Les banques sont-elles «too big to jail»?

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Dans la lutte contre le blanchiment d’argent, la Suisse mise avant tout sur le devoir de diligence des banques – bien que celui-ci ne soit pas bien appliqué et que des banques suisses soient constamment mêlées à des scandales. Et dans les rares cas où des intermédiaires financiers sont condamnés pour manquement au devoir de lutte contre le blanchiment d’argent, les sanctions sont trop faibles.

La réglementation suisse en matière de lutte contre le blanchiment d’argent repose sur deux piliers:

  1. La loi fédérale concernant la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme dans le secteur financier (loi sur le blanchiment d’argent, LBA) prescrit aux intermédiaires financiers, comme les banques, d’appliquer des obligations de diligence et de signaler leurs soupçons. Dans ce domaine, l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers (FINMA), assure une supervision du respect des obligations spécifiques. Pour les banques de taille moyenne et grande, la FINMA surveille elle-même le respect de la loi sur le blanchiment d’argent, tandis que pour les autres, elle s’appuie sur des organismes d'autorégulation dont elle contrôle les activités.
  2. De plus, le blanchiment d’argent étant un délit, il est poursuivi et sanctionné par les autorités pénales.

La surveillance de la FINMA

Quand, dans le cadre de son travail de surveillance et de supervision, la FINMA constate des infractions à la loi et des manquements, elle peut prendre des mesures pour y remédier et sanctionner les prestataires financiers fautifs. Après un premier signalement de soupçons informel, la FINMA peut lancer et mener une procédure dite d’«enforcement». Elle dispose alors de plusieurs possibilités de sanction, dont: l’interdiction d'exercer, l’interdiction d’exercer sans autorisation une activité soumise à autorisation et l’interdiction de pratiquer, la publication des décisions, la confiscation de bénéfices indûment réalisés, le retrait de l’autorisation d’exercer, la liquidation et la mise en faillite.

De grands scandales de corruption mettent les banques suisses dans l’embarras

Les grands scandales de corruption récents jettent – une fois de plus – une lumière crue sur la place financière suisse. Ces dernières années, la FINMA a annoncé plusieurs procédures d’enforcement à l’encontre de diverses banques et responsables bancaires. Les faits concernaient spécifiquement les cas de corruption (présumée) relatifs à la fédération internationale de football FIFA, au groupe pétrolier brésilien Petrobras, au groupe pétrolier vénézuélien PDVSA et au fonds souverain malaisien 1MDB.

Dans ce dernier cas, la FINMA a ouvert pas moins de sept procédures d’enforcement pour des soupçons de violation du devoir de lutte contre le blanchiment d’argent, dans le cadre desquelles elle a constaté de graves manquements pour au moins six banques et a en partie confisqué des bénéfices indûment réalisés. Concernant PDVSA, la FINMA était en contact avec trente banques suisses et a ouvert cinq procédures.

Il ressort clairement que la FINMA a renforcé ces dernières années ses contrôles en matière de lutte contre le blanchiment au sein des banques qu’elle surveille et qu’elle a constaté des manquements de manière plus conséquente. Mais cette liste montre également que la FINMA n’a quasiment jamais confisqué les bénéfices indûment réalisés. Elle s’est contentée de «sanctionner» en obligeant les établissements concernés à améliorer leurs procédures internes sous la supervision d’un audit externe.

Il est rare que des sanctions avec des conséquences considérables soient prononcées contre des banques, et elles semblent réservées aux plus petites d’entre elles.

Le choix des sanctions de la FINMA est-il influencé par le poids économique et financier des établissements concernés? L’autorité n’a en outre jamais publié ses décisions mais s’est contentée d’annoncer la clôture d’une procédure au moyen d’un communiqué de presse, publiant ainsi uniquement les principales constations et mesures. Un manque de transparence à combler.

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Procédures pénales et condamnations contre des banques?

En Suisse, le droit pénal s’applique aussi aux banques. Il s’agit là d’une évidence mais celle-ci ne se reflète pas dans les condamnations pénales. Ces dernières années, des procédures ont certes ponctuellement été lancées, ou des condamnations pour infractions à la loi sur le blanchiment d’argent ont été prononcées contre des responsables conformité de banques qui avaient auparavant été elles-mêmes réprimandées par la FINMA pour violations graves du devoir de lutte contre le blanchiment d'argent. Mais les manquements organisationnels des banques concernées dans la lutte contre le blanchiment d’argent n’ont toutefois jamais été traités sur le plan pénal. Un fait surprenant sachant que la responsabilité des entreprises en Suisse – comme nous l’avons mentionné plus haut – s’applique justement aussi au défaut d’organisation. La FINMA a constaté de tels manquements dans de nombreux cas, comme en témoigne la liste présentée plus haut.

Bien que, ces dernières années, la FINMA ait constaté dans douze banques des manquements parfois graves dans l’organisation interne en matière de lutte contre le blanchiment d’argent, une seule et unique procédure – contre Falcon Bank – est en cours auprès du Tribunal pénal fédéral. Le procès aurait dû commencer en mars 2021 mais il a été repoussé à une date indéterminée. Une autre procédure concerne Credit Suisse AG. Le Ministère public de la Confédération reproche à la banque de «ne pas avoir pris toutes les mesures d’organisation raisonnables et nécessaires pour empêcher le blanchiment d'actifs qui appartenaient à l’organisation criminelle ou étaient sous son contrôle». Référence est faite ici aux relations commerciales de Credit Suisse avec le «roi bulgare de la cocaïne».

Des enquêtes des autorités fédérales de poursuite pénale sont en cours contre au moins trois établissements financiers en lien avec l'affaire affaire Petrobras: PKB Privatbank, J. Safra Sarasin et Banque Cramer & Cie SA. Elles sont toutes trois soupçonnées de ne pas avoir pris toutes les mesures organisationnelles nécessaires pour empêcher le blanchiment d’argent dans cette affaire.

Rien n’atteste encore d’une véritable volonté d’appliquer aux banques la loi sur le blanchiment d’argent à l’aide du droit pénal. Il est en outre fondamentalement discutable de s'appuyer sur un système qui mise essentiellement sur l’autorégulation volontaire des banques pour lutter contre le blanchiment d’argent et les avoirs de potentats.

Dettes cachées du Mozambique: Credit Suisse à nouveau au cœur du scandale

Dans le scandale des dettes cachées du Mozambique, pour lequel Credit Suisse est empêtré dans des batailles juridiques, les autorités pénales et de surveillance n’ont pas agi de leur propre chef. Le Ministère public de la Confédération semble ne s’être sérieusement penché sur l'affaire qu’après une dénonciation pénale contre Credit Suisse déposée par Public Eye en avril 2019. Car un mois plus tôt, le Ministère public affirmait dans un journal zurichois qu’il n'avait alors «aucune procédure pénale nationale en cours». La raison était que la demande d’entraide judiciaire du Mozambique ne présentait pas de présomptions suffisantes.

On sait depuis lors que le Ministère public a ouvert en février 2020 une procédure contre X pour blanchiment d'argent en lien avec le scandale des dettes cachées. Cette procédure s’appuyait sur notre dénonciation pénale, sur des soupçons communiqués au Bureau de communication en matière de blanchiment d'argent, ainsi que sur la demande d’entraide judiciaire du Mozambique, qui était jugée insuffisante un an plus tôt. Il reste encore à voir si la responsabilité pénale de Credit Suisse sera engagée dans cette affaire.