Le marché mondial des pesticides extrêmement dangereux

© Fabio Erdos/Panos
Où sont vendus les pesticides extrêmement dangereux et dans quelles quantités? Pour répondre à ces questions, Public Eye a croisé des données exclusives de l’industrie avec la liste noire des pesticides du Pesticide Action Network. Nos recherches montrent que 70% des volumes sont vendus dans des pays en développement ou émergents.

L’univers des pesticides extrêmement dangereux est très secret et opaque. Peu d’informations sont disponibles sur les volumes utilisés par substance ou encore sur les bénéfices réalisés par les sociétés qui les commercialisent. Sous couvert du sacro-saint « secret des affaires », celles-ci ne communiquent pas de données détaillées sur la destination de leurs produits ou leurs parts de marché. Du côté des agences onusiennes et des États, les statistiques publiées restent très générales et souvent lacunaires. Et il n’existe aucune information spécifique sur les pesticides extrêmement dangereux.

Or, la transparence est essentielle pour mettre un terme à ce commerce néfaste. C’est pourquoi Public Eye a entrepris une démarche inédite : croiser des données exclusives de l’industrie avec la liste de PAN afin d’identifier où ces pesticides extrêmement dangereux sont vendus et dans quelles quantités. Nous avons également voulu connaître l’implication de Syngenta, déjà impliquée dans plusieurs scandales liés aux pesticides toxiques.

Une analyse basée sur des données inédites

L’enquête de Public Eye s’appuie sur les chiffres de vente des pesticides, qui n’ont jamais été rendus publics. Ces informations ont été obtenues auprès de Phillips McDougall, une société privée anglo-saxonne qui se présente comme «le leader dans l’analyse de marché pour l’industrie des semences et de la protection des plantes». Cette base de données, la plus complète à disposition, constitue l’une des sources de référence pour l’Agence de protection de l’environnement des États-Unis ainsi que pour l’industrie.

Phillips McDougall s’appuie notamment sur des informations provenant des fabricants de pesticides, d’agriculteurs, des données commerciales ou encore de sondages auprès de distributeurs. Si les données utilisées ne couvrent pas l’ensemble du marché, elles sont suffisamment représentatives pour permettre d’estimer les ventes mondiales par substance, les volumes pour les principaux pays utilisateurs ainsi que les parts de marché de Syngenta.

Nos recherches révèlent que 12 des 20 pesticides les plus vendus au monde sont classés comme «extrêmement dangereux» par Pesticide Action Network (PAN). Le glyphosate largement en tête, ils ont généré en 2017 des revenus totaux estimés à 13,6 milliards de dollars. Selon nos estimations, les ventes des 310 pesticides extrêmement dangereux figurant sur la liste de PAN ont rapporté 22 milliards de dollars en 2017, soit près de 40% de la valeur totale du marché des pesticides devisé à 54,219 milliards de dollars. En termes de volume, nous évaluons la part des pesticides extrêmement dangereux à 60%, soit environ 1,8 millions de tonnes épandues sur les champs du monde entier.

Du monde entier? Pas vraiment...

Environ les trois quarts des pesticides figurant sur la liste de PAN ne sont pas ou plus commercialisés dans l’UE, principalement en raison d’un renforcement de la loi dès les années 1990 afin de protéger la santé publique et l’environnement. Selon nos estimations, seuls 5% des volumes mondiaux de pesticides extrêmement dangereux sont vendus dans l’UE - soit quelque 90 000 tonnes par année - alors que la part de l’UE dans l’utilisation mondiale des pesticides est de 13%.

La situation est complètement différente dans les pays en développement ou émergents, où les réglementations en vigueur sont souvent plus faibles et moins strictement appliquées. Selon nos estimations, environ 70% des volumes de pesticides extrêmement dangereux, soit plus de 1,2 millions de tonnes, sont utilisés chaque année dans ces pays, pour des revenus s’élevant à 13,2 milliards de dollars.

A eux seuls, le Brésil, la Chine et l’Argentine épandent plus de la moitié des pesticides extrêmement dangereux. Ce sont aussi les pays comptant les plus grandes surfaces agricoles. Mais l’utilisation de telles substances est très élevée dans la plupart des pays en développement et émergeants. Dans des pays comme l’Uruguay, le Brésil ou la Colombie par hectare de terre arable est 7 à 10 fois plus élevé que dans l’Union européenne.

Selon le toxicologue Peter Clausing, de PAN Allemagne, cette situation est symptomatique d’une industrie qui veut continuer à faire des profits, sans pour autant innover:

«Comme bon nombre de pesticides extrêmement dangereux ont été interdits dans l’UE ou aux États-Unis, la manière la plus facile de croître est de trouver de nouveaux marchés dans des régions où la législation est plus faible.»

 

Et sur le sol helvétique?

La Suisse a mis en place une législation analogue aux directives européennes dès 2005, qui a conduit au retrait de plus de 130pesticides. À l’instar de l’UE, la Confédération prévoit des «critères d’exclusion», considérant certains dangers comme trop graves pour être encourus, quel que soit le degré d’exposition. Les substances classées cancérigènes, mutagènes, toxiques pour la reproduction ou perturbateurs endocriniens conformément au règlement de l’UE sont par conséquent interdites sur le sol helvétique. Notre recherche montre toutefois que 68 pesticides figurant sur la liste de PAN sont encore autorisés en Suisse, dont 39 qui tombent, en principe, sous le coup des critères d’exclusion.

Fleuron de l’économie helvétique, quel rôle joue Syngenta dans le commerce des pesticides extrêmement dangereux ? Où vend-elle ces produits? L’enquête de Public Eye met en lumière une réalité à mille lieues des belles promesses du géant bâlois en matière de durabilité.