Pesticides extrêmement dangereux Pesticides dans les denrées alimentaires: l’import-export toxique des pays européens

Une nouvelle analyse de Public Eye le prouve: plus de 30% des denrées alimentaires importées de pays hors de l’Union européenne qui ont été testées contiennent des résidus de pesticides dont l’utilisation est interdite en Suisse. Notre enquête illustre la longue liste de poisons auxquels sont exposés les agriculteurs et agricultrices, les populations et l’environnement dans les pays tiers. Bien que les résidus de pesticides interdits dans les aliments ne soient pas autorisés, la Confédération accorde encore de nombreuses dérogations. La Suisse doit enfin combler ces lacunes législatives.

Des résidus de 57 pesticides interdits dans les champs suisses ont été détectés en 2021 dans des aliments importés en Suisse de pays hors de l’Union européenne (UE). C’est ce que révèle notre enquête, basée sur des données de l’Office fédéral de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires (OSAV) qui n’ont pas encore été publiées. Il s’agit des résultats d’analyses réalisées en 2021 par les autorités cantonales «sur la base de suspicions ou selon les risques» et communiquées à l’OSAV. Près de la moitié des 1419 échantillons contrôlés provenaient de pays de l’UE et ne présentaient presque aucun résidu de pesticides interdits en Suisse. En revanche, dans plus d’un tiers (35%) des 737 denrées alimentaires provenant de pays hors de l’UE, des résidus de pesticides interdits ont été détectés.

Ces substances sont interdites dans toute l’Europe, mais elles continuent d’être utilisées dans de nombreux pays du Sud, où les réglementations sont plus faibles. Ironie de l’histoire: elles sont souvent commercialisées par des entreprises dont le siège est en Suisse ou dans l’UE, voire exportées depuis le sol européen.

Bien qu’ils soient interdits dans nos champs, ces poisons finissent dans nos assiettes via les fruits exotiques, les épices, les légumes et autres denrées alimentaires importées en Suisse.

La législation helvétique proscrit pourtant ces résidus de pesticides interdits. En Suisse comme dans l’UE, la limite maximale a en effet été fixée au seuil de quantification, soit 0,01 mg/kg. Il est toutefois possible d’obtenir une dérogation pour des valeurs nettement plus élevées, appelées «tolérances d’importation». Selon le Conseil fédéral, des demandes peuvent être déposées pour des substances interdites tant que «la consommation des denrées alimentaires traitées avec [le] produit ne présente aucun risque pour la santé». L’environnement et la santé des agriculteurs et agricultrices dans les pays tiers, qui sont directement exposé∙e∙s à ces substances extrêmement dangereuses, ne sont en revanche pas prise en compte.

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43% des fruits exotiques analysés en Suisse contenaient des résidus de pesticides interdits.

En 2021, des résidus de pesticides ont le plus souvent été détectés dans les épices, les herbes aromatiques ainsi que différents fruits et légumes provenant de pays comme la Thaïlande, l’Inde, la Turquie, la Chine et le Brésil. Parmi les pesticides les plus fréquemment détectés (voir tableau), on trouve le carbendazime, un fongicide qui peut provoquer des mutations génétiques, des problèmes de fertilité, ou nuire au fœtus chez la femme enceinte. Autre poison: le chlorpyrifos, un insecticide interdit en 2020 qui peut endommager et affecter le développement du cerveau des enfants. Dans le «top 12» figurent aussi les insecticides néonicotinoïdes dits «tueurs d’abeille» - l’imidaclopride, le thiaméthoxame et la clothiadinine. Plus de la moitié (56%) des échantillons contrôlés contenaient des résidus de plusieurs pesticides interdits. Un échantillon d’épices venues de Thaïlande présentait même des résidus de 18 substances différentes.

Des lacunes législatives inacceptables

En 2017, un cinquième des produits importés depuis des pays hors-UE contenaient des résidus de pesticides interdits, comme nous l’avions constaté il y a trois ans.  

Depuis, le pourcentage de denrées alimentaires dans lesquelles de tels résidus ont été détectés a beaucoup augmenté, principalement parce que de nombreux pesticides extrêmement dangereux ont été retirés du marché suisse depuis 2018. Parmi eux, les néonicotinoïdes, le chlorpyrifos, ou encore le chlorothalonil, cancérogène présumé et dont les produits de dégradation s’accumulent dans les nappes phréatiques.

La présence de substances interdites dans les denrées alimentaires importées est jugée inacceptable par le Conseil national. À l’été 2022, une motion de Christine Badertscher (Les Vert·e·s) a été acceptée à une large majorité. Elle demande une tolérance zéro pour tous les types de résidus de pesticides interdits pour protéger la santé humaine ou l’environnement.

Ça bouge aussi du côté de l’UE. La Commission européenne a reconnu les lacunes de la législation et s’est engagée à tenir compte non plus seulement des consommateurs et consommatrices, mais aussi d’autres questions importantes, comme «les considérations environnementales» au moment de déterminer les seuils limites pour les résidus de pesticides. Une première étape a été franchie en février 2023, avec l’application d’une tolérance zéro pour les résidus de deux néonicotinoïdes toxiques pour les abeilles dans les denrées alimentaires importées, afin de «lutter contre le déclin des pollinisateurs dans le monde entier» qui représente une «grave menace» pour la biodiversité et la sécurité alimentaire.

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Dans les pays du Sud, des vêtements de protection adéquats sont rarement disponibles pour le travail agricole.

Les insecticides néonicotinoïdes peuvent avoir des conséquences particulièrement désastreuses dans les pays tropicaux et subtropicaux où la biodiversité est très riche. D’autres substances hautement toxiques mettent aussi en danger la santé des nombreuses personnes qui travaillent dans l’agriculture dans ces pays. Selon une méta-analyse de 2020, citée par le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE), jusqu’à 385 millions de personnes dans le monde sont victimes chaque année d’une intoxication aux pesticides. La grande majorité d’entre elles réside dans des pays du Sud, où les contrôles sont rares et où les pesticides ne peuvent pas être utilisés dans des conditions sûres.

Pour la Fédération romande des consommateurs (FRC), «les denrées alimentaires produites à l’aide de substances interdites chez nous, qui mettent en danger la santé humaine ou l’environnement dans d’autres pays, n’ont rien à faire dans les rayons des commerces suisses». Pour une consommation plus durable, la Suisse doit cesser de tolérer ces résidus, estime l’association, en réaction aux résultats de l’enquête de Public Eye.

Dans une lettre adressée aux membres du Conseil des États à la mi-mai, de nombreuses organisations de producteurs et l'Union suisse des paysans ont également exprimé leur soutien à la motion de Christine Badertscher. La pratique actuelle crée une «concurrence inéquitable pour les exploitations agricoles suisses, qui se passent déjà de ces produits  phytosanitaires problématiques». Selon ces associations, la Suisse doit par conséquent se montrer plus responsable, au niveau politique, face à ces importations.

L’OSAV ne partage toutefois pas cet avis. Le «principal objectif de la législation sur les denrées alimentaires» est de «protéger la santé des consommateurs et consommatrices face à des denrées alimentaires qui ne sont pas sûres», nous écrit-il. Il n’y aurait selon lui «pas de base juridique pour prendre en considération la situation dans des pays tiers ou l’incidence des pesticides sur l’environnement». L’office fédéral affirme par ailleurs qu’il s’oriente sur l’UE pour «fixer les limites de teneur en résidus», y compris pour les développements les plus récents.

Un boomerang toxique

Selon les données de l’OSAV, les aliments dans lesquels des pesticides interdits ont été le plus fréquemment trouvés venaient de Thaïlande, d’Inde, de Turquie, du Brésil ou encore d’Équateur (voir graphique). Les cas d’empoisonnements aux pesticides sont fréquents dans ces pays, impliquant dans la plupart des cas des substances extrêmement dangereuses interdites dans nos champs.

Plus d'informations

  • Conséquences sanitaires en Inde, Thaïlande, Turquie, Brésil, Équateur et Colombie

    En Inde, près de 145 millions de personnes sont victimes chaque année d’au moins un empoisonnement aux pesticides, selon une estimation tirée de la méta-analyse précédemment citée. En 2021, les autorités indiennes ont enregistré près de 35000 décès liés à des empoisonnements aux pesticides. Les spécialistes estiment par ailleurs que les cas non recensés sont extrêmement nombreux. Certaines substances interdites chez nous, notamment des insecticides organophosphorés, comme le chlorpyrifos ou le profénofos, jouent souvent un rôle dans ces décès. Des résidus de ces deux insecticides ont souvent été détectés dans les épices et légumes en provenance d’Inde. Au total, plus de la moitié des échantillons (29 sur 57) en provenance d'Inde contrôlés contenaient des pesticides interdits.

    Des résidus ont également été détectés dans 37% (43 échantillons) des denrées alimentaires contrôlées en provenance de Thaïlande, notamment des herbes aromatiques ou divers légumes. Dans ce pays, des études indiquent un taux élevé de pesticides dans l’organisme de ceux et celles qui vivent et travaillent dans les régions agricoles du pays. Le gouvernement a d’ailleurs récemment décidé d’interdire -malgré les fortes pressions du lobby de l’agrochimie - deux pesticides extrêmement toxiques (le chlorpyrifos et le paraquat), et ne tolèrent plus aucun résidu de ces substances dans les aliments commercialisés dans le pays.

    Près de la moitié des échantillons venant de Turquie contiennent des substances interdites, tout comme les bananes et d’autres fruits exotiques en provenance du Brésil, d’Équateur et de Colombie. En Amérique latine, les personnes qui travaillent dans les plantations de fruits ou vivent à proximité sont particulièrement exposées à ces substances, avec des conséquences dramatiques pour leur santé, comme l’ont montré nos recherches dans des plantations de bananes en Équateur. La situation est similaire dans les zones rurales du Brésil, où de nombreuses études indiquent un lien entre l’exposition répétée à des pesticides toxiques et des problèmes de santé, avec des cas d’infertilité, de fausses-couches, de malformations, de cancers ou encore de problèmes neurologiques ou hormonaux.

Selon Larissa Bombardi, experte brésilienne en agriculture et ancienne professeure de géographie à l’Université de São Paulo, il est «indéfendable» que des pesticides considérés comme trop dangereux en Europe soient utilisés dans les plantations dont la production est destinée à être exportée vers le marché européen. Elle parle de «cercle vicieux du poison».

Car ces substances interdites sont par ailleurs souvent produites en Europe et exportées depuis le continent, avant de revenir dans les denrées alimentaires importées. Les fabricants de pesticides ont, par exemple, exporté plus de 13 000 tonnes d’insecticides néonicotinoïdes interdits depuis l’UE rien qu’en 2021, comme l’ont récemment révélé Public Eye et Unearthed, la cellule investigation de Greenpeace Royaume-Uni. Le plus gros exportateur est le groupe suisse Syngenta qui, à lui seul, a expédié depuis l’UE plus de 10 000 tonnes principalement à destination du Brésil. En 2022, les géants de l’agrochimie ont également notifié des exportations de plus de 380 tonnes de chlorpyrifos depuis le sol européen.

© Ramiro Aguilar Villamarín / Public Eye
En Équateur, les bananes sont massivement traitées aux pesticides avant et après la récolte. Les risques sont énormes pour la santé des travailleurs et travailleuses agricoles ainsi que les populations environnantes.

Il y a quelques années, Public Eye révélait que Syngenta exportait également des pesticides interdits depuis la Suisse, dont le profénofos, un insecticide aujourd’hui détecté dans les denrées alimentaires importées. En réponse, le Conseil fédéral a décidé, à l’automne 2020, de renforcer les conditions d’exportation pour les pesticides interdits dans notre pays, et d’interdire totalement l’exportation de cinq substances, dont le profénofos. Ces règles, en vigueur depuis 2021, sont toutefois lacunaires et ne s’appliquent pas à de nombreux pesticides récemment bannis en Suisse, comme le thiaméthoxame ou le chlorpyrifos. En mars, Albert Rösti, ministre de l’Environnement, déclarait au Conseil des États que la Suisse, «en principe»,  voudrait également «interdire l’exportation de ces substances», «si l'environnement ou la santé des personnes sont menacés ou s'il existe des risques pour l'environnement».

Il est grand temps que le Conseil fédéral agisse en conséquence, en interdisant l’exportation de tous les pesticides bannis dans l’agriculture helvétique pour des raisons liées à protection de la santé humaine ou de l’environnement, ainsi que l’importation de denrées alimentaires contenant des résidus de ces substances.

C’est également ce que souhaite la majorité de la Commission de la science, de l’éducation et de la culture du Conseil des États. Fin mars, elle a recommandé à la Chambre basse d’accepter la motion de Christine Badertscher lors de sa session d’été.