Déforestation et accaparement des terres

© Nacho Doce / Reuters
La destruction des moyens de subsistance est l’un des problèmes environnementaux les plus graves associés à la production agricole. L’agriculture industrielle en est la force motrice. L’expansion massive des «flex crops», ou cultures polyvalentes (comme le soja ou l’huile de palme) est le facteur principal, même si d’autres matières premières comme le cacao contribuent aussi largement à la déforestation. L’accaparement des terres («land grabbing») est aussi une grave source d’inquiétude liée à la production de matières premières agricoles. Plus de 500 cas ont été constatés dans le monde entre 2006 et 2016.

L’organisation environnementale Forest Trends, basée aux États-Unis, a constaté dans une étude de 2014 que 49% de la déforestation due à l’agriculture industrielle était illégale, la moitié des surfaces concernées étant liée à la production destinée aux marchés d’exportation. La même étude a constaté que le Brésil et l’Indonésie représentaient à eux seuls 75% de la déforestation illégale à des fins agricoles, et ce principalement en raison des cultures polyvalentes: le soja au Brésil et l’huile de palme en Indonésie et en Malaisie.

Mais la déforestation ne se limite pas aux cultures polyvalentes d’Amérique latine ou d’Asie. En Afrique de l’Ouest, et plus particulièrement en Côte d’Ivoire et au Ghana, de vastes zones de forêts naturelles ont disparu à cause de la déforestation pour laisser place à l’expansion des plantations de cacao. L’huile de palme, le caoutchouc, le café et le cacao ne peuvent être cultivés que dans des régions climatiques restreintes: ces cultures mènent à une concentration de la production mondiale dans des zones relativement petites. Difficile, dès lors, de relocaliser.

L’augmentation de la demande d’aliments pour animaux et agro-carburants a mené à une conversion croissante des terres en surfaces agricoles, notamment dans des zones protégées ou des forêts tropicales. Convertir les terres est en effet considérablement plus simple qu’augmenter la productivité des champs et des plantations, ce qui provoque une déforestation toujours plus importante.

Plusieurs rapports de l’ONG Mighty Earth confirment l’étendue de la déforestation en Amérique latine et en Afrique de l’Ouest, qui implique des négociants agricoles basés en Suisse.

Au Ghana et en Côte d’Ivoire, l’ONG a constaté une déforestation liée à la culture du cacao impliquant Cargill. De nouvelles données publiées en avril 2019 par Global Forest Watch, une plateforme en ligne fournissant des données et des outils pour la surveillance des forêts, ont révélé que le rythme de la disparition des forêts primaires tropicales avait dramatiquement augmenté en Côte d’Ivoire et au Ghana en 2018, principalement en raison de la culture du cacao et des mines d’or. En 2018 toujours, le Ghana était le pays au plus fort taux d’augmentation au monde par rapport à 2017 (60%), la Côte d’Ivoire étant en deuxième position (26%).

Mighty Earth a documenté plusieurs cas de déforestation liée à des négociants comme Cargill et Bunge dans le Cerrado au Brésil, une zone écologiquement précieuse couverte de forêts et de pâturages, qui n’est pas aussi protégée que l’Amazone. En mai 2018, ces deux négociants comptaient parmi cinq entreprises prises en flagrant délit de destruction de zones protégées par les autorités brésiliennes. Ils ont été condamnés à une amende de 29 millions de dollars.

Public Eye a également étudié le rôle des négociants agricoles et de la place financière suisse dans la destruction de la forêt tropicale brésilienne, esentiellement pour la prodution de soja, dans son magazine de janvier 2020.

Chain Reaction Research, spécialisée dans l’analyse de risque en matière de développement durable, a également documenté plusieurs cas de déforestation impliquant des négociants suisses, principalement le club ABCD, dans la production de soja au Brésil.

Les six principaux négociants en matières premières, ADM, Bunge, Cargill, LDC, COFCO Int. et Viterra (anciennement Glencore Agriculture) se sont engagés en 2019 à surveiller leurs chaînes d’approvisionnement en soja dans le Cerrado au Brésil. Mais l’engagement signé n’inclut aucune promesse de mettre un terme à la déforestation.

De plus, l’autorégulation des entreprises à elle seule ne suffit pas à gérer les risques de déforestation, comme le confirmait récemment une étude de Chain Reaction Research. Celle-ci soulignait que la nouvelle politique zéro déforestation de Cargill pour le soja ne spécifiait pas clairement «comment l’entreprise atteindra[it] cet objectif, ni à quel rythme.» L’entreprise a émis des messages contradictoires concernant ses politiques zéro déforestation, avec des changements et des leviers de mise en œuvre à géométrie variable.

Accaparement des terres («land grabbing»)

Les conflits fonciers, et plus particulièrement les acquisitions de terres à grande échelle, constituent un autre ensemble de problèmes ayant souvent pour conséquence des violations de droits humains. Le droit à l’alimentation, à un environnement sain et les droits des populations autochtones sont les droits les plus souvent affectés.

Dans ce contexte, il est particulièrement remarquable que la Cour pénale internationale ait annoncé, en 2016, qu’elle examinerait des cas de crimes contre l’humanité commis par le biais ou résultant d’une dégradation environnementale, d’un accaparement des terres ou d’une exploitation illégale des ressources naturelles. Les dirigeants d’entreprises et les personnalités politiques responsables de tels crimes pourraient donc être poursuivis à La Haye.

Les acquisitions controversées (parfois illégales) de terres à grande échelle sont l’un des plus grands problèmes liés à la production industrialisée de matières premières agricoles. Entre 2006 et 2016, près de 500 cas d’accaparement de terres ont été constatés dans le monde, concernant une surface totale de plus de 30 millions d’hectares. Contrairement à certaines affirmations indiquant que les terres faisant l’objet d’acquisitions à grande échelle sont principalement des terres inutilisées, les plus affectées sont bien les terres cultivées par de petits agriculteurs, les pâturages traditionnels et les terres fortement peuplées ou fertiles.

De plus, ce type d’acquisitions foncières peut aussi affecter l’accès à l’eau. Alimentée par la croissance de la demande, la production extensive de cultures polyvalentes comme l’huile de palme, le soja et le maïs est généralement en cause, bien que le café, le cacao et le thé soient aussi impliqués.

Accaparement des terres

Faute de définition commune, l’organisation roumaine pour les droits des paysans EcoRuralis définit l'accaparement des terres comme: «le contrôle (par propriété, location, concession, contrats, quotas ou exercice général d’un pouvoir) de surfaces de terres plus vastes que les surfaces habituelles pour la région par toute personne ou entité (publique ou privée, étrangère ou nationale) par quelque moyen que ce soit (‘légal’ ou ‘illégal’) à des fins spéculatives, d’extraction, de contrôle des ressources ou de marchandisation aux dépens des paysans, de l’agroécologie, de la gestion des terres, de la souveraineté alimentaire et des droits humains.»

L’un des cas les plus connus concerne la production de café en Ouganda. Le réseau Food First Information and Action Network (FIAN) a méticuleusement documenté la violente expulsion, en 2001, des habitant∙e∙s de quatre villages par l'armée ougandaise, après la location des terres par le gouvernement à Kaweri Coffee Plantation Ltd. Cette société est une filiale du groupe Neumann Kaffee, basé en Allemagne et dont les plantations sont gérées par le biais de NKG Tropical Farm Management, basée en Suisse. Les procédures légales pour récupérer les terres et la propriété des villageois∙es sont toujours entravées et ralenties par le système judiciaire ougandais. À ce jour, les personnes expulsées n’ont toujours pas obtenu de compensation et continuent de se battre pour faire valoir leurs droits.

Ce cas et d'autres cas d'accaparement de terres liés à des plantations contrôlées par des négociants suisses sont présentés dans le rapport de Public Eye Les territoires suisses d’outre-mer (2021).

© Lunae Parracho / Reuters

Ces dix dernières années, des ONG comme Oxfam et Survival International ont documenté les conditions de vie terribles imposées aux populations autochtones du Brésil en raison du non-respect des démarcations de leurs terres ancestrales par de grandes entreprises étrangères. Le peuple Guarani-Kaiowá de Jata Yvary, dans l’État brésilien du Mato Grosso, a par exemple perdu la plupart de ses terres ancestrales pour laisser place à des plantations de canne à sucre, et s’est vu forcé de vivre sur une petite parcelle de terrain entièrement entourée de champs de canne à sucre. Pendant de nombreuses années, le sucre provenant de ces terres fut vendu à la raffinerie de Monteverde, propriété du géant du négoce Bunge, basé en Suisse. Contrairement à de nombreux propriétaires de raffineries de sucre opérant dans la région, Bunge a déclaré en 2013 qu'il avait l'intention de continuer à acheter de la canne à sucre produite sur les terres autochtones jusqu’à l’expiration des contrats existants.

Selon le Conseil missionnaire autochtone (Conselho Indigenista missionario), 687 autochtones se sont suicidés entre 2003 et 2015. Les Guarani-Kaiowá ont également été victimes d’attaques répétées de milices formées par des agriculteurs puissants. En 2016, l’Association brésilienne d’anthropologie a exprimé son indignation face au manque de contrôle de l’État brésilien dans son rôle constitutionnel de protection des communautés autochtones Guarani-Kaiowá. L’organisation a qualifié de génocidaires les suicides et le manque de considération des autorités publiques en la matière.

Enfin, Oxfam a révélé un autre cas emblématique d’accaparement des terres: entre 2010 et 2012, Cargill a obtenu le contrôle de territoires immenses en Colombie, malgré des restrictions légales sur l’acquisition de terres appartenant à l’État. Pour y parvenir, Cargill a fondé pas moins de 36 sociétés écrans, ce qui lui a permis de dépasser la taille maximale autorisée par la loi en matière de propriété foncière. Avec plus de 50'000 hectares de terrain, Cargill a donc acquis plus de trente fois la limite foncière légale autorisée pour un propriétaire unique.