Du poison dans l’or bleu

© Fábio Erdos
Pour tenter de mieux comprendre le degré d’exposition de la population brésilienne aux pesticides, Public Eye a décidé d’entreprendre une démarche ambitieuse: analyser les résultats des 850’000 tests réalisés entre 2014 et 2017 dans le cadre du programme national de contrôle de la qualité de l’eau potable du ministère de la Santé, appelé «Vigiagua».

Au Brésil, les fournisseurs d’eau potable ont en effet l’obligation de contrôler tous les six mois la présence de 27 pesticides et de transmettre ces résultats au gouvernement fédéral, qui les centralise dans la base de données «Sisagua». Nous y avons eu accès en déposant une requête motivée par le droit à l’information.

«L’eau, c’est la vie». Vraiment?

Sélectionnés en raison de leur degré d’utilisation, de leur propension à contaminer l’eau potable et de leur toxicité, les 27 usual suspects recherchés n’appellent pas la soif. 21 d’entre eux sont classés «extrêmement dangereux» par Pesticide Action Network (PAN). Sept ne sont plus autorisés au Brésil, mais continuent d’être testés, car ils sont très persistants. C’est le cas notamment du DDT de Ciba-Geigy, reconnu «cancérigène probable» par l’Agence de protection de l’environnement des États-Unis (USEPA).

Sur les 20 substances testées encore présentes sur le marché, sept sont vendues par le géant bâlois au Brésil. Cinq figurent sur la liste de PAN, dont quatre en raison de leurs dangers chroniques pour la santé : l’atrazine (toxique pour la reproduction et perturbateur endocrinien selon l’USEPA et l’UE), le glyphosate (cancérigène probable selon l’IARC) ou encore le diuron (cancérigène probable selon l’USEPA) et le mancozèbe (perturbateur endocrinien selon l’UE et cancérigène probable selon l’USEPA). Des ingrédients actifs que Syngenta «ne considère pas comme extrêmement dangereux».

On sert un verre d’eau au Conseil d’administration, pour vérifier? Car les secrets livrés par «Sisagua» sur l’or bleu brésilien ne donnent pas envie de faire «santé»: 86% des 850’000 tests contiennent des résidus de pesticides; 454 municipalités, qui comptent au total 33 millions d’habitants et d’habitantes, ont détecté, au moins une fois entre 2014 et 2017, la présence de pesticides à des niveaux supérieurs aux valeurs autorisées au Brésil, qui sont pour la plupart bien plus élevées que chez nous (lire encadré).

De manière générale, la contamination de l’eau potable est bien plus forte au Brésil qu’en Suisse ou dans l’Union européenne. Alors que dans l’UE, seuls 0,1% des échantillons dépassent la limite légale de 0,1 microgramme par litre, 12,5% des résultats sont supérieurs à ce seuil au Brésil.

Où est la limite?

Le gouvernement brésilien a fixé une valeur de concentration maximale pour toutes les substances testées, en microgramme par litre d’eau potable. Pour déterminer ces valeurs plafonds, il se base sur les directives de l’OMS en matière de qualité de l’eau. Or de nombreux experts et expertes reconnus estiment que les limites fixées par l’OMS sont insuffisantes pour protéger la santé.

Déterminées aux termes de processus opaques et influencés par l’industrie, qui fournit souvent la majeure partie des études, elles ne tiennent notamment pas compte de l’effet cocktail ni de la vulnérabilité particulière des enfants, sans parler du manque de recul concernant l’impact à long terme.

C’est pourquoi la Suisse et l’UE ont adopté une approche visant à garantir une eau potable sans résidus de pesticides. La limite légale est fixée à 0,1 μg (microgramme) par litre pour toutes les substances, et la somme de tous les pesticides détectés dans l’eau ne doit pas dépasser 0,5 μg par litre. Selon Syngenta, les standards de l’UE ne sont «pas déterminées en fonction des risques pour la santé ni justifiés scientifiquement».

Un cocktail explosif

Chaque substance testée se retrouve dans 80 % des échantillons au moins, souvent dans des concentrations supérieures à la limite européenne. L’atrazine fait partie des substances les plus fréquemment détectées. Classé perturbateur endocrinien et toxique pour la reproduction, cet herbicide, interdit en Suisse et dans l’UE en raison de sa propension à contaminer les nappes phréatiques, se retrouve dans 85 % des échantillons d’eau potable. Syngenta est le leader des ventes de ce pesticide parmi les plus controversés au monde.

Mais il y a plus inquiétant encore : un cocktail de 27 substances toxiques est régulièrement trouvé dans l’eau potable. Un total de 1396 municipalités, rassemblant une population de 85 millions de personnes, ont en effet détecté, au moins une fois durant ces quatre ans, les 27 pesticides.

Des millions de Brésiliennes et de Brésiliens sont donc exposés à un cocktail de pesticides dont les effets pourraient être redoutables, mais dont on ignore tout.  Comment le gouvernement peut-il considérer qu’une eau potable avec 27 pesticides est sûre pour la santé?», s’indigne le Dr Pignati. Comme lui, de nombreux toxicologues mettent en garde contre ce fameux «effet cocktail» que décrit André Leu dans son livre The Myths of Safe Pesticides: «les cocktails chimiques peuvent agir en synergie, ce qui signifie qu'au lieu de ‘un plus un égale deux’, l'effet supplémentaire des mélanges peut mener à ‘un plus un égale cinq’, voire plus en termes de toxicité.».

Ces résultats sont d’autant plus alarmants qu’ils ne reflètent qu’une infime partie du problème. En moyenne, seules 30% des municipalités ont transmis chaque année des données aux autorités fédérales. Parmi celles qui l’ont fait, seules 3% ont réalisé des tests tous les six mois durant ces quatre ans, comme l’exige la loi. Pourtant le plus vorace en pesticides, le Mato Grosso, par exemple, manque à ses devoirs: seuls 24% des municipalités ont transmis au moins un résultat en quatre ans. Sans parler des pics de concentration qui sont très difficiles à détecter.

Un prix bien trop élevé

Alors que l’accès à l’eau potable est un droit humain, la population brésilienne boit donc régulièrement une eau contaminée aux pesticides extrêmement dangereux. L’argent consenti pour pouvoir le savoir, soit quelque 2 millions de dollars par an, selon nos estimations, provient des poches des fournisseurs d’eau potable ainsi que de celles des autorités régionales et fédérales. Mais in fine, ce sont bien les citoyens et les citoyennes qui paient le prix du modèle d’affaires illégitime des géants de l’agrochimie comme Syngenta.