un contrat pour un projet de fermes basé, selon lui, sur le modèle de développement israélien. Devisé à 45 millions de dollars, il a pour nom de code «Green Horizon» et ambitionne rien de moins que de nourrir des millions de personnes, voire même de convertir le Soudan du Sud en exportateur net de produits agricoles.

Où va l’argent des préfinancements?

Selon l’OCCRP, c’est au moins 140 millions de dollars qui auraient été versés par la banque centrale à Israel Ziv. Un homme accusé par le département du Trésor des États-Unis d’avoir vendu, tant au gouvernement de Salva Kiir qu’à l’opposition, pour 150 millions de dollars de fusils, lance-grenades, lance-roquettes et munitions, sous couverture d’un cabinet de conseil en agriculture. Troublant pour Trafigura qui venait d’alimenter la banque centrale de sommes quasiment identiques.

Israel Ziv est accusé d’avoir vendu, aux deux camps, pour 150 millions de dollars de fusils, lance-grenades, lance-roquettes et munitions.

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L’OCCRP a visité l’une des quatre fermes de Green Horizon et n’y a trouvé qu’une vingtaine de soldats démobilisés, assis dans les champs ou oisifs sur leur tracteur. Les fonds semblent avoir largement échappé au budget national. Selon les rapports budgétaires du gouvernement, entre 2015 et 2018, moins de 10 millions de dollars ont été dépensés dans des projets agricoles ou forestiers, principalement destinés aux salaires des fonctionnaires.

Le transfert vers ZIVHG Ltd contredit par ailleurs l’accord de paix de 2015 signé entre le président Salva Kiir et le chef rebelle Riek Machar. L’article 4.1.9 de son chapitre 4 prévoit que «les recettes pétrolières (…) soient versées sur le compte pétrolier de la BoSS [ndlr., la banque centrale du Sud-Soudan] et que les retraits soient effectués conformément à la loi et aux procédures du ministère des Finances et de la Planification économique». L’accord stipule même que «le dépôt ou le détournement de recettes pétrolières sur un compte autre que le compte pétrolier à la Banque du Sud-Soudan devra être criminalisé».

Le 14 décembre dernier, Israel Ziv a été placé sur la liste des individus sous sanctions – ainsi que trois des sociétés qu’il contrôle: Global N.T.M Ltd, Global Law Enforcement and Security Ltd et Global IZ Group Ltd – pour son rôle de dirigeant «d’entités dont les actions ont l’objectif ou l’effet d’élargir ou d’étendre le conflit au Sud-Soudan». Il est encore soupçonné d’avoir «planifié des attaques de mercenaires sur les champs pétrolifères et les infrastructures du Soudan du Sud, dans le but de créer un problème que seules sa société et ses filiales pourraient résoudre».

Selon le communiqué du Trésor des États-Unis, «Ziv a été payé à travers l’industrie pétrolière et a collaboré étroitement avec une grande multinationale pétrolière». Ce qui a valu à Trafigura de devoir répondre à quelques questions déplaisantes.

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Les intermédiaires n’envoient plus de cartes postales

Devant le panel d’experts des Nations Unies, Trafigura a admis, le 9 avril dernier, avoir eu «connaissance qu’une partie du prépaiement devait être affectée au projet Green Horizon et soutenai[t] l’affectation par le gouvernement de paiements pétroliers à des dépenses de développement». La maison de négoce réaffirmait pourtant ne «pas être partenaire de ce projet».

Le négociant a admis par ailleurs avoir eu recours aux services de l’une des sociétés de l’ancien militaire, «L.I.O. Ziv Ltd», afin «d’obtenir une assistance locale dans la gestion des échanges de pétrole brut entre Trafigura et le gouvernement du Sud-Soudan».

Il soutient que cet accord a «pris fin en mai 2017». Il faut dire que la question des «apporteurs d’affaires» est devenue centrale depuis que le ministère de la Justice des États-Unis a ouvert des enquêtes pour corruption ciblant Trafigura et les activités douteuses de ses intermédiaires, notamment au Brésil. Sous la pression, le négociant a annoncé, le 15 juillet 2019, cesser de recourir à leurs services pour toutes ses activités d’ici à octobre 2019.

Israel Ziv n’a pas répondu à nos interrogations, sur le réseau professionnel LinkedIn, sur ce qui a poussé un général retraité de Tsahal (l’armée israélienne) à se reconvertir dans l’agriculture. Il a en outre toujours nié les accusations du Trésor états-unien. «Ce n’est pas la première fois que l’administration fait usage de sanctions pour imposer sa politique extérieure», a-t-il attaqué dans un entretien pour la radio de l’armée israélienne. Dans sa réponse au consortium OCCRP, Israel Ziv avait aussi plaidé l’ignorance quant au financement de Green Horizon par le négociant. «Ce n’est pas [comme si] Trafigura m’avait donné l’argent dans un arrangement ou contrat triangulaire», lâchait-il alors.

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Public Eye a sollicité Trafigura pour obtenir des informations complémentaires sur la nature de ses relations avec l’ancien militaire. Après de nombreux contacts et l’envoi, à deux reprises, d’une liste de questions par écrit, la maison de négoce n’a pas donné suite.

Elle a, semble-t-il, fini par se brouiller avec Djouba. Le 20 septembre, Trafigura a déposé, auprès d’une Cour commerciale londonienne, une plainte contre le gouvernement et la banque centrale du Soudan du Sud pour une affaire contractuelle non spécifiée. Pas sûr que le chef de la division pétrolière de Trafigura continue à recevoir des «Invitation letters» du bureau de Salva Kiir. Ni des cartes postales d’Israel Ziv.

Mettre fin à l’opacité des préfinancements

Le Soudan du Sud est un cas emblématique de la malédiction des ressources naturelles. Alors que ce pays, né en juillet 2011, est toujours ravagé par la guerre civile, le PIB par habitant est tombé à quelque 200 dollars, et sa dépendance au pétrole augmente à mesure de son endettement. Dans son rapport de juin 2019 sur le Soudan du Sud, le FMI s’inquiète en particulier de «l’opacité des avances pétrolières» qui a «accru les vulnérabilités à la corruption». Le conseil d’administration du FMI a exhorté les autorités locales à «mettre en œuvre les mesures prévues pour mettre fin aux contrats d’avance pétrolière». La suspension des contrats adossés au pétrole a été annoncée par le gouvernement de Salva Kiir quelques semaines après la publication du rapport. Reste à savoir si cette annonce sera bien mise en pratique dans les faits.

Vu le contexte à haut risque et le rôle trouble joué par certains intermédiaires, on peut se demander comment une société revendiquant une «politique de tolérance zéro au regard de la corruption» a pu s’engager au Soudan du Sud et y nouer des relations commerciales sans se soucier de vérifier que les fonds investis n’étaient pas utilisés à des fins illégitimes ou illicites.

Trafigura a beau se présenter en modèle de transparence et de responsabilité sociale, notre enquête montre que les mesures volontaires mises en avant par les sociétés de négoce ne sont pas suffisantes.

L’exemple du Soudan du Sud témoigne de la nécessité de prendre des mesures politiques:

Ces mesures permettraient notamment d’éviter que les sociétés de négoce ne soient mêlées ou ne financent indirectement le maintien de conflits armés.

La Suisse, plaque tournante du négoce des matières premières